Quand Alice Diop nous entraîne "vers la tendresse" au masculin

La jeune cinéaste Alice Diop aime poser son regard sur les zones en lisière. Son film "Vers la tendresse", César 2017 du Court métrage, explore l'intimité amoureuse de quatre jeunes hommes des contours de Paris. Il avait été notre coup de coeur lors du 38ème Festival international de films de femmes de Créteil, en 2016.
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Vers la tendresse
Vers la tendresse - quatre jeunes gens à mots libres, enfermés dans leurs représentations sexuelles et amoureuses ou en passe d'en sortir
Alice Diop
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En recevant le César 2017 du meilleur court métrage (ex aequo avec Maïmouna Doucouré pour Maman(s)), Alice Diop a lancé : «  Je voudrais dédier ce César à d’autres jeunes garçons dont les voix portent peu, pas assez et pour certains même plus du tout  ». Ces "garçons" Théo Luhaka, Adama Traoré, Zyed et Bouna  et d'autres, au coeur d'une actualité de violences policières. Tandis que "Vers la tendresse" son film couronné le 25 février évoque un tout autre versant de tels garçons, dont on ne parle jamais - l'amour, la sexualité, la tendresse.

On ne peut s'empêcher de penser que seule une réalisatrice pouvait porter un regard aussi délicat sur un sujet aussi glissant. Nous avions vu son court-métrage voilà tout juste un an, en février 2016, alors qu'en France comme en Allemagne, les intellectuels s'étripaient autour d'un texte de l'écrivain Kamel Daoud autour des comportements sexuels des jeunes migrants venus du Maghreb.

"Au départ, je voulais faire un film de fiction sur l'amour en banlieue. Je ne savais pas que ces voix enregistrées deviendraient la matière première d'un autre film", confie la réalisatrice.
"Ces quatre rencontres ont été fabuleuses. La qualité de parole qui m'avait été donnée était fondamentale. Ces garçons étaient bouleversants" dit-elle encore.

Le film est une mise en scène de voix off
Alice Diop

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Au début, ce n'était pas un film. Seulement des conversations sonores enregistrées en vue d'un autre projet cinématographique, fictionnel. Alice Diop est allée à la rencontre de jeunes hommes, ceux qu'elle croise en bas de chez elle, pour les faire parler d'eux mêmes, de leur intimité, un dévoilement rare. Ils ont grandi dans le même quartier de Montreuil, banlieue Est de Paris, entre cités et gentrification de plus en plus "bobo" (bourgeois/bohème). Mais la géographie est leur seul point commun - leurs parcours dans les méandres du coeur sont aussi divers que leurs personnes.

On n'écoute pas assez les hommes sur ce sujet-là
Alice Diop

Elle se rend compte que ce sujet est le plus souvent abordé su point de vue féminin. Que ce qui est médiatisé ce sont les faits divers, les cas de violences faites aux femmes. Elle cherche à dépasser ce double discours externe et interne. Leurs récits sont aussi ceux de leurs peurs.
 

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La difficulté d'être homme

Le premier est si coincé qu'il en vient à dire, lui qui est né en France, que "l'amour ce n'est pas pour les Africains", en une identification à ceux qui restent enfermés dehors. Il décrit une sexualité abîmée par la pornographie et le poids du collectif. Le deuxième sent bien, entre désespérance et espoir, qu'il suffirait de presque rien pour que d'autres mondes s'ouvrent à lui. Le troisième a fait son "outing" et raconte ce corps engoncé dans une masculinité qu'il ne reconnaissait pas, les faux-semblants et la difficulté à vivre au grand jour une homosexualité affirmée. Le dernier a apprivoisé les codes de la tendresse, de l'attention aux désirs de sa compagne et de l'échange avec l'autre.

Dans l'extrait proposé ci-dessous, Patrick l'un des protagonistes revient sur son douloureux parcours de jeune homme attiré par d'autres hommes...
 
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En réécoutant ces confidences, Alice Diop a su qu'elle tenait un film, et que l'absence d'images donnerait de la force au propos. Elle a donc construit un documentaire de 40', porté par les voix, paroles posées sur d'autres corps que ceux d'où elles sortent, tandis que deux des interviewés acceptaient de se prêter au regard de la caméra. Ces voix la fascinent dans ce qu'elles ont d'intime, dans leur opposition par leur singularité au groupe.
 
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Le rôle du documentariste est d'aller au delà des discours globalisants. Ce qu'elle cherche c'est le singulier, et la complexité de ces singularités, ce que ces voix uniques disent chacune.

Pour moi, l'homme de banlieue n'existe pas plus que l'homme arabe ou l'homme africain
Alice Diop

Le résultat est une quintessence de délicatesse sonore et filmée, qui balaye tous les préjugés et qui donne envie de tout réécouter à peine le visionnage achevé.
 

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Ce qui motive cette jeune réalisatrice, c'est d'aller vers des voix qu'on n'entend pas, vers ceux qui restent invisibles dans l'espace commun, ne pas se laisser prendre par des représentations collectives.

Dans le travail qu'elle a mené avec les migrants, elle a traqué les douleurs et avec "Vers la tendresse" elle a cherché ce qu'était être un homme, la difficulté à aimer, autant de quêtes universelles. Dans les deux cas, sa formation de sociologue l'aide, puis elle cherche à la dépasser.
 
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Enfermements

Alice Diop a lu Michel Foucault, et  trouve ses références dans les tabous des sociétés : la difficulté à être et devenir un homme dans un monde ultra sexualisé, marqué par des images publicitaires où l'amour est réduit à un produit de consommation ; ou encore l'errance planétaire de ces dizaines de millions de migrants, réfugiés des guerres et de la misère, corps et esprits maltraités par l'exode. La jeune réalisatrice est également en compétition du Cinéma du réel à Paris avec "La permanence", un autre documentaire (de 96' celui-là) où Alice Diop suit le quotidien du Docteur Geeraert, médecin/psychiatre, dans sa consultation réservée aux migrants sans-papiers. Il examine les blessures physiques et psychiques de patients qui, de mois en mois, luttent pour se construire une vie ici. Un autre sujet en lisière de notre monde...

Une cinéaste est née.
 
La permanence Alice Diop
Image extraire de "La Permanence", d'Alice Diop