Fil d'Ariane
Kéren et Mariana discutent avec une "patiente" de sa santé. Selon un rapport du Haut conseil à l'égalité entre femmes et hommes (HCEfh) sur l'accès aux soins des femmes en situation de précarité, publié en juillet 2017, les femmes représentent 64% des personnes qui reportent des soins ou y renoncent.
Plusieurs fois par semaine, en région parisienne, ces bénévoles se rendent dans les hôtels sociaux, les bidonvilles et en rues pour leur proposer une aide médicale et psychologique.
La nuit est tombée sur Trappes. Cette ville de Seine-Saint-Denis que les journalistes Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin décrivent telle « une enclave pauvre au milieu de villes riches » dans leur livre « La communauté », paru en février 2018. L’atmosphère est glaciale. Demain matin, le présentateur météo annoncera sur France Info qu’ « avec des températures descendues en dessous des -10°C », la nuit du 27 février aura été « la plus froide de l’hiver ». Pour l’heure, le camion de l’ADSF se gare devant l’hôtel social indiqué en amont par le Samu Social. Trois bénévoles en descendent : Kéren Moreira de Alcantara et Mariana Anjos, deux psychologues, et Géraldine Vernerey, chargée de communication de l’association.
Kéren Moreira de Alcantara, Mariana Anjos et Géraldine Vernerey sont bénévoles au sein de l’ADSF. Fondée par le gynécologue Dr Bernard Guillon, l’association compte une centaine de membres, tous engagés pour la santé des femmes en situation de précarité.
« Pour chaque maraude, nous essayons de mettre en place un trinôme, explique Géraldine, étudiante en master Santé, populations et politiques sociales le jour. L’idée, c’est d’avoir un professionnel plutôt référence santé : une sage-femme, un gynécologue, une infirmière ou une psychologue. Un autre professionnel plus orienté social. Et un troisième qui n’a pas un profil particulier, mais qui peut avoir un rôle de médiation, discuter avec les gens et faire du repérage. » Une fois enfilé leur gilet jaune, « ADSF » inscrit au dos, les trois jeunes femmes se dirigent vers l’entrée de l’hôtel.
A l’accueil, le directeur de l’établissement connaît bien les bénévoles de l’ADSF. Ces derniers se relaient plusieurs fois par semaine pour assurer un suivi aux femmes des familles qu’il loge. « Toutes les informations que nous récolterons ce soir auprès des résidentes seront consignées dans un classeur. Chaque femme a sa fiche de suivi : nous y notons son nom, son âge, sa situation sociale ainsi que ses derniers et prochains rendez-vous médicaux. On cible également des besoins de santé, par exemple « Revenir avec une sage-femme », détaille Géraldine, avant d’ajouter : « Le classeur nous permet aussi de savoir qui n’a pas été vu lors de la précédente maraude, les personnes à voir en priorité, et celles à qui nous devons donner quelque chose. »
Les trois bénévoles font le point sur leur première visite. Pour elles, il ne s’agit pas de donner de leur temps. « Comme si l’autre n’avait rien à offrir. Au contraire, ces rencontres sont enrichissantes, confie Kéren. Le vécu de ces femmes me parle. Car je suis moi aussi étrangère. Au Brésil, je travaillais dans le champ social. Et pour moi, c’est important de connaître les questions de précarité qui touchent aussi la France. »
Les trois jeunes femmes empruntent l’escalier en colimaçon qui mène aux étages. « On peut commencer par la chambre 24* », propose Kéren à ses collègues. Une fois arrivée devant la porte, Mariana frappe trois petits coups. Pas de réponse. De l’intérieur résonne une voix féminine s’exprimant en arabe. Mariana toque de nouveau. La porte s’ouvre. Dans l’entrebâillement se dévoile une femme en jogging gris, les cheveux relevés en chignon et le regard interrogatif. « Bonjour, nous sommes bénévoles à l’ADSF et nous voulions savoir si vous aviez besoin de quelque chose. » « J’ai vu vos collègues, il n’y a pas longtemps. Tout va bien. Mais entrez ! », les invite-t-elle chaleureusement.
« Désolée, il y a un peu de bazar. Asseyez-vous là », s’excuse-t-elle, en tirant sur la couette d’un lit déplié. A côté d’un lit pour bébé, il occupe la moitié de l’espace dans cette petite chambre d’à peine 9 mètres carrés qui fait également office de salon et de cuisine. « On vit ici à trois avec ma fille de 4 ans et mon mari. Mes deux plus grands enfants, de 9 et 14 ans, ont une autre chambre plus loin dans le couloir », indique-t-elle aux bénévoles. Sonia* a 39 ans, elle vient d’Algérie et réside dans l’hôtel depuis 2014. Pour gagner un peu d’argent, elle fait des heures de ménage « payées au black ». « Un travail illégal, reconnaît-elle. Mais on va pas aller voler quand même. J’aimerais avoir un vrai emploi, mais je ne peux pas car je n’ai pas de papiers. » En novembre 2018, elle sera enfin régularisée après « cinq ans de présence sur le sol français et trois ans de scolarisation des enfants ».
Ma fille vient d’avoir ses règles. Et maintenant que vous le dîtes, les serviettes ça m’intéresse. J’ai du mal à en acheter, ça coûte tellement cher.
Sonia
Sonia* n’a pas de mal à se livrer et dire que « pour s’occuper de sa famille », elle fait de son mieux. « Et vous ? Est-ce que vous avez du temps pour prendre soin de vous ? », lui demande Mariana. « Vous savez, entre le travail, les courses, les enfants, etc. J’ai pas le temps de souffler ! Mais on s’en sort. Le moral, on essaye de le garder. Et puis, on n’est pas à plaindre. D’autres personnes sont dans une situation pire que nous », relativise-t-elle. « Et votre santé physique ? », relance la psychologue. « Ça va. On a l’aide médicale de l’Etat. Je fais des frottis régulièrement. J’ai demandé la dernière fois à une de vos collègues sage-femme de faire un bilan, confie Sonia*. C’est pas comme quand j’étais enceinte de ma dernière. C’était très difficile. J’ai changé seize fois d’hôtel social en un an. Dès que je déménageais, ma santé s’aggravait et l’ambulance venait me chercher. Maintenant, je fais attention à moi. »
« Est-ce qu’il vous faut quelque chose en particulier ? », questionne Géraldine. « Non, je ne crois pas », répond Sonia. « En tout cas, sachez que chaque premier samedi du mois, l’ADSF organise une distribution de vêtements, de jouets pour enfants et de kits hygiéniques dans nos locaux à Paris. Nous proposons aussi un atelier manucure », poursuit la bénévole. « Ma fille vient d’avoir ses règles. Et maintenant que vous le dîtes, les serviettes ça m’intéresse. J’ai du mal à en acheter, ça coûte tellement cher. »
En se rendant à de leur domicile, on leur facilite la vie. On enlève les freins géographiques, organisationnels, administratifs et financiers
Marion Mottier, sage-femme bénévole
Les trois bénévoles poursuivent leur maraude. Les deux chambres suivantes sont vides. Dans le couloir émane une odeur prononcée de Tiep bou dienn, un plat typiquement africain. Il est 21h et la plupart des résidents sont en bas, en train de faire réchauffer leur dîner dans le micro-onde commun. « On peut aller au premier étage en attendant, propose Kéren. On a une chambre à voir. » C’est un jeune couple originaire de Somalie qui leur ouvre. Assis sur un matelas posé à même le sol, l’homme porte dans ses bras un bébé de deux mois. Comme il parle un peu anglais, c’est lui qui fait la traduction pour sa femme. Il explique aux membres de l’ADSF que depuis son accouchement, elle a des saignements. « Vous avez une CMU ? », lui demande Mariana. Il acquiesce. « Vous savez que vous avez le droit d’aller à l’hôpital grâce à ça. » Sur sa fiche de suivi, Kéren note « Revenir avec une gynécologue ».
La particularité de l’ADSF est de proposer lors des maraudes des consultations gynécologiques à bord de son camion. A l’intérieur, se trouve du nécessaire médical et un fauteuil d’examen. « Les femmes acceptent facilement d’y aller, constate Marion Mottier, sage-femme bénévole au sein de l’association. Pour l’examen gynécologique, elles sont très demandeuses car elles en ont rarement l’occasion. Et puis, en se rendant proche de leur domicile, on leur facilite la vie. On enlève les freins géographiques, organisationnels, administratifs et financiers. » Une fois réalisé l’examen, la sage-femme note ensuite toutes les informations relevées sur un courrier. « Certaines ne parlent ni ne comprennent le français. Grâce à ce document, le médecin qu’elles verront la prochaine fois, à l’hôpital ou ailleurs, aura déjà des éléments sur leur santé. »
Kéren, Mariana et Géraldine passent ensuite à l’une des dernières chambres. Bintou* a presque leur âge, 28 ans, et déjà trois enfants dont un resté en Afrique. Dans le lit, son mari dort. Mais l’arrivée des trois femmes provoque son départ. Comme Sonia*, cette jeune femme au regard fatigué répond aisément aux questions des deux psychologues. Son petit dernier lui donne du fil à retordre, ses journées sont monotones, et sa seule amie est une femme rencontrée aux Restos du Coeur. Quant à ses problèmes de santé, elle ne sait « pas par où commencer ». Depuis qu’elle a eu une césarienne, son corps « lui fait mal ». Le 1er mars, elle a rendez-vous avec un gynécologue. Elle l’a noté quelque part dans son téléphone. Kéren l’écrit sur sa fiche puis referme le classeur. La visite touche à sa fin. Les trois bénévoles sortent de la chambre. Sur le pas de la porte, Bintou* leur sourit : « Ça m’a fait plaisir. Revenez quand vous voulez ! »
Intérieur du camion de "maraude" où on voit la chaise d’examen. En 2014, l’ADSF a fait l’acquisition d’un nouveau camion aménagé. Il permet de proposer aux femmes rencontrées lors des maraudes des consultations (frottis) pour prévenir, entre autres pathologies, le cancer du col de l’utérus.
Depuis début janvier, l’ADSF se rend également auprès de jeunes femmes prostituées. Un projet mis en place en collaboration avec l’association Aux captifs, la libération qui accompagne les personnes de la rue. « Une fois par mois, en binôme sage-femme/gynéco, on effectue une maraude au Bois de Vincennes auprès des prostituées, raconte Marion Mottier, dédiée à ce projet. Elles sont très demandeuses des consultations que nous proposons dans le camion. Elles veulent s’assurer que tout va bien. »
L’interrogatoire médical auquel elles doivent répondre est aussi le moyen de récolter des informations pour les travailleurs sociaux. « A partir de cet entretien, nous pourrons plus facilement les informer sur leurs droits, met en avant Marion. L’idée étant de voir si la santé pourrait être un levier pour tisser du lien avec ces femmes et leur proposer une orientation. En fonction des résultats, le projet sera plus ou moins pérennisé. »
Les femmes restent souvent les premières victimes de la précarité économique, de la violence des parcours migratoires
Nadège Passereau, déléguée générale de l’ADSF
Les bénévoles de l’ADSF agissent aussi auprès des femmes roms en bidonvilles. Un rapport de la Commission européenne a démontré que la santé de cette population était bien plus précaire que la moyenne des Européens. En Europe, on estime que 9 femmes roms sur 10 ne sont pas suivies pendant leur grossesse. Enfin, l’association intervient auprès des femmes sans domicile fixe dont le nombre a augmenté de près de 70% en dix ans, à Paris. D’après l’Insee, elles représentaient en 2016, 40% des sans-abri.
Nadège Passereau, déléguée générale de l’ADSF, avoue ne pas « avoir suffisamment de recul pour expliquer les raisons de cette augmentation ». Elle rappelle toutefois que les femmes restent souvent « les premières victimes de la précarité économique, de la violence des parcours migratoires, … ». « Dans la rue, les femmes sont aussi plus difficiles à trouver, souligne cette ancienne administratrice terrain de Médecins sans Frontières. Elles adoptent des stratégies pour se rendre invisibles et se protéger. Et si on a l’impression de moins les voir, c’est plutôt nous qui n’avons pas suffisamment regardé. »
* les prénoms et le numéro des chambres ont été modifiés.
A retrouver sur le même sujet dans Terriennes :
> En France, la pauvreté prend le visage d'une femme, mère isolée ou retraitée
> Belgique : plus de pauvreté chez les femmes, moins chez les hommes