
Fil d'Ariane
Georges Clemenceau et les femmes... Le "Père de la victoire" de 1918 aimait les conquérir en nombre. Il menait ses affaires de coeur avec audace et discrétion. S'il existe peu de lettres de ses amours, c'est parce qu'il demandait à ses bonnes amies, souvent des femmes mariées, de brûler les correspondances.
L'homme cultivait le secret.
Durant la première partie de sa vie, Clemenceau est avant tout un homme de son époque : misogyne et définitif.
En 1869, il commence un essai sur les femmes.
On peut lire :"Dans les espèces inférieures des règnes végétal et animal la femelle paraît jouer un rôle prépondérant : le mâle paraît se relever et l'emporter dans les espèces supérieurs des deux règnes". Pour lui, la femme est "un homme malade" et en 1894, il publie même un article sur "le droit des femmes". Il écrit dans La Justice : "Je ne conteste pas que la véritable place de la femme soit au foyer domestique".
Une position, intransigeante, qui lui vaut cette réponse de Madeleine Pelletier, féministe ardente : "l’assujettissement de toute une moitié de l’humanité lui est indifférent ; il ne voit que l’éventualité immédiate, le péril clérical. Et, pour le conjurer, ce péril, il désire que le vote des femmes arrive le plus tard possible. (...) M. Clemenceau semble cependant ne pas désapprouver le vote des femmes…en Angleterre. L’Angleterre, dit-il est un pays protestant ; les femmes n’y sont pas inféodées à l’Eglise, mais en France, ce n’est pas la même chose."
On pourrait penser que Clemenceau est une espèce de butor-buldozer, un réactionnaire endiablé .
La réalité est plus complexe.
Il n’y a pas de vieux messieurs, il n’y a que des femmes maladroitesGeorges Clemenceau
Clemenceau est aussi ce fils de médecin républicain, médecin lui-même, maire de Montmartre qui est ému en octobre 1870 par l'implacable détermination de Louise Michel, cette institutrice qui se dépense sans compter pour éduquer des enfants d'ouvrier, parfois handicapés, et dont personne ne veut.
Il est admiratif de cette femme exaltée qui leur fait la lecture et qui doit gérer pas moins de deux cent fillettes âgées de 3 à 12 ans, cette femme-frondeuse qui réclame l'égalité des salaires à une époque où une femme qui travaille perçoit moitié moins qu'un homme... quand ce n'est pas le quart de son salaire.
Sa vie durant, il restera gravée dans sa mémoire l'image de ces élèves "piaillant, criant, se pendant à sa vieille robe trouée, l'adorant étant adorés... (...) Cela tenait un peu de l'Ecole du roi Pétaud. On y enseignait à tort et à travers des méthodes inconnues mais en somme, on y enseignait".
En 1871, Louise Michel, figure active de la Commune de Paris est déportée en Nouvelle-Calédonie. Durant sa déportation, Clemenceau continue de lui écrire et lui adresse des mandats.
Il est aussi celui qui est capable d'écouter sans broncher les remarques acerbes de la journaliste féministe et libertaire Séverine, (de son vrai nom Caroline Rémy), journaliste socialiste et amie de l'écrivain Jules Vallès (autre communard) sur le scandale des enfants au travail.
L'homme, qui revendique une libre sexualité, a une vie sentimentale agîtée. "En fait, Clemenceau adulte est un homme double : conservateur à la maison et révolutionnaire à l'extérieur" note Sylvie Brodziak, Maîtresse de conférences à l’Université de Cergy-Pontoise et spécialiste hors pair de Clemenceau. Un bourgeois de son temps, décidément.
Le 25 juillet 1865, suite à un dépit amoureux avec Hortense Kestner, la belle-sœur de son ami Auguste Scheurer-Kestner, l'un de ses plus fidèle soutiens en politique, mais surtout fuyant les foudres et la répression de Napoléon III il s’embarque pour les États-Unis où il trouve, dans le Connecticut, un poste d’enseignant dans une école pour jeunes filles. Le féroce anticlérical s'éprend d'une de ses élèves, Mary Plummer.
Elle a dix-sept ans. Elle est ravissante. Cette orpheline d'un dentiste de Bristol est élevée par son oncle maternel, Horace Taylor, un riche négociant. Clemenceau veut l'épouser mais sans passer par l'église. "Il faut choisir entre Dieu et moi ! " lui assène-t-il. Le lendemain, il recoit une dépêche de Mary : " Préfère vous... ".
Ils se marient en juin 1869 à New York et le couple revient en France l'année suivante.
Trois enfants vont naître de cette union : Madeleine (née en 1870), Thérèse (née en 1872) et Michel (né en 1873).
Clemenceau est un homme du monde épatant !
Les frères Goncourt
Clemenceau, pour autant, ne mène pas une vie d'époux exemplaire et, pas davantage, il ne devient un papa-gâteau.
Quand il ne ferraille pas à l'Assemblée national, écrit un article ou ne dispute un duel au "champ d'honneur", il court les salons et multiplie ses conquêtes : actrices, cantatrices, femmes du monde, danseuses. Les frères Goncourt notent à son sujet : "Clemenceau est un homme du monde épatant !"
Sa préférence, on l'a vu, va aux femmes mariées. Malgré la discrétion dont il entoure ses bonnes fortunes, le tout-Paris chuchote ses audaces. N'a-t-il pas fait livrer des oeufs de ses poules à la jeune poétesse d'origine roumaine Anna de Noailles accompagnés du mot suivant ? :
"De bons oeufs à la coque,
Voici belle coquette.
Etant un très bon coq,
puis-je être la mouillette ? "
Clemenceau, le "tombeur des ministères", bientôt le "premier flic de France" jouit et abuse de son prestige d'homme politique. Pas toujours avec finesse.
Eclaboussé par Cornélius Herz, un affairiste compromis dans le scandale de Panama (un système de corruption massive qui ruina de petits épargnants à la fin du 19ème siècle) et qui finance son journal La Justice, Clemenceau perd les élections législatives de 1893 dans le Var. A l'un de ses électeurs, un berger, qui s'étonne qu'un homme comme lui ait pu toucher de l'argent anglais, Clemenceau, en guise de réponse, ouvre sa braguette et lui dit : " C'est à cause de ce bijou-là. La reine d'Angleterre en est folle. Je n'y peux rien...".
Dans son ouvrage, La Mêlée sociale, recueil d'articles indignés paru en 1907, il écrit à propos des femmes : "Seulement lois, réglements, police, tout protège l'homme. Lois règlements, police, tout écrase la femme". Il va bientôt en faire la démonstration.
Et c'est Mary, sa femme, qui en sera la victime.
Mary Clemencau, "devenue exclusive et jalouse" selon son mari, se plaint de ses trop nombreuses absences. L'épouse délaissée noue une idylle avec le jeune secrétaire précepteur des enfants.
Clémenceau l'apprend. Il la fait suivre et fait constater un flagrant délit d'adultère par un commissaire de police. Il exige que la loi soit appliquée. Le délit d'adultère est passible de 15 jours de prison. Mary se retrouve en prison parmi les voleuses et les prostituées.
Mais sa disgrace ne s'arrête pas là.
A sa sortie, il demande le divorce et l'obtient aux torts de sa femme, qui n'aura rien et surtout pas la garde des trois enfants.
Ayant divorcé, la voici redevenue américaine. Clemenceau exige qu'elle soit expulsée de France comme étrangère condamnée pour délit de droit commun.
Avec sa belle-soeur américaine, ses malles et ses affaires, la voici escortée par des gendarmes à Boulogne-sur-mer. Les deux femmes embarquent sur un vapeur avec un billet de troisième classe. Direction Boston, aux Etats-Unis.
Clemenceau est-il satisfait ? Non. Sa haine pour Mary va trouver un épilogue particulièrement atroce.
Il réunit ses trois enfants et brûle devant eux toutes les photographies et lettres de son ex- femme. Ainsi, ils n'auront pas le moindre souvenir de leur mère. Et, comme il reste un buste en marbre de la jeune femme sur la cheminée, il se saisit d'un marteau et brise rageusement l'objet. Toujours en présence de ses enfants.
A jamais, Mary restera "La traîtresse" pour Clemenceau. La malheureuse ne se remettra jamais vraiment de sa disgrâce. Elle revient en France en 1900 et s'installe dans un petit appartement parisien situé au 208 rue de la Convention. Elle mourra dans une solitude terrible le 13 septembre 1922. Clemenceau écrira laconiquement à son frère Albert : "Ton ex-belle-sœur a fini de souffrir. Aucun de ses enfants n'était là. Un rideau à tirer. "
Le Tigre a dévoré sa femme.