Quand la justice européenne doit réaffirmer le droit des femmes de plus de 50 ans à une sexualité épanouie

En cet été 2017, un arrêt de la Cour européenne des droits humains rappelle à la justice portugaise que les femmes ont droit à une sexualité satisfaisante, même au delà de 50 ans. 
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Lorsqu'elle entend ou lit ces phrases, Maria Ivone Carvalho Pinto de Sousa Morais a presque 70 ans, et derrière elle, plus de vingt ans de souffrances multiples. Le 9 octobre 2014, cette ancienne femme de ménage peut à peine s'assoir, affronte une sévère dépression jusqu'aux idées suicidaires, et a dû renoncer à faire l'amour avec son conjoint.

A l’époque de l’opération, la plaignante avait déjà 50 ans, elle avait déjà été mère deux fois, et à cet âge le sexe n’est plus aussi important
Cour suprême administrative du Portugal - 2014

Voici donc ce que lui assènent les magistrats expérimentés de la Cour suprême administrative du Portugal, composée d'hommes, cela n'étonnera personne :  « Avec toute la considération pour les dommages causés à la plaignante, nous pensons que l’allocation allouée pour réparation est excessive. Il n’est en effet pas établi, que la plaignante a perdu ses capacités de mener à bien ses tâches domestiques, son activité professionnelle étant une chose, tandis que son travail à la maison en est une autre, et si l’on tient compte de l’âge de ses enfants, elle ne doit s’occuper probablement que de son mari, ce qui exclut la nécessité d’une aide ménagère à plein temps. (…/…) Par ailleurs, on ne doit pas oublier qu’à l’époque de l’opération, la plaignante avait déjà 50 ans, qu’elle avait été mère deux fois, et qu’à cet âge, non seulement le sexe n’est plus aussi important que dans les années plus jeunes, mais qu’en plus son intérêt diminue avec l’âge. »

Une litanie de clichés sexistes

En quelques lignes tous les clichés sexistes sont rassemblés : le travail domestique des femmes, leur activité professionnelle méprisée, leur sexualité contrôlée, réduite à la reproduction. Cela ne se passe pas dans une contrée lointaine, mais au sein de l'Union européenne, qui se pose comme modèle de l'égalité entre les sexes. 

La justice européenne, supra nationale, vient heureusement de condamner ces juges si machistes. Et pourtant, aussi incroyable que cela paraisse, ce n'était pas gagné, deux juges de la CEDH (deux hommes encore) ayant affirmé leur solidarité avec leurs collègues portugais.

Loin de la torpeur estivale, la Cour européenne des droits humains, sise à Strasbourg (France) poursuivait donc, fin juillet 2017, son important travail de jurisprudence. Et le 25 de ce mois, tandis que nombre d'Européens savouraient leurs vacances, elle rendait un arrêt vigoureux contre la justice portugaise, relevant de sa thématique "Egalité entre les hommees et les femmes".  La Cour administrative suprême du Portugal était condamnée pour avoir refusé des réparations financières à une patiente, après une opération gynécologique. L'infortunée Maria Ivone Carvalho Pinto de Sousa Morais s'était réveillée de la table chirurgicale avec une sexualité anéantie et de graves handicaps physiques. 

Le parcours de la combattante

1993, 1995, 2000, 2013, 2014, 2017, une litanie de dates et d'obstacles, 24 ans de combat pour faire reconnaître cela : qu'à 50 ans la vie d'une femme n'est pas finie et qu'on peut même encore l'avenir devant soi - des désirs, des amours, des aventures, des passions, des défis professionnels ou sportifs, des voyages, etc, etc, etc. 

D'elle, on ne sait rien ou presque. Elle est un nom - Maria Ivone Carvalho Pinto de Sousa Morais, une date de naissance - 1945, une localité - Bobadela, en amont de Lisbonne dans l'estuaire du Tage, et au détour d'une phrase on comprend qu'elle travaillait comme femme de ménage. Et cette citoyenne discrète, aujourd'hui âgée de plus de 72 ans, incarne désormais un tournant non seulement dans la jurisprudence européenne en matière de discriminations, mais aussi, on l'espère, dans le regard que l'on porte sur les femmes qui passent la cinquantaine, au delà de ce que beaucoup voient comme une date de péremption... 

Cette native du Portugal avait donc 48 ans lorsqu'on lui a diagnostiqué une Bartholinite, "pathologie kystique infectieuse la plus fréquente de la région vulvaire", selon la défnition qu'en donne l'encyclopédie en ligne Wikipedia. Une de ces saletés vaginales microbiennes que les femmes ont à affronter au long de leur existence. Soignée à l'hôpital central de Lisbonne, la capitale, les traitements, drainages et autres analgésiques ne viennent malheureusement pas à bout de ses souffrances, et les médecins lui proposent alors de procéder à l'ablation des glandes de Bartholin, causes de tant de malheur. 

Las... L'opération est un échec et peu de temps après, sa condition de femme se détériore encore : douleur intense, perte de sensation dans le vagin, incontinence, difficultés à s'assoir ou marcher, et sexualité impossible. Nouveau diagnostic dans une clinique privé, nouvelle épreuve : les chirurgiens ont endommagé définitivement le nerf pudendal (autrefois surnommé très officiellement nerf honteux, sic), et il n'y a plus de retour en arrière possible. 

Maria Ivone Carvalho Pinto de Sousa Morais demande alors réparation en l'an 2000 à la Cour administrative de Lisbonne. Laquelle lui donne raison 13 ans plus tard. Avant d'être désavouée par la Cour suprême l'année suivante.

Recadrage européen sans ambiguïté  

Plus de 24 ans après les faits, les magistrats européens ont donc tancé sévèrement leurs collègues portugais et ont cassé leur jugement en raison d'une discrimination sexuelle flagrante. En une infinité d'arguments de fond et de forme, ils aboutissent à une conclusion sèche : "la Cour suprême administrative a rendu une décision incompatible avec les critères européens de droit, en particulier au regard de le Convention des Nations Unies pour l'élimination de toutes les formes de discrimination contre les femmes (1970), ratifiée par le Portugal en 1980". Les réparations sont allouées.

Ganna Yudkivska et Iulia Motoc
Ganna Yudkivska et Iulia Motoc, les deux audacieuses juges de la Cour européenne des droits humains qui ont fait bouger les lignes, repoussant les clichés les plus éculés dans les limbes
(c) CEDH

Deux juges de la CEDH n'ont cependant pas partagé cet avis, sur les sept qui avaient à statuer (deux femmes, dont la présidente de la Chambre et cinq hommes), Georges Ravarani, le représentant du Luxembourg et Marko Bošnjak celui de la Slovénie. Ils ont affronté les deux femmes qui siégaient avec eux Iulia Motoc, avocate internationale de Roumanie, et la juge ukrainienne Ganna Yudkivska, en l'occurence leur Présidente. A la suite du jugement, on peut lire les arguments des Unes et des autres. Et c'est passionnant, édifiant.

Une intrusion humiliante et insolente dans la sphère la plus intime de la vie privée de la requérante
Ganna Yudkivska, juge à la Cour européenne des Droits humains

La présidente Ganna Yudkivska cite en préambule de ses réfléxions "La Sonate à Kreutzer", de Léon Tolstoï, petit roman plutôt à part dans l'oeuvre du prolifique écrivain russe du 19ème siècle : "L'absence de droits pour les femmes ne réside pas dans le fait qu'elles n'ont pas le droit de vote, ou celui de s'assoir où elles veulent, mais dans le fait que dans les relations affectives, elles ne sont pas l'égale de l'homme. (.../...) On donne aux femmes toutes sortes de droits identiques à ceux des hommes, mais on continue à les voir comme des objets, et à les fabriquer comme telles dans l'opinion publique."
En réalité dans ce récit, l'écrivain adhère à cette vision archaïque des femmes, sous-entendant qu'il existe une inégalité de fait, biologique et culturelle. Comme ses pairs, le romancier refuse une sexualité autonome aux femmes, liée au plaisir et au désir, apanage unique, selon l'auteur, des hommes. Une vision que la juge ukrainienne, aujourd'hui membre de la CEDH, dénonce : "Il est très tentant de croire que ces stéréotypes millénaires ont été emportés par l'eau qui coule sous les ponts. Malheureusement ce n'est pas le cas. Au 21ème siècle encore, ces préjugés archaïques pointent leur tête affreuse. Dans le cas que nous étudions aujourd'hui, il est clair que des idées d'un autre âge ont influencé une décision judiciaire et que cela, en soi, constitue une violation des droits de la requérante. (.../...) La Cour administrative suprême lui a asséné qu'elle avait atteint un âge et une situation familiale (deux enfants) "où le sexe n'est pas aussi important que dans les années plus jeunes". Ce passage est choquant pour un lecteur moderne. Cela constitue une intrusion humiliante et insolente dans la sphère la plus intime de la vie privée de la requérante. Le tribunal a réduit le montant de l'indemnité accordée pour ses blessures parce que : (1) elle avait déjà eu des enfants, de sorte que le sexe est maintenant moins important pour elle ; et (2) elle n'était probablement plus fertile, donc le sexe est moins important."

L'égalité entre les genres reste un but à atteindre, et s'attaquer aux racines profondes de l'inégalité sexuelle, les stéréotypes, est un levier important pour parvenir à ce but.
Iulia Motoc, juge à la CEDH

Sa collègue roumaine Iulia Motoc, cite pour sa part la philosophe allemande Cornelia Klinger : "Les effets dévastateurs de l'homme moderne pour transcender les contingences de la condition humaine par le contrôle et la domination de la nature (et les êtres humains identifiés symboliquement à la nature : le sauvage, l'enfant, les femmes) sont devenus trop évidents à la fin du siècle passé". Et la magistrate de conclure :" L'égalité entre les genres reste un but à atteindre, et s'attaquer aux racines profondes de l'inégalité sexuelle, les stéréotypes, est un levier important pour parvenir à ce but."

Ces arguments n'ont manifestement pas convaincu les magistrats luxembourgeois et slovène. Eux ne voient dans le jugement de la Cour suprême aucune discrimination de genre, parce qu'il n'y a pas eu assez de cas masculins allant dans l'autre sens... Ce ne sont pas, ajoutent-ils, les deux affaires impliquant des hommes handicapés sexuellement et indemnisés par la Cour suprême portugaise, en 2008, puis 2014, qui suffisent à dire qu'il y a eu différence de traitement (on pourra leur rétorquer que cela fait tout de même 200% de plus...) : "Il semble très problématique, sinon impossible, de se fier à ces deux seuls jugements pour trouver une discrimination à l'encontre de la requérante. Plus important encore, aucun des deux jugements cités ne parle de genre, en ce qui concerne le montant des dommages-intérêts accordés. Chacun de ces jugements souligne l'âge de l'homme sans indiquer qu'il aurait dû être récompensé plus ou moins que les femmes dans la même situation. En outre, dans chacun des trois jugements, les tribunaux nationaux ont montré une grande empathie avec les souffrances de la victime (et pas seulement en ce qui concerne les souffrances des deux hommes)."

Education sexuelle

Un raisonnement extrêmement tortueux derrière lequel on ne peut s'empêcher de déceler de sacrés stéréotypes, en particulier avec cette insistance sur l'âge des requérant-e-s...

A ces magistrats, on ne saurait trop conseiller la lecture des mémoires de l'écrivaine-poétesse et journaliste franco-allemande Claire Goll (1890-1977). Dans ce livre de 316 pages publié un an avant sa mort "Je ne pardonne à personne. Une chronique littéraire scandaleuse de notre temps" (Ich verzeihe keinem. Eine literarische Chronique scandaleuse unserer Zeit, titre français "La poursuite du vent"), Claire Goll parle aussi de sa sexualité, sans tabou. Elle "avoue" qu'elle ne connut le plaisir, dans les bras d'un homme beaucoup plus jeune qu'elle, que fort tard : "J'ai aimé quelques hommes, et plus que quelques uns m'ont aimée, mais il m'a fallu atteindre l'âge de 76 ans pour avoir mon premier orgasme."

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Claire Goll
Claire Goll écrivaine "scandaleuse" et sans tabou
Deutsches Literaturarchiv