« La grande muette ». L’armée n’aura jamais aussi bien porté ce surnom. Dans ses rangs, au sein de la hiérarchie et jusqu’au ministère de la Défense français : motus et bouche cousue sur les humiliations, les insultes, les allusions sexuelles récurrentes et les viols. C’est pour briser ce silence, cette omerta, que les journalistes Leila Minano et Julia Pascual ont publié (coédition
Causette et
les Arènes) le 27 février 2014 une enquête-livre « La Guerre invisible » menée pendant deux ans sur les violences sexuelles subies par les femmes dans l’armée française et ainsi appelée en référence à un documentaire éponyme américain sur les sévices subies par les femmes dans l’armée américaine.
La lecture en est redoutable, consternante, quand on lit que les victimes doivent souvent quitter l’armée, ou sont mutées, mais restent toujours humiliées, affaiblies psychologiquement alors que les agresseurs, eux, restent en poste ou en trouvent parfois un autre toujours au contact des femmes ! Les forces militaires françaises sont donc éclaboussées après celles des États-Unis ou de l’Allemagne,
où la Bundeswehr est pourtant aujourd’hui sous le contrôle d’une femmes, la ministre de la Défense Ursula von der Leyen.
L’enquête de ces deux journalistes a provoqué une réaction du ministre des armées Jean-Yves Le Drian.
Il a demandé le 27 février 2014 l’ouverture d’une enquête interne. «
On sait que cette déclaration est un premier pas, certes, mais il trouve très très vite ses limites, nuançait alors Leïla Minano,
l’une des deux auteures de l’enquête La Guerre invisible. C’est une investigation qui est menée en interne par des militaires en trois semaines pour traiter d’un sujet sur lequel l’armée n’a jamais travaillé…ça nous pose question. » (Lire l’interview complète des deux auteures ci-dessous)
Le rapport de cette enquête a été remis au ministre mardi 15 avril 2014. A cette occasion, Jean-Yves Le Drian a annoncé un
plan d'action dans lequel figure des avancées notoires (si elles prennent effet) : produire des statistiques (inexistantes jusqu'à présent en France) et inscrire le harcèlement dans le Code de la défense et le Code du soldat. Le ministère de la Défense a également publié une annonce phare dans un communiqué sur les perspectives de la politique d'égalité dans les armées : trois femmes officiers (dont un médecin) vont être affectées à bord d’un sous-marin nucléaire lanceur d’engins à titre expérimental. Elles devront attendre début 2017 pour embarquer après la sélection des volontaires en 2014 puis leur formation qui commencera en 2015. "
Cette expérimentation pourra à terme conduire à l’ouverture pérenne de la filière « sous-marin» au personnel féminin", lit-on dans le communiqué. Rien n'est encore acquis.
Féminisation forcéeLe travail des deux journalistes qui traite d’une cinquantaine d’affaires vient combler une lacune en France : aucun rapport n’existe sur les agressions sexuelles subies par les femmes alors que les « féminines », comme elles sont appelées dans l’armée, forment 15 % des effectifs militaires français. Le taux le plus important d’Europe en 2013 devant le Royaume-Uni (9,7%) et l’Allemagne (9,1%), comme le soulignent les auteures.
Une féminisation à marche forcée que l’on doit à la professionnalisation de l’armée sous le mandat présidentiel de Jacques Chirac en 1997. La disparition des conscrits ouvre les portes de l’armée aux femmes. Seul un corps leur est encore fermé : la gendarmerie mobile.
La mixité fait son entrée dans une armée très (très) conservatrice, machiste où les femmes sont souvent réduites aux « métiers de la santé et du soutien administratif », écrivent les auteures de « La Guerre invisible ». A ces postes loin du front, ces « femmes-mères incapables de tuer », dépourvues de la « force physique » de leurs collègues masculins ne menacent pas l’identité professionnelle et personnelle des hommes.
La clé pour s’intégrer : ne pas se faire remarquer. “J’en arrivais au point où moins je ressemblais à une fille, mieux je me sentais”, confie Alice, premier témoin de ce livre. A l’armée être une fille c’est une punition”. Se fondre dans le groupe, ne pas faire de vague, passer aussi inaperçu. Tout le poids de l’intégration des femmes repose sur leurs épaules.
« Viol numérique »Dans les régiments, la promiscuité, la sexualisation de l’environnement, l’alcool forment le terreau des violences subies par les femmes. Outre les brimades, les allusions vulgaires, certaines deviennent objets de photo-montages pornographiques diffusées dans les rangs. Une humiliation qui tourne au “viol numérique” comme le souligne un avocat.
Pour d’autres, l’agression va jusqu’au viol bien réel, parfois subi sous emprise de GHB (un psychotrope puissant aussi appelé « la drogue du violeur ») ou d’autres cocktails non identifiés. Les collègues de même rang sont parfois en cause, souvent ce sont aussi les supérieurs qui prennent les jeunes recrues pour cible, leurs référents en principe auxquels elles devraient pouvoir se confier.
Mises au ban, les victimes sont très peu soutenues par l’Institution qui, comme le montrent les auteures, vise à étouffer toutes notes discordantes dans ses rangs.
Est-ce une spécificité française ? Pas vraiment. Ailleurs aussi, les femmes payent le prix fort de leur engagement dans l’armée. Aux Etats-Unis, une députée californienne Jane Herman frappait en déclarant en juillet 2008 : « Les femmes qui servent dans l’armée américaine aujourd’hui risquent davantage d’être violées par un compagnon d’armes que d’être tuées par le feu ennemi en Irak » Un rapport de 2011 avançait le chiffre d’un viol toutes les trois heures. Selon les derniers chiffres publiés par le Pentagone : le nombre d’agressions sexuelles a augmenté de 60% en 2013 passant de 3 374 agression en 2012 à 5400 cas l’année dernière. Le porte-parole du Pentagone américain a souligné que « cette augmentation des cas est liée à un niveau de confiance plus important des victimes » qui osent davantage dénoncer leurs agresseurs sans craindre de mettre leur carrière en péril.
Les armées australienne, suédoise, anglaise, israélienne et canadienne comptent aussi de nombreux cas d’agressions dans leurs rangs. Mais dans ces pays, ces violences ont fait l’objet de rapport, contrairement à la France, et des sanctions ont été prises, dans certains cas.