Fil d'Ariane
C'était une proposition audacieuse que les évêques du synode sur l’Amazonie faisaient au pape en octobre 2019. Ils préconisaient, entre autres, l’acceptation de prêtres mariés dans les régions reculées de l’Amazonie, étant données les conditions particulières du milieu. Le texte stipulait "d’ordonner prêtres, des hommes mariés idoines et reconnus par la communauté, qui ont un diaconat permanent fécond et reçoivent une formation adéquate au presbytérat, pouvant avoir une famille légalement constituée et stable".
Ce 12 février, le pape François a tranché : dans son plaidoyer, il ne reprend aucune des propositions formulées par l'assemblée des évêques des neuf pays d'Amazonie, comme le débat sur les femmes diacres ou la définition de "péché écologique", mais surtout la question la plus controversée pour l'Eglise - permettre à des hommes pieux ayant une vie maritale stable de devenir prêtres. Le pape de 83 ans n'a pas modifié sa conviction profonde selon laquelle la prêtrise doit être un appel de Dieu, un "don".
Devant l'église catholique de Novo Cruzador, au Brésil, le 22 septembre 2019. Dans certains villages d'Amazonie qui ne sont accessibles qu'en bateau, les villageois attendent parfois des mois les sacrements que seuls un prêtre est habilité à donner - comme la messe ou la confession.
Le pape émérite Joseph Ratzinger, quant à lui, avait déjà réaffirmé son attachement au célibat des prêtres et s'était fait le porte-voix d'un conservatisme très ancré dans l'Eglise catholique romaine. De fait, autoriser l'ordination d'hommes mariés en Amazonie ouvrirait une porte à la fin du célibat obligatoire dans l'Eglise, une règle que les conservateurs estiment essentielle pour que les prêtres se consacrent pleinement à leur sacerdoce.
Célibat des prêtres : règle disciplinaire imposée par la hiérarchie de l'Eglise catholique romaine à ceux qui veulent être prêtres. En vigueur depuis environ 1000 ans, cette règle souffre quelques exceptions - les prêtres ou évêques anglicans ou protestants passant à l'Eglise catholique romaine, par exemple. Les hommes mariés des Eglises orientales catholiques peuvent également être ordonnés prêtres en occident.
Au temps pour la théorie. Car sur le plan humain, autoriser le mariage des prêtres serait une décision historique qui lèverait l'omerta sur un sujet omniprésent. Car de tous temps, des prêtres ont vécu en couple et ont eu des enfants. C'est encore fréquent aujourd'hui, partout. Ce serait une décision qui, pour beaucoup, mettrait fin à une situation frustrante et potentiellement malsaine à l'origine de profondes blessures. Terriennes est allé à la rencontre de celles qui, femmes ou filles de prêtres, appellent à la levée d'une interdiction souvent douloureuse à vivre.
Lorsqu’elle rencontre le père Bernard Chalmel, en s’installant dans un village du Lot-et-Garonne, Marie-Laurence est mariée depuis plus de vingt ans et mère de deux enfants. Elle est séduite : "La manière dont il parlait de la Bible était ancrée dans le quotidien, se souvient-elle... Et puis il était très mignon". Pendant un an, Marie-Laurence vit avec des sentiments qu’elle doit refouler.
Et puis un jour, n'y tenant plus, elle prend rendez-vous au presbytère et déclare sa flamme. Gêné, abasourdi, le père Chalmel la rejette. Elle le retient, l’embrasse. Une relation s’engage, en pointillé. Elle veut des promesses, elle n’en aura pas. Un pas en avant, un pas en arrière. "Bernard souffrait de la solitude, mais il n’était pas amoureux. Pourtant, il ne m’a jamais lâchée, même à travers la maladie."
L'interdiction du mariage, c’est une forme de soumission, une manière de faire des prêtres de bons petits soldats manipulables.
Marie-Laurence Brunet, épouse d'un ancien prêtre
Bernard Chalmel a pourtant déjà eu des relations pendant son ministère. "Les jeunes prêtres se retrouvent brutalement lâchés dans le monde sans y être préparés, sans information sur la sexualité, à jouer les rôles d’éducateurs, médiateurs, psy..., explique-t-il. Et l’on rencontre beaucoup de monde, quand on est prêtre, et aussi beaucoup de personnes en détresse. Des femmes battues, déçues qui idéalisent un prêtre disponible et à l’écoute. La projection est facile".
Amoureuse, Marie-Laurence se heurte à ce qu'elle décrit aujourd'hui comme l’immaturité qui "handicape" beaucoup de prêtres face aux réalités concrètes : "Ils sortent d’un séminaire où il sont adulés, où tout est pris en charge et qui, au lieu de les préparer à la réalité, leur demande de s’en protéger, explique-t-elle. On leur dit, par exemple, de ne pas s’asseoir à côté d’une femme et on ne leur donne aucune information sur la sexualité. Comment conseiller des paroissiens et former des enfants dans ces conditions, et à plus forte raison s’engager dans une relation amoureuse ?"
Aller sur le site ► Association Plein Jour, soutien des compagnes de prêtres ou de religieux
Liliane Roens dirige l’association Plein Jour, qui vient en aide aux compagnes de prêtres et de religieux tenues au secret, qui souffrent sans pouvoir se confier à personne, pas même à leur famille. Elle aussi décrit ces difficultés affectives des prêtres qui font tant souffrir leurs compagnes : "Ils sont tellement formatés, on leur a interdit d’aimer une femme. Alors malgré ce qu’ils éprouvent, ils n’arrivent pas à concrétiser. Les femmes, amoureuses, se laissent entraîner dans des allers-retours sans avenir qui sont extrêmement douloureux. Certaines sont en dépression profonde et peuvent aller très loin dans le désespoir. Et quand bien même la relation serait concrétisée, elles sont souvent obligées de renoncer à la maternité et ne peuvent pas vivre leur passion dans la plénitude."
Pendant sept ans, Marie-Laurence Brunet, aujourd'hui présidente de l'association Plein Jour, vit dans un secret mortifère : "Se taire quand on est amoureux, ne rien pouvoir partager du quotidien, ne pas pouvoir faire ne serait-ce que les courses ensemble de peur d’être vus par un paroissien… " Elle est prisonnière de son agenda à lui : "Entre les obsèques, les mariages, les messes, les réunions, il faut grappiller des petits moments clandestins. C’est pire qu’un homme marié, parce qu’un prêtre, on croit qu’il est libre, alors que pas du tout."
Beaucoup de compagnes de prêtres sont minées par la culpabilité, témoigne Liliane Roens : "Elles sont pratiquantes, pour la plupart, puisque les rencontres se font en général au sein des paroisses, et souffrent beaucoup de transgresser l’interdit édicté par la religion".
Marie-Laurence, elle, n’éprouve aucune culpabilité. Ayant un oncle prêtre, elle voit l’homme avant de voir le prêtre. "Il n’avait pas, à mes yeux, le caractère sacré que la religion impose aux prêtres," explique l'autrice de Mariée à un prêtre papa.
Il faudra attendre sept ans pour que les horizons s’éclaircissent et que Bernard et Marie-Laurence s’affichent comme un couple. Ce sont les filles de Bernard Chalmel, nées d'une première relation sans avenir, qui vont crever les abcès en révélant sa paternité, en 2005, alors qu’elles sont âgées de 9 ans et 7 ans.
Mis au pied du mur par la révélation de sa paternité, le prêtre saute le pas : "Le jour où l’évêque m’a appelé pour me signifier mon renvoi, j’ai appelé Marie-Laurence pour lui demander de m’épouser et une avocate pour récupérer mes filles, qui étaient placées par la DDASS. J’ai dû me battre pendant dix ans contre les humiliations imposées par l’Eglise, qui a tout fait pour me savonner la planche." Marie-Laurence a dit "oui", mais les filles de Bernard Chalmel, elles, ne lui ont jamais pardonné de ce qu'elles ont vécu comme un abandon.
Elise a 35 ans. Elle est fille de prêtre, elle l'a toujours su. Ses parents ont pu se marier et ils vivent toujours ensemble. "Mon père a rencontré ma mère, il est tombé fou amoureux et a quitté l’Eglise pour l’épouser et fonder une famille," raconte aujourd'hui la jeune femme qui a souhaité s'exprimer sous un pseudonyme. Le père d'Elise est toujours prêtre, a-t-elle appris récemment. Il bénéficie d'une "dérogation d’absence de célibat" accordée par une institution à laquelle il est resté très attaché : "Mes parents habitent dans un presbytère et mon père s’occupe de l’église du village. Il continue à vivre dans la foi."
Un engagement si fort envers Dieu, un tel sacrifice, un don absolu de soi, cela fait peur.
Elise, fille de prêtre
Cet engagement très fort de son père à la religion n'a pas toujours été facile à vivre pour la jeune femme : "Inconsciemment, cela crée des blocages. Un engagement si fort envers Dieu, un tel sacrifice, un don absolu de soi, cela fait peur. C'est peut-être pour cela que j'ai un rapport si compliqué à l'engagement." C'est peut-être aussi parce qu'un tel investissement envers les déshérités suscite, chez les proches, un sentiment d'abandon : "Mon père et ma mère ont passé beaucoup de temps à aider les pauvres. Chez nous, ce n’était pas les enfants d’abord, mais Dieu d’abord. Mon père a créé un centre d’hébergement d’urgence pour les SDF et ma mère un centre pour les jeunes de la DASS. Nous, les enfants, sommes passés après."
Mon père ne nous a pas jugées quand nous avons abandonné la religion.
Elise, fille de prêtre
Cet engagement pour les autres, se dit aujourd'hui Elise, avec le recul, s'est épanoui au détriment de la transmission des valeurs religieuses des parents aux enfants : "Ils étaient aveuglés par ce qu’ils ressentaient comme une 'protection divine'. Du coup ils n’ont pas pleinement réussi à nous inculquer ce qu'il y a de beau et de juste dans la religion". De façon surprenante, le prêtre, une fois père de famille, a laissé ses enfants totalement libres de leur foi et de leur vie : "Nous avons été au catéchisme, mais ensuite, il ne nous a pas jugé quand nous avons abandonné la religion. Il n’est jamais dans le jugement ni dans l’affrontement, alors que, contrairement à moi, mes deux soeurs ont violemment rejeté la religion et sont longtemps restées dans l’opposition, sans pouvoir entrer dans une église," explique Elise.
La jeune femme est heureuse, pourtant, d’avoir ce père prêtre. Une "anomalie" sociale en Occident qu'elle ressent comme une richesse : "Il a quelque chose de lumineux, une candeur et une pureté en décalage avec notre monde, très inspirantes. Il dégage une grande sagesse et un amour inconditionnel. Il en est presque drôle malgré lui tant il est à fond. Je suis fan de mon père, je lui voue un vrai culte !"
Elise décrit pourtant un modèle masculin plutôt atypique pour une jeune fille : "Mon père est quelqu'un de dévoué et soumis, à la religion et à ma mère." Elle a conscience de n'être pas "comme tout le monde" et, si elle n'en fait pas secret, a parfois eu du mal à en parler avec naturel : "J’ai longtemps eu l’impression d’être une bête de foire. Je détestais quand on me présentait comme 'fille de prêtre', comme si c'était une carte de visite. En général, c'est de la curiorité, parfois de l’admiration, que je percevais dans le regard des autres".
Les dégats de la frustration peuvent être considérables, alors qu’il y a d’autres manières de vivre sa foi.
Elise, fille de prêtre
Elise est convaincue que l'autorisation de se marier pour les prêtres changerait pas mal de choses : "Mon père a beaucoup souffert de ne pas avoir une vie amoureuse et sexuelle normale. Les dégats de la frustration peuvent être considérables, alors qu’il y a d’autres manière de vivre sa foi.
En dehors de sa fratrie, la jeune femme a rencontré deux autres enfants de prêtre dans sa vie : "L’un était complètement loufoque, son père avait été violemment rejeté par l'Eglise avec laquelle il était entré en rébellion frontale. L’autre n’en parlait pas beaucoup, mais nous nous comprenions, car nous avions en commun cette situation particulière et ce modèle exceptionnel."
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