Quand les femmes mènent les safaris en Tanzanie

Rangers, un métier de femmes ? Au Kenya, en Afrique du Sud ou en Tanzanie, seuls les hommes menaient les safaris. Jusqu’à ce qu’Aziza Mbwana débarque dans son treillis beige, à l’assaut des « big five » et des préjugés. Rencontre avec une pionnière
Image
Aziza Mbwana, ranger au féminin
Aziza Mbwana, "ranger" au féminin, une pionnière à l'assaut du bush tanzanien
Julia Küntzle
Partager5 minutes de lecture
Ils la faisaient rêver. Le lion, le léopard, l'éléphant d'Afrique, le rhinocéros noir et le buffle d'Afrique, ces « big five » inscrits pour l’éternité par Ernest Hemingway dans Les Neiges du Kilimandjaro. Enfant, Aziza préférait déjà la nature à tout autre chose. Lorsque cette petite fille émet l’idée de devenir garde-nature et guide à l’autre bout du pays, ses parents sont quelque peu surpris. A Tanga, au nord de la côte tanzanienne (sur la façade orientale de l'Afrique), pas le moindre animal sauvage à l’horizon. Et surtout pas la moindre Tanzanienne dans tout le pays pour faire visiter son pays à des touristes en 4x4.


« Ce métier reste encore aujourd’hui un métier d’homme dans les mentalités, qui ne s’adresse qu’à peu de femmes, et encore moins aux Africaines », explique Aziza confortablement lovée dans un fauteuil de style colonial britannique dans le salon cossu du Ngorongoro Crater Lodge. 
« Dans ma région, les femmes sont considérées comme très douces, voire dociles », ajoute-t-elle.

Pour ses parents aisés, le travail féminin était une évidence. Mais ils l’imaginaient médecin, comptable, avocate, « un travail normal pour une femme », résume-t-elle.

Depuis, Aziza Mbwana a fait du chemin et vu du pays. A 36 ans et après 10 ans de métier, elle dirige aujourd’hui l’équipe de rangers (moitié gardiens de parcs naturels, moitié guides pour chasseurs d'images) du lodge le plus luxueux du cratère mythique, le Ngorongoro. Reconnue comme « une des meilleures conductrices du pays », elle est régulièrement courtisée par les plus grands tour-opérateurs. Quelques femmes ont suivi son exemple : seulement six, sur plus d’un millier de guides.
Safari dans le bush en Tanzanie
Le safari dans le bush en Tanzanie est très prisé dans l'industrie du tourisme en Afrique
Julia Küntzle

Si tu peux conduire, je peux conduire

A la « Tour Guide School » d’Arusha, les camarades masculins ne se faisaient pas d'illusion pour Aziza : sa carrière se fera, comme toutes les femmes, à l’office, dans les bureaux. « Je leur disais : "si tu peux conduire, je peux conduire, si tu peux guider des touristes dans les réserves, j’en suis aussi capable, et nous verrons bien à la fin qui aura raison" », se souvient-elle, sourire aux lèvres. Parée pour la compétition, Aziza mesure véritablement la difficulté d'être une femme dans cette profession à la sortie de l’école. « Parce que les employeurs n’avaient encore jamais vu de femme postuler qui n'était pas une expatriée, ils ne me pensaient pas capable d’exercer aussi bien qu’un homme. »


L’occasion se présente enfin. La chaîne « AndBeyond », leader mondial des campements de luxe dans les plus belle réserves du continent, lance un appel à candidatures : « Au premier entretien, il y avait plus de 300 personnes, et seulement cinq femmes ». Sur les 10 derniers concurrents, neuf hommes, et elle. Ils enchaînent une semaine d’épreuves intensives : marches interminables, conduite de 4x4, identification d’oiseaux ou de plantes… « Nous avons aussi dû pousser le véhicule pendant plus de trois heures car ils avaient volontairement retiré les fusibles. Nous n’avions pas le droit à l’erreur », se souvient celle qui est finalement sélectionnée aux côtés de deux hommes.

Des buffles noirs d'Afrique
Buffle noir d'Afrique, l'un des « big five » inscrits pour l’éternité par par Ernest Hemingway dans Les Neiges du Kilimandjaro, lors d'un safari mené par Aziza Mbwana
Julia Küntzle

Et si un éléphant te charge ?

« Lorsque j’ai débuté au lac Manyara Tree lodge, il n’y avait que trois femmes : la femme du manager, la cuisinière… et moi ! », s’exclame-t-elle en riant. Le manager envisage alors mal l’arrivée d’une femme dans son équipe de rangers baraqués. «  Pour lui, je cherchais simplement à mettre de l’argent de côté pour retourner à l’université ou en attendant de me marier. » A son arrivée, elle supporte les railleries de certains de ses collègues, sans se démonter : « Je pense qu’elle va se perdre dans la savane les gars. Si elle revient avec les touristes à la fin de la journée, je mange mon chapeau ! » ou encore « Que vas-tu faire si ton pneu est crevé ? Et si un éléphant te charge ? ».


A ce jeu misogyne, certains touristes ne manquent pas non plus à l’appel. « Un jour, je suis venue chercher une Belge à l’aéroport. Elle n’en croyait pas ses yeux : "Mais qu’allez-vous faire si des animaux nous attaquent ? Et qui portera mes bagages ?" »  Elle se plaint au manager : elle n’a pas payé aussi cher son séjour pour avoir une femme comme guide. Tant mieux, Aziza refuse de la guider : « Un collègue m’a remplacée et le lendemain, je suis allée chercher d’autres clients qui eux, ont été ravis. Le soir, ils n’arrêtaient pas de dire à tout le monde : "C’est une femme nous qui nous guide et elle est géniale !  Elle nous a parlé de ça, et de ça…" Cette  femme a écouté sans dire un mot », conclut-elle, en riant, fière du chemin parcouru.

Safari dans le bush en Tanzanie avec Aziza Mbwana
Enfant, à Tanga où Aziza Mbwana est née, au nord de la côte tanzanienne, pas le moindre animal sauvage à l’horizon. Et surtout pas la moindre Tanzanienne dans tout le pays pour faire visiter son pays à des touristes en 4x4. Jusqu'à ce qu'elle ouvre la voie
Julia Küntzle

Nous avons maintenant des femmes députées ou ministres

« Même s'il est encore difficile de trouver du travail dans de nombreuses entreprises quand on est une femme, la situation en Tanzanie a énormément changé depuis 20 ans, déclare Aziza. Aujourd’hui, d’autres femmes sont rangers, et je suis fière d’avoir ouvert la marche ! Et au-delà du petit milieu du safari, nous avons désormais des femmes médecins, avocates, pilotes, et même députées ou ministres ! »

Cette évolution en faveur de l’égalité homme-femme, Aziza l’attribue à la situation économique de plus en plus précaire des familles en Tanzanie. « La vie est difficile aujourd’hui. Même mariées, les femmes continuent de travailler. »
 Mais pour la jeune femme, il reste encore du chemin, à commencer par la sphère familiale. Son mari est aussi guide, et ils sont les heureux parents de deux filles. « Malgré mon rythme de travail, mon mari  s’occupe peu de nos enfants », regrette-t-elle.

Safari dans le bush en Tanzanie, un tourisme cher
Photographier les animaux sauvages dans les safaris de l'Afrique de l'Est et du Sud, une découverte réservée aux touristes les plus fortunés...
Julia Küntzle