Quand les luttes sociales mènent de « petites mains » à patronnes

Elles étaient ouvrières, caristes, opératrices ou laborantines chez Fralib, une usine de production de thés Lipton et d’infusions Eléphant à Gémenos, près de Marseille. Aujourd’hui, Marie-Ange, Marie-Noëlle, Marie-Josée et Rime sont les patronnes. Après une lutte acharnée de plus de trois ans contre la fermeture de leur usine par la multinationale Unilever, elles ont monté avec une cinquantaine de collègues, leur coopérative, Scop Ti. Leur nouvelle production, naturelle et de qualité, débutera en 2015. C'est ce que dans les organisations internationales, on appelle “l'empowerment“ ou encore l'autonomisation des femmes.
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Quand les luttes sociales mènent de « petites mains » à patronnes
Marie-Ange Diaz et Marie-Noëlle Fratin, embauchées chez Fralib voilà 40 ans, mettent au service de la coopérative leur longue expérience des luttes sociales. ©Carole Filiu Mouhali
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« On est des grands-mères ! Nous voulions sauvegarder notre emploi mais aussi notre outil de travail, pour nos petits-enfants. » Marie-Ange Diaz, 38 ans d’ancienneté à Fralib, n’a pas hésité un seul instant lorsque la multinationale Unilever a annoncé la fermeture du site le 28 septembre 2010. Les cheveux courts et le regard souriant, menue mais décidée, la déléguée syndicale s’est engagée durant trois ans pour faire annuler les plans sociaux successifs et mettre en place une SCOP. Il faut dire que Marie-Ange, mais aussi Marie-Josée Librati ou Marie-Noëlle Fratini ont l’habitude des luttes.

Quand les luttes sociales mènent de « petites mains » à patronnes
En 1988, les femmes ont occupé l’usine pendant six semaines pour faire valoir leurs droits : Marie-Ange Diaz était déjà là, au premier plan (photo issue du quotidien La Marseillaise)
Lorsqu’elles ont été embauchées, dans les années 1970,  les femmes étaient majoritaires dans l’usine qui comptait 380 salariés: « Les femmes étaient préférées car elles avaient les mains fines et agiles, on nous appelait « les petites mains », explique Marie-Noëlle. Elles remplissaient et pliaient les boîtes. Les hommes étaient mécaniciens et s’occupaient de la maintenance des machines. » Peu à peu, le travail s’est automatisé, les machines ont remplacé les femmes. En 1988, Unilever transfère le site de production de Marseille à Gémenos, à trente kilomètres de là, et souhaite en profiter pour supprimer 70 emplois. Marie-Ange et ses copines occupent l’usine six semaines durant et obtiennent des indemnités de déplacement et la reconnaissance de leur qualification à travers des formations.

Quand les luttes sociales mènent de « petites mains » à patronnes
Rime Hidri, la nouvelle génération de femmes décidées à ne pas se laisser faire ©Carole Filiu Mouhali
Répondre à l’injustice
 
En 2010, après une succession de plans sociaux, ils ne sont plus que 182 salariés à Gémenos, produisant 2,2 milliards de sachets de thé par an, consommés en France et en Europe. L’annonce de la fermeture de l’usine, largement bénéficiaire, et de son transfert en Pologne, est ressentie comme une véritable injustice : « Le fait de vouloir nous jeter, après 40 ans de travail, nous a poussé à nous engager, souligne Marie-Noëlle. C’était comme un défi, il ne fallait pas que cette multinationale vole notre dignité. » Commence alors un parcours du combattant semé par les annonces puis les annulations successives par la justice des plans sociaux. Certains salariés acceptent la prime «  à la valise » de 50 000 euros. Mais Marie-Josée l’assure : « On a vu des personnes tomber très bas après un licenciement économique, divorce, maladie, voire suicide… Alors, on a préféré se battre. »
 
Rime Hidri le confirme. La jeune femme de 38 ans, a été embauchée en 2008 après sept ans d’intérim. Elle se syndique lors de son embauche et participe à une occupation de l’usine en février 2010 afin d’améliorer ses conditions de travail : « Le patron ne nous donne pas nos droits, il faut les conquérir », lance-t-elle. D’abord manutentionnaire puis opératrice et enfin laborantine, elle s’engage sans sourciller dans la lutte. « J’étais en colère ! Cette fermeture n’était pas légitime. Je m’étais engagée pour un crédit sur 25 ans et je ne pouvais pas baisser les bras. » Avec ses collègues, elle occupe l’usine pendant deux ans, soutenue par son mari et sa famille. La Direction, qui a pourtant quitté le site, demande à des vigiles de rester présents. Ils ne lui font pas peur, jusqu’au 7 novembre 2011 où des affrontements éclatent entre la trentaine de vigiles et les ouvriers. « Je me suis fait molester par quatre gardes du corps, pourquoi nous traiter de cette façon ? s’interroge-t-elle. La Direction voulait nous intimider et nous faire peur. Au contraire, c’est ce genre d’agissement qui a renforcé notre combat. »

Quand les luttes sociales mènent de « petites mains » à patronnes
Les machines se sont arrêtées en pleine production - on y voit encore les boîtes d'infusions de la célèbre marque prêtes à partir sur les marchés. Si tout va bien les chaînes repartiront dans moins de six mois ©Carole Filiu Mouhali
Solidarité sans faille
 
Cette pression, ajoutée aux difficultés financières – les ouvriers n’ont pas été payés depuis avril 2013 – n’a pas entamé la volonté de ces femmes. Soutenues par leurs familles, le monde syndical et certaines communes, notamment Aubagne d’obédience communiste jusqu’aux dernières élections, elles saluent aujourd'hui la solidarité qui a accompagné le mouvement. « Seuls, on n’existerait plus, confirme Marie-Josée. Nous avons vécu des moments très violents mais nous avons pu vivre des moments de partage exceptionnels. » Rime ajoute : « J’ai pu faire des choses que je n’avais jamais faites auparavant comme m’exprimer dans les médias ou parler face à face à un préfet. » Aujourd'hui, elle met enfin à profit ses compétences scolaires. Diplômée d’un BTS Assistant de direction, elle a géré l’aspect administratif durant la lutte et continuera à s’en occuper au sein de Scop Ti. Marie-Ange et Marie-Josée, elles, souhaitent profiter de leurs droits à la formation pour apprendre l’espagnol  « parce que de nombreuses personnes intéressées par notre travail viennent d’Espagne et d’Amérique latine, mais aussi pour notre plaisir ! », sourit Marie-Ange.
 
Le 26 mai 2014, Unilever accepte enfin le projet de coopérative et accorde 20 millions d’euros aux ouvriers, en plus des primes personnelles de 100 000 euros, afin qu’ils puissent lancer leur projet. 60 d’entre eux deviennent coopérateurs, dont 52 sont salariés. Depuis, ils ne cessent de maintenir en état leur usine, d’où aucun grain de poussière ne subsiste. Alors que les statuts de la Scop viennent d’être déposés, les coopérateurs apprennent petit à petit à gérer une entreprise. « Il nous manque des compétences en marketing, dans le domaine commercial, mais aussi en hygiène et en sécurité, explique Marie-Ange. Si nous voulons une production de qualité, surtout si elle est biologique, nous devons avoir une certaine exigence ! ». La ligne de coupe de plantes aromatiques qui ne fonctionnait plus depuis plusieurs années - Unilever ne souhaitant qu’utiliser des arômes chimiques - sera bientôt remise en marche. « Nous voulons développer les circuits courts, régionaux, en utilisant les productions de plantes médicinales et aromatiques locales, conclut Rime. Nous avons été dépossédés de cette filière par Unilever mais nous sommes fiers de la relancer à nouveau. »

Récit d'un long combat par ses actrices et acteurs