Fil d'Ariane
La réalisatrice Jane Campion (ici aux côtés de Kirsten Dunst) devient la première femme à être nommée deux fois pour un Oscar du (de la) Meilleur(e) cinéaste. "The Power of the Dog"a reçu 12 nominations aux Oscars 2022. Un exploit qui cache une autre réalité, car les réalisatrices restent sous-représentées, selon une étude.
C’est avec « les larmes aux yeux » que Jane Campion a appris que son film The Power of Dog a reçu 12 nominations aux Oscars 2022. La réalisatrice devient la première femme à être nommée deux fois pour un Oscar du Meilleur cinéaste, qu'il faudra sans doute conjuguer au féminin. Peut-être faudrait-il aussi rappeller que Jane Campion avait été la première femme à décrocher une Palme d'Or à Cannes, qu'elle avait néammoins dû partager ex-aequo avec un autre réalisateur, c'était pour La leçon de Piano, en 1993. Une réalisatrice dans un monde d'hommes, Jane Campion fait encore aujourd'hui figure d'exception.
En 2011, sept des 35 longs métrages de fiction tournés au Québec avaient été réalisés par des femmes, en 2019, elles étaient derrière la caméra pour quinze des 39 films produits cette année-là : le nombre de réalisatrices a donc été multiplié par deux en huit ans.
A noter également que la Société de développement des entreprises culturelles, la SODEC, a annoncé que des femmes réaliseront sept des dix longs métrages de fiction qui seront prochainement tournés au Québec, et que six de ces films ont des budgets de 2,5 millions de dollars et plus.
Des progrès louables et salués dans cette recherche très pointue qui vise donc à faire un bilan de la place des femmes dans l’industrie cinématographique au Québec.
Pour ce faire, les Réalisatrices Équitables se sont associées à des chercheuses de renom, Anna Lupien, Anouk Bélanger et Francine Descarries, de l’Université du Québec à Montréal. Pour cette édude intitulée « Qui filme qui ? Vers des représentations équilibrées devant et derrière la caméra », elles ont visionné 49 films au total : 25 réalisés par des femmes en 2018 et 2019 et 24 réalisés par des hommes en 2019. Et analysé les caractéristiques de 1 017 personnages présentés dans ces films.
Au niveau des budgets des films, les hommes ont encore le gros bout du bâton : les réalisateurs ont fait des films dont les budgets étaient plus du double à ceux des films réalisés par des femmes (budget moyen de 4,4 millions de dollars contre 2,1 millions de dollars). Et 4 des films dont les budgets dépassaient les 5 millions ont tous été réalisés par des hommes. Sur cette question de financement donc, les femmes ont encore une sacrée pente à remonter…
Autre donnée intéressante, ce sont surtout des productrices qui soutiennent des réalisatrices : 44% des films réalisés par des femmes ont été produits par des femmes, contre 28% par des hommes. Et 67% des films réalisés par des hommes sont soutenus par des producteurs.
Dans le même ordre d’idée, les chercheuses rapportent un « phénomène de non-mixité créative », à savoir que parmi les 49 films, tous ceux réalisés par des femmes ont été scénarisés ou coscénarisés par des femmes et tous les films réalisés par des hommes ont été scénarisés ou coscénarisés par des hommes. Autrement dit, lit-on dans l’étude, « les réalisateurs, en 2019, ont travaillé uniquement avec des hommes scénaristes et les réalisatrices, en 2018 et 2019, uniquement avec des femmes scénaristes ».
L’analyse des 49 films étudiés révèle aussi qu’en moyenne, les réalisateurs font presque deux fois plus de scènes violentes dans leurs films que les réalisatrices et « peu importe le sexe des cinéastes, la violence représentée est d’abord masculine ». Les autrices du rapport s’interrogent donc sur la prédominance d’une culture de la masculinité, voire d’une « formule médiatique de la masculinité ».
L’analyse des caractéristiques des 1 017 personnages de ces 49 films révèle que les réalisatrices ont un plus grand souci de parité et d’équilibre entre les personnages féminins et masculins que les réalisateurs en mettant en scène autant d’hommes que de femmes, « elles composent une parité presque parfaite entre les personnages masculins et féminins » lit-on dans le rapport. Ce qui n’est pas le cas des réalisateurs, les femmes restent minoritaires dans leurs distributions, 38%, versus 61% pour les hommes.
L’étude révèle également que les réalisatrices mettent davantage en scène des personnes racisées dans leur film, presque deux fois plus que les réalisateurs.
Dans les films sortis en 2019, « les réalisatrices confient aux femmes 84% des premiers rôles, tandis que les réalisateurs accordent 72% des premiers rôles à des hommes » … et les femmes représentent 48% des premiers rôles, c’est donc presque la parité sur ce plan. En revanche, au niveau des « têtes d’affiche », les hommes restent majoritaires, 55%, ce qui s’explique par le fait qu’il y a plus de réalisateurs que de réalisatrices et que les réalisateurs ont tendance à mettre plus d’hommes en têtes d’affiches que des femmes.
« Près de la moitié des personnages féminins mis en scène par les réalisateurs ont entre 20 et 39 ans, tandis que les réalisatrices orchestrent des distributions plus équilibrées » souligne l’étude.
Les réalisatrices sont aussi plus équitables dans leur représentations de personnages dépeints avec profondeur, alors que les réalisateurs vont privilégier des personnages masculins. « Un des principaux apports des réalisatrices se situe dans leur manière d’approfondir les personnages féminins qu’elles mettent en scène » est-il écrit dans le rapport.
Fondé en 2007, Réalisatrices Équitables vise à atteindre l’équité pour les femmes dans le domaine de la réalisation au Québec et à faire en sorte que les fonds publics soient accordés de façon plus égalitaire aux hommes et aux femmes cinéastes. L’organisme aspire également à ce qu’une place plus juste soit accordée aux préoccupations, à la vision du monde et à l’imaginaire des réalisatrices sur tous les écrans. Il cherche enfin à sensibiliser le milieu des arts médiatiques à la nécessité de diversifier les personnages féminins comme masculins écrits et mis en scène par les créateurs et créatrices d’ici et d’ailleurs, afin de s’éloigner des stéréotypes genrés.
Les Réalisatrices Équitables viennent de mettre en ligne une plateforme baptisée Dames des Vues qui offre des films réalisés par des femmes mais aussi des portraits de réalisatrices et des conseils pour présenter des projets de films.Autre donnée intéressante : depuis 2013, les réalisateurs ont moins tendance à sexualiser les personnages féminins de leurs films.
Un secteur qui se « dépouille tranquillement d’un sexisme systémique et d’un sexisme ordinaire ».
Bref, les autrices de ce rapport saluent la présence croissante des femmes derrière les caméras et les progrès réalisés par les réalisatrices au cours des huit dernières années mais elles soulignent qu’on est encore loin de la parité et qu’il faut maintenir le cap pour y parvenir un jour. « La sous-représentation des réalisatrices restreint encore la diversité des représentations offertes sur nos écrans. Il apparait également que la présence grandissante des femmes derrière la caméra contribue à diversifier le panorama des personnages et des récits de notre cinématographie, tout comme elle ouvre davantage l’accès à un imaginaire féminin à travers les scénarios signés par des femmes ».
Plus de femmes derrière la caméra, c’est donc plus de femmes devant la caméra mais aussi davantage de films représentant la réalité des femmes. « L’industrie du cinéma, comme d’autres actuellement, se dépouille tranquillement d’un sexisme systémique et d’un sexisme ordinaire qui affectent certainement ce qui se joue devant comme derrière la caméra » concluent les chercheuses.