À quand un #MeToo des femmes transgenres ?

En cette journée mondiale de lutte contre l'homophobie, la transphobie et la biphobie, quelle est la réalité vécue au quotidien par les femmes trans ? Agressées, discriminées, stigmatisées, exclues de la société... Si elles sont aujourd'hui plus visibles, ce n'est pas sans danger. Entretien avec Maud-Yeuse Thomas et Karine Espineira, femmes trans et sociologues.
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transmanif paris
Manifestation à Paris contre la transphobie, 20 octobre 2019. Photo du compte Facebook Acceptess Transgenres. Créée et déclarée en 2010, cette association est basée dans le 18ème arrondissement de Paris et lutte contre l’exclusion et les discriminations de tous types, à l’encontre des personnes dont l'identité de genre est jugée non-conforme.
 
©Acceptess Transgenres
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Comme chaque année le 17 mai, Journée mondiale de lutte contre l'homophobie et la transphobie, l'association française SOS Homophobie publie son rapport annuel. Un constat : en 2022, le nombre de témoignages de victimes est en baisse, sauf pour les actes transphobes. L'association en a reçu 179. "La visibilité des personnes transgenres est enfin là. C’est un phénomène dont l’ampleur et les enjeux politiques ne peuvent plus être ignorés. Cette évolution positive a aussi comme effet d’attirer l’attention d’acteurices peu bienveillant·es", peut-on lire dans le rapport. L'an dernier, la Une choc du magazine de droite Valeurs Actuelles évoquant un "Délire transgenre" suscitait l'indignation jusqu'au plus haut de l'Etat... 
 
Plus visibles donc des cibles plus faciles : aujourd'hui partout à travers le monde, les femmes trans font l’objets d’invectives et de violences, allant jusqu'à de nombreux meurtres au Brésil, des arrestations arbitraires aux Philippines, la répression policière en Ouganda, des discriminations à l’emploi et l'accès au changement d’état civil au Canada (malgré la protection de l’Etat canadien) ou encore des agressions publiques en France comme celle de Julia Boyer sur la place de la République à Paris en mars 2018.
 
capture Julia Boyer
L'agresseur de Julia Boyer a été condamné à 10 mois de prison dont 6 avec sursis.
©Twitter/@Lyes_Alouane
Si le cas de Julia Boyer a autant attiré l’attention, c’est parce qu’il survient à une époque "où la capacité à accepter et tolérer la transphobie semble avoir passé un cap en faveur des personnes trans, et non des transphobes", note Arnaud Alessandrin, docteur en sociologie à l’université de Bordeaux.
 
Les femmes trans sont victimes de plus d’agressions que les hommes trans, car le féminin est au cœur de l’observation masculine dans l’espace public.
Arnaud Alessandrin, docteur en sociologie à l’université de Bordeaux

Selon le sociologue, "les femmes trans subissent ce surcroît de violences en termes d’agressions verbales, physiques ou sexuelles parce que leur transition est plus visible que celle des hommes trans, mais aussi parce que tout ce qui renvoie à la féminité dans l’espace public est jugé comme appartenant au regard de l’homme. Les hommes jugent les femmes. Les hommes jugent la féminité des femmes dans l’espace public, et de ce fait s’autorisent à juger toute féminité qui serait soit trop débordante, soit trop restrictive, soit trop exubérante, soit trop cachée. Dans ce jugement que s’autorise le masculin, les femmes trans sont sous le feu des projecteurs puisque, du fait d’une transition, les attributs de genre de la féminité ne sont pas toujours maitrisés au sens de la norme, soit parce que les personnes ne souhaitent pas correspondre aux normes, soit parce qu’elles n’y parviennent pas au moment de l’injure et de l’agression. Dans tous les cas, les femmes trans sont victimes de plus d’agressions que les hommes trans, parce que le féminin est au cœur de l’observation masculine dans l’espace public".

D’après le rapport 2018 de l’IFOP (Institut français d'opinion publique), ces violences transphobes émanent majoritairement d’hommes de moins de trente ans, agissant souvent en groupe. Des violences dont les femmes trans sont davantage victimes parce qu’en s’appropriant leur(s) identité(s), elles fracasseraient les normes établies du genre, notamment "le primat du phallus".

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Karine Espineira, sociologue des médias, membre du laboratoire d’Etudes de genre et de sexualité à l’université de Paris 8 (gauche) et Maud-Yeuse Thomas, cofondatrice et codirigeante de la revue en ligne, l’Observatoire des transidentités (droite).
©Cynthia et Mélissa Arra

Afin d’en savoir plus sur les réalités trans, Terriennes a rencontré Maud-Yeuse Thomas, cofondatrice et codirigeante de la revue en ligne L’Observatoire des transidentités, et Karine Espineira, sociologue des médias, membre du laboratoire d’Etudes de genre et de sexualité à l’université de Paris 8.

Terriennes : Qu’est-ce que la transphobie ? D'où vient-elle ?

Maud-Yeuse Thomas : Au niveau le plus simple, c’est un rejet de l’inconnu ; au niveau structurel, c’est le rejet de tout ce qui n’est pas compris dans les bornes du régime sexe-genre définissant les hommes et femmes à partir de leur assignation à une biologie sexuelle et des rôles, places, psychologies dans la société moderne. Une définition générale consiste à répondre par les éléments qui composent la transphobie : ignorance, peur, fantasme et projection sur un autre transformé en Autre radical, affairisme intéressé de prétendus diagnostics et expertises, spéculation sans frein, époque cynique et conflictuelle hésitant entre sécuritarisme et liberté à vendre, etc.

Le poids et la force des normes héritées de nos éducations est l’un des maux qui favorise les violences et discriminations envers l’autre.
Karine Espineira, laboratoire d’Etudes de genre et de sexualité à Paris 8

Karine Espineira : La définition générique la plus courante pointe vers la haine irrationnelle des personnes trans. Certes, elle parle au plus grand nombre, mais elle limite bien trop le sujet. Au-delà de la peur, la crainte ou la haine des personnes trans, elle traduit le trouble que provoque le changement de genre, voire la fluidité de genre, dans les sociétés construites sur « un toute femme » et un « tout homme » … Le poids et la force des normes héritées de nos éducations est l’un des maux qui favorise les violences et discriminations envers l’autre.

Ce qui scelle son besoin de transition c'est que, même lorsqu’elle a réussi à s’aménager une place, la société lui répond qu’elle ne veut pas d’elle, la traite de monstre, la rejette.
Maud-Yeuse Thomas, L’Observatoire des transidentités

Terriennes : En quoi, la transphobie diffère-t-elle de l’homophobie ?

Maud-Yeuse Thomas : Au niveau structurel, c’est la même chose : l’homophobie et la transphobie génèrent un besoin de présenter un vivre-ensemble face à un groupe aux intentions subversives et transgressives. Deuxièmement, toujours au niveau structurel, il y a une différence très importante dans le rapport entre l’identité et le corps, ce qui n’est pas le cas de l’homosexualité. On est dans l’identité subjective et son rapport au monde, aux normes, à autrui, à la conscience de soi. La trajectoire de vie de la personne se présente de telle façon qu’elle ne parvient pas à trouver une place convenant à cette forme d’identité, d’où cette opposition constante entre genre et sexe ; la femme trans en vient ainsi à vouloir voir son corps se modifier très tôt dans sa vie. À l’âge adulte, les choses se présentent différemment, mais ce qui scelle son besoin de transition est que, même lorsqu’elle a réussi à s’aménager une place, la société lui répond qu’elle ne veut pas d’elle, la traite de monstre, la rejette, etc.

Karine Espineira : L’homophobie regrouperait les violences envers les personnes gaies et lesbiennes. La sexualité serait donc l’objet-cause-motif des violences des discriminations. Côté trans, se serait les changements et franchissements de genre - pour faire court, des violences de genre, comme pour les femmes. Très important à mon avis, c’est que les auteur.e.s des violences ne font pas toujours cette distinction. Personnellement, il me semble que les personnes homosexuelles subissent aussi des violences de genre. Leur genre est présumé défaillant comme le démontre les insultes homophobes qui sont pour la plupart des injures sexistes : "tapette, pédale, folle, lopette, tarlouze, goudou, gouine, gouinasse, camionneuse", tout en ciblant des pratiques : "pédé, pédéraste, enculé, broute-minou", etc. Côté trans, les insultes sont très souvent homophobes (comme pédé pour les femmes trans ou gouines pour les hommes trans), et de fait sexistes. Le genre revendiqué est remis en doute et l’on accole des motivations sexuelles : comme l’idée d’une homosexualité invertie. À travers le changement de genre, la personne est soupçonnée d’assouvir une sexualité non-assumée.

Nous entendons souvent, dans le champ médiatique français, des personnalités politiques et religieuses considérer les femmes trans comme des homosexuels-transformistes ou des ersatz de femmes. Comment comprendre ces amalgames ?

Maud-Yeuse Thomas : Le socle de ce discours se compose de deux caractéristiques majeures qui sont l’occasion et le champ de ces amalgames. En premier, l’idée que toute société se compose d’une majorité saine, normale, etc. et de minorités ; c’est une lutte entre ces deux pôles pour réguler un mode de société et un seul. L’autre idée, c’est celle du travestissement. Cette notion ayant traversé les XIXe et XXe siècles permet d’opposer binairement les « deux sexes », de différencier l’un et l’autre dans leurs constructions en face-à-face dans des places, rôles et psychologies intangibles, fondées en nature, en culture, en divin, etc.

Karine Espineira : « Ce que dieu a donné, les trans l’ont défait ». Je résumerais à cette formule le trouble dans l’héritage religieux, déterministe, naturaliste et essentialiste. Si l’on n’est pas « née » comment « devenir » ? Cela traduit un conservatisme évident bousculé par des réalités qu'il leur faut disqualifier à n’importe quel prix pour préserver l’ordre moral, la famille, la procréation, etc. Foucault et d’autres l’ont démontré, donner à la différence de l’autre le statut de différence, c’est le classer en déviant et lui donner un statut l’excluant : paria, pervers, chimères, ersatz, caricature de… On remarque aussi que le féminin est encore rabaissé et le plus souvent par des hommes.

The Death and Life of Marsha P. Johnson, un documentaire sur deux activistes trans de Stonewall, montre que ces amalgames furent longtemps utilisés par les homosexuels pour invisibiliser les personnes trans, notamment les femmes.

Maud-Yeuse Thomas : Le problème qui se pose désormais est la lutte d’appropriation de l’événement politique de Stonewall comme un séisme politico-historique uniquement gay ; l’appropriation des questions trans par les gays est un second moment. Pourquoi ? Le pouvoir. Tant que les gays luttaient pour leurs droits, ils demandaient aux lesbiennes et trans de lutter avec eux en échange d’une intégration politique dans un LGBTI en lutte. Une fois les droits enclenchés -le mariage notamment-, les gays ont cessé de lutter et de s’accaparer une autre lutte, celle des trans. Cette démarche s’appuie sur le fait qu’ils n’ont jamais été féministes ni anticapitalistes, à part la fraction queer, et qu’ils ne luttent que pour une parité entre homo et hétéro. C’est ce que Sarah Schulman appelle la gentrification des esprits.

Aux Etats-Unis notamment, les premières victimes de transféminicides sont presque exclusivement des femmes trans noires ou latinas précaires.
Karine Espineira

Karine Espineira : Personne n’est « immunisé » contre les amalgames, stéréotypes et archétypes dont nous parlons. Les mouvements gays et lesbiens, comme trans, ont dû se confronter aussi, avec plus ou moins de succès, à leurs propres reproductions de la société sexiste et binaire et à leurs effets. Probablement que sur d’autres critères intersectionnels (on doit la notion au black feminism avec Crenshaw notamment), il y aurait aussi beaucoup à commenter et à analyser sur les critères de la couleur de peau, du handicap, de la précarité… En termes d’amalgames, de minorisations et d’exclusion de l’autre sur l’un de ces critères, voire sur plusieurs critères. Aux Etats-Unis notamment, les premières victimes de transféminicides sont presque exclusivement des femmes trans noires ou latinas précaires.

Justement, plusieurs études aux États-Unis soulignent l’instabilité financière des femmes trans. Une précarité contraignant certaines, notamment migrantes, à la prostitution.

Maud-Yeuse Thomas : Cette instabilité commence dès l’enfance et se poursuit sous la forme sociale, économique, de visibilité, etc. L’une amenant l’autre et composant un marché captif des expertises biopolitiques, d’où cette intense spéculation sur les minorités et autres monstres. Les plus précaires sont celles qui doivent faire face à une intersectionnalité de handicaps : typiquement, une femme trans noire ou latino, sans scolarité, famille pauvre, sans réseau de soutien, immigrée, etc.

Karine Espineira : Les femmes trans sont les plus rejetées, quel que soit le pays. Les rejets professionnels et pertes d’emploi sont supérieurs sur une fourchette qui va de 5 à 10% par rapport aux hommes trans, déjà eux-mêmes très touchés comme le montre l’enquête Whittle de 2007 ou celle du National Center for Transgender Equality parue en 2011.  
 

vanesa campos
Hommage à Vanesa Campos, une travailleuse de sexe trans d’origine péruvienne  assassinée à Paris, la nuit du 16 au 17 Aout 2018. (Ici lors de la Marche des fiertés en 2019 à Saint-Denis). Son meurtrier présumé a été interpellé en Allemagne fin décembre 2018 après quatre mois de cavale.
©Wikimédia commons

Dans la nuit du 16 au 17 Aout 2018, Vanesa Campos, une travailleuse de sexe trans, d’origine péruvienne a été assassinée au bois de Boulogne. Quel constat émettez-vous sur ce meurtre ?

Maud-Yeuse Thomas : Il y a deux choses dans cette affaire. Le meurtre lui-même et son instrumentalisation politique. Ce cas typique correspond au schéma précédemment cité. Etrangère, racisée, sans papiers, immigrée, travailleuse du sexe, etc. On tue un Autre qu’une société radicalise par tous les moyens pour le défaire de toute humanité. On le tue faute de l’esclavagiser et, surtout, on l’expose afin de créer une peur dans le groupe concerné, que l’on monnaye auprès de groupes, de gouvernements, de carrière. C’est ce qui s’est passé avec Paris Match. Choix des photos, du texte, du scoop, tout y est pour ce journal droitiste dans une société raciste, qui met en spectacle de tels faits.

Karine Espineira : Le traitement médiatique a été dans un premier temps en dessous de tout. Sans l’action de l’association Acceptess-Trans (Paris) et des soutiens, il n’y aurait pas eu de condamnation de cette maltraitance médiatique et de professionnels qui doivent interroger le recours systématique au morinom (deadname, prénom assigné), au pronom du sexe de naissance (il au lieu d’elle pour une femme trans, elle au lieu d’il pour un homme trans), au vocabulaire approximatif (usages de travesti, transsexuel ou transsexuelle un peu à la débottée). Dans ma propre recherche, j’ai à travailler sur les meurtres au bois, décrit comme un lieu où il arrive malheur aux trans qui l’ont plus ou moins cherché en se mettant en danger (je caricature à peine). Tous ces discours stigmatisent et éludent les interrogations sur les conditions de vie des personnes trans, leur choix et leur non-choix, les discriminations et les exclusions. On parle toujours du « trouble » que causeraient les personnes trans, mais beaucoup moins de ce que la société fait subir aux personnes trans.

Malgré le fort écho qu’a eu cet assassinat dans la sphère publique, les associations dénoncent aujourd’hui l’absence de mesures convaincantes.

Karine Espineira : Dans une interview du 23 juin 1982 sur Antenne 2 (aujourd’hui France2), interrogé sur la nécessité d’une loi, le professeur René Küss, alors président de l’académie de médecine, répondait qu’un si petit groupe ne méritait pas une loi, au sens qu’une loi pour un si modeste groupe ne semblait pas utile. Par cet exemple, je traduis l’un des imaginaires sur les trans : peu nombreux et nombreuses, en souffrance, plus ou moins équilibré.e.s, pesant sur la sécu, finissant au bois ou dans un cabaret, avec une faible espérance de vie, etc.
D’une certaine façon, je crois que le législateur comme les institutions en sont encore là, sans compter la menace des conservatismes judéo-chrétiens qu’aucun gouvernement ne souhaite se remettre totalement à dos depuis les événements du mariage dit pour tous (et toutes !) Autrement dit, pour le politique, la question trans est secondaire, voire anecdotique, assurément compliquée et brûlante.

Maud-Yeuse Thomas : Une société qui se prête à cette violence publique, qu’elle assume totalement en l’exposant, est prête à basculer dans le fascisme ordinaire. Cet Autre est son élément déclencheur, sa goupille pour créer les conditions d’une peur collective et une société sécuritaire. C’est un geste mafieux assumé par une démocratie qui le met en scène et voit ce qu’il en sort. La société va-t-elle réagir ? Ce n’a pas été le cas. Pourquoi un pouvoir fort, de type ultralibéral et traditionnaliste, votant à droite ou ultradroite, justifiant des violences publiques au nom d’une politique sécuritaire, ferait-elle quelque chose ? La gauche a-t-elle bougé ? Pas un mot. Détruire est plus facile, c’est (presque) gratuit. Cela est en lien avec une histoire de pathologisation qui court depuis 2 siècles, la psychiatrie affirmant que ce sont des malades doublés de narcissiques cyniques, qui transgressent normes, règles du vivre-ensemble…. C’est bien fait pour elle - ou pour lui. Bref, c’est une société qui a besoin de ce type d’exemples à brandir comme bouc émissaire parfait. Wendy Brown parle de politiques du stigmate. C’est exactement cela. On fabrique un autre en Autre en le radicalisant, en dressant le portrait d’un ennemi de telle manière qu’on adorerait le rejeter ; voir le haïr, le tuer si possible.

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Marche transgenre et non-binaires à  Atlanta le 12 octobre 2019.

©AP Photo/Robin Rayne


Quelles sont les conséquences (actuelles : sur le plan législatif, médical, psychiatrique) de la pathologisation des genres trans ?

Maud-Yeuse Thomas : Pour bien comprendre le rôle et la fonction de la pathologisation, il faut éclairer le cadre et modèle lui-même. Le premier item est le modèle naturaliste des XIXe-XXe siècles, biologisant les identités, psychologies, rôles et places. Les 2e et 3e item en découlent. Le 2e item est le maintien de la frontière sain/pathologique. On a inventé de toutes pièces une maladie mentale qui justifiait l’interventionnisme, sous la forme d’une inversion violente ou médicochirurgicale. Le 3e est lié à l’assignation sociojuridique dans les pays occidentaux, qui joue le rôle de rituel sociétal et individuel. On assigne un genre en fonction d’une classe de sexe -et non « le sexe » lui-même. Cette assignation intangible est le nœud du problème et prend la place du devenir humain. La pathologisation est une fonction sociopolitique protégeant le schéma général et ces trois items.

La violence des démocraties est donc intacte, même aujourd’hui. Un #metoo trans serait nécessaire.

L’Argentine est le premier pays à avoir légiféré en donnant aux citoyens l’accès à leur état civil en 2012. Elle a été suivie d’autres pays : Malte en 2013 pour la question intersexe, mais aux ambitions bien moindres, la France, depuis 2018, une facilitation de changement de prénom avant transition. Ce changement a éclairé un autre fait : l’obligation de stériliser les gens, comme actuellement au Japon et d’autres pays, pour obtenir une modification de l’état civil. La violence des démocraties est donc intacte, même aujourd’hui. Un Metoo-trans serait nécessaire.

Karine Espineira : Je ne vais pas en ajouter plus, sinon juste que la pathologisation est l’un des outils et mécanismes qui contribuent à construire l’autre en exception, singularité et déviance, voire à le déshumaniser.

De nombreuses travailleuses de sexe trans expliquent que certains de leurs clients – par honte ou déni - peuvent être des agresseurs. Comment comprendre cette dualité – désir, révulsion – qu’entretiennent ces hommes à l’égard des femmes trans ?

Maud-Yeuse Thomas : Notre société a organisé les désirs et la sexualité de manière hiérarchique, cisgenre et binaire, en arrangeant l’attirance et la répulsion de manière cloisonnée, en se réservant l’usage des violences de genre et le fantasme de nouvelles expériences sexuelles. La femme trans, surtout non opérée, déstabilise ces schémas et met l’attirance et la répulsion au même niveau ; qu’une « transsexualité » abat la frontière homo/hétéro, alors que la répulsion homosexuelle est encore très forte dans la société hétérosexuelle, que le travestissement, pourtant très fréquent dans la population hétéro, est encore tabou et très combattu.

Karine Espineira : La morale, les culpabilisations de tous ordres, jouent à plein régime en nous sommant de nous positionner dans « le normal » à longueur de temps. Dans mon enfance, dans ma cité, j’entendais, de ci de là, des blagues sur le fait d’aller « voir les putes ». Entre rires, hontes et sentiments de rite de passage, c’est la femme qui était toujours au final le bouc émissaire ou la passeuse du monde (les « jeunes gens » devenaient des hommes après l’acte). Par la suite, j’ai entendu des discours sur la misère sexuelle de ces hommes qui vont voir ces femmes-là. Avec la femme, trans cette fois-ci, rien ne s’arrange pour ces pauvres malheureux qui ne pourraient donc pas se payer une vraie femme (j’ironise sur les on-dit pas sur les personnes) ou ceux qui compenseraient une homosexualité refoulée avec un ersatz de "femme à bite". Sans vouloir de la psychologie de comptoir, les dualités sont entretenues par les normes : la sexualité sage et hétérosexuelle vs les sexualité autres (assumées et débridées).

La visibilité est-elle un symbole de progrès ?

Maud-Yeuse Thomas : La visibilité est nécessaire. Ce n’est pas un progrès en soi mais un outil. Pour le moment, on en est toujours à la dépathologisation dans les faits. En France, la Sofect exige toujours un diagnostic et prétend à des expertises et ce n’est pas la seule. Plein de gens se prétendent experts, militer pour eux, être « bienveillant ». Bref, un marché à saisir.
La visibilité trans à un coût toujours important et le processus est éprouvant. Elle implique à la fois une visibilité politique, militante, et une invisibilité au quotidien pour être anonyme, trouver un emploi, etc. Exposer quelqu’un comme Laverne Cox permet de diffuser des médiations dans la société pour la génération actuelle et celles à venir. Mais cette visibilité est l’arbre qui dissimule la forêt inégalitaire, pathologisante, biologisante et cisgenre. Cox est une médiatrice efficace car elle montre et s’efface ; elle tient lieu de médiation individuelle et collective, à l’inverse de Catlyn Jenner qui s’expose pour s’exposer, vendre un modèle de société hyperlibéral inégalitaire.

Karine Espineira : Oui et non. Comme le précise Maud, sans visibilité, il n’y pas d’existence, mais exister aux yeux de tous, c’est aussi être en danger suivant les contextes. La visibilité, quand elle sera banalisée et s’inscrira dans le grand éventail de couleurs de la diversité pour tous et toutes (y compris nos amies cisgenres et/ou hétérosexuels), prendra l’habit du symbole. De celui de nos luttes passées et du chemin de plusieurs générations pour parvenir à être accepté.e.s comme être humain.

Le transféminisme est-il une nécessité urgente ?

Maud-Yeuse Thomas : L’urgence, c’est la dépathologisation réelle et des réponses politiques et juridiques adaptées. Le transféminisme est une analyse politique pour un projet de société démocratique. Ici, on sort des besoins urgents répondant à la vie des personnes trans et elles seules, pour un besoin de société égalitaire qui pense le rapport des humains à l’environnement, aux non humains. Le transféminisme est spécifique en raison de la spécificité des luttes trans face à des traditions et pouvoirs qui refusent de les régler mais c’est le même projet féministe.

Karine Espineira : Le transféminisme dans sa forme première, celle exposée par Emi Koyama (2003) dans le contexte étatsunien, a semblé nécessaire. En résumé, le message était le suivant : nous, personnes trans, avons des choses à vous dire depuis notre point de vue de femmes trans et nous n’acceptons pas la société patriarcale. D’extensions en développement, à des degrés divers suivant les aires géographiques culturelles, il est devenu intersectionnel et la convergence d’un nous les femmes de couleur, les femmes précaires, les femmes lesbiennes, les femmes handies, les femmes trans… Le transféminisme, conjugué au singulier comme au pluriel, ne se substitue pas aux féminismes, il en est à la fois l’un des héritages, l’un des courants, mais aussi et désormais l’une de sources.

Des préconisations pour lutter contre la transphobie ?

Maud-Yeuse Thomas : Oui, plein. Les revendications trans dans le monde entier se concentrent sur quelques points avec des spécificités selon les groupes trans. Tout d’abord, les savoirs-experts sont pensés par les personnes trans, non ces experts autoproclamés, psys, sociologues ou autres. J’ai parlé d’une dépathologisation réelle. La base de cette revendication commune, féministe, est l’égalité et la démocratie. Elle suppose de repenser ce que nous nommons travestissement, réfléchir sur l’assignation intangible, la fonction éthique des usages des médecins modernes, l’abandon de cette forme de contrôle moderne qu’est la sexopsychiatrie qui spécule pour contrôler les vies dans tous ces aspects : identitaire, comportementale, sexuelle et affective. Dans l’intervalle, le changement juridique doit intervenir en amont de toute intervention, quelle qu’elle soit, pour toute la population - et simplement « les trans ». Elle permettra de régler la question intersexe par un refus éthique de toute intervention et mutilation des corps intersexués.

Karine Espineira : 1) Des politiques publiques sans ambiguïté et avec les concerné.e.s sont nécessaires. Trop de documents et de discours sont formulés pour, mais sans, les concerné.e.s. 2) Améliorer l’accès à l’emploi, au logement, à la santé. Cela semble acquis et pourtant sur le terrain, le constat n’est pas reluisant. 3) Considérer les savoirs trans comme spécifiques et encourager des productions trans (dans l’université comme dans les arts). 4) Laisser s’exprimer la diversité des expressions trans. Il n’y a pas une « bonne transidentité » ou « transitude » d’un côté et de mauvaises de l’autre. 5) mener une enquête sur la transphobie d’une bien plus grande ampleur que celle qui a eu le mérite d’être menée en 2014. Cette-fois financée par les pouvoirs publics, dirigée par des personnes trans et non-trans de l’université et de l’associatif en collaboration avec des partenaires institutionnels.
 

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