Fil d'Ariane
On les appelle « Women in Red » sur la Toile anglophone, « Sans PagEs » en francophonie : on leur flanque dans ce cas un E majuscule pour suggérer qu’il s’agit de personnalités de sexe féminin. Ce sont des femmes qui, dans un monde parfait, auraient leur biographie sur Wikipédia comme leurs homologues masculins. Le monde étant ce qu’il est, elles ne l’ont pas. Elles n’ont pour l’instant qu’une ligne en rouge: la couleur des choses à faire. La liste de leurs noms est une incitation à combler le « gender gap » (le « fossé entre les sexes »), en créant les pages manquantes et en faisant passer leurs identités du rouge au bleu : la couleur qui désigne sur Wikipédia les choses faites et les missions accomplies.
A retrouver dans Terriennes :
> Wikipedia, où sont les femmes ?
Pour avancer dans ce travail de rattrapage, le projet « Let’s Fill the Wikipedia Gender Gap » (« Comblons l’écart de genre sur Wikipédia ») a été lancé à Genève par le Bureau de l’égalité de l’Université. Rattrapage double, portant sur les contenus de l’encyclopédie, mais aussi sur la participation à sa rédaction: seules 10 à 15% des personnes qui y contribuent seraient des femmes. Bilan ? Entre septembre 2015 et juillet 2016, 86 biographies de femmes notoires, ayant œuvré en Suisse romande en tant qu’écrivaine, astrophysicienne, chorégraphe ou juge fédérale, ont été créés par 70 contributrices et par deux ou trois contributeurs.
Le rassemblement mondial de la communauté wikipédienne, tenu fin juin 2016 dans le village alpin d’Esino Lario en Italie, a classé l’initiative genevoise parmi les « projets les plus cools de l’année ». Et le « chapitre » français du mouvement wikipédien a programmé deux interventions de l’équipe romande lors de la première WikiConvention francophone, en août 2016 : l’une portera sur « Comment féminiser un village de Schtroumpfs » (titre emprunté au Temps, pour le plus grand ravissement de celui-ci), l’autre sur le langage épicène (c'est à dire avec des formes neutres, ndlr). Voyons un peu.
« Lorsqu’on veut étoffer collectivement Wikipédia sur un sujet donné, on organise en général des edit-a-thons: des marathons contributifs qui attirent plutôt des contributeurs chevronnés. Nous avons travaillé, au contraire, avec des personnes débutantes, les accompagnant tout au long du processus », note Natacha Rault, responsable du projet. Première contrainte : la nature encyclopédique de l’ouvrage exige une forme d’écriture particulière. « Les néophytes font l’erreur d’adopter un ton non neutre, un style lyrique, un langage marketing ou une approche journalistique, c’est-à-dire avec un angle. Une biographie sur Wikipédia doit rester factuelle: il faut éviter adjectifs, interprétations, extrapolations et supputations. De plus, on ne peut pas faire du travail inédit, ce qui est difficile pour des universitaires qui ont l’habitude de créer du savoir. Wikipédia, c’est de la vulgarisation, il faut que l’information existe déjà quelque part et qu’on puisse renvoyer à des sources publiées. »
Une femme aura tendance à hésiter si elle a l’impression de ne pas maîtriser complètement un sujet. Un homme est parfois capable de créer une page en écrivant juste le titre
Natacha Rault
À côté des traits d’union (« les candidat-e-s »), des doubles désignations (« les collaboratrices et collaborateurs ») et de la quête des tournures unisexes qui « devient une sorte de contrainte poétique » aux yeux de Natacha Rault, le fait de féminiser les noms des professions, titres et fonctions renvoie, lui, à l’épaisseur historique de la langue. « Au Moyen Âge, les métiers se déclinaient au masculin et au féminin. Au XVIIIe siècle, des tournures telles que "J’étais née pour être sage et je la suis devenue", dans les Noces de Figaro, sont parfaitement admises. Ces formes disparaissent ensuite sous la poussée de l’Académie Française, qui masculinise la langue en considérant que le masculin est un principe supérieur, englobant le féminin. » Pour la petite histoire, « l’Académie française avait été créée en 1635 par Richelieu sur le modèle de ce qu’avait fait en Espagne le grammairien Antonio de Nebrija; dans les deux cas, ça allait de pair avec la colonisation: il s’agissait d’unifier par la langue les territoires conquis ». Deux siècles plus tard, « lorsque les féministes monteront au créneau, dans les années 1970, l’Académie fera un tour de passe-passe en sortant de son chapeau l’idée du masculin générique, qui hériterait du neutre latin et qui engloberait donc tout… »
Il y a du chemin à faire, mais on peut rester optimiste. « Je suis Française. Quand je suis arrivée à Genève et que j’ai commencé à travailler à l’université, bien que féministe, je trouvais que le langage avec des tirets, ce n’était pas beau. Mais ces arguments esthétiques traduisent en réalité des habitudes: dans la langue comme en peinture, les nouvelles formes paraissent souvent inesthétiques. Après, on s’habitue, on réfléchit, et on finit par changer d’avis. »
Article original paru dans Le Temps le 28 juillet 2016