Fil d'Ariane
Elle a les yeux pétillants, le sourire espiègle et une énergie incroyable pour ses 84 ans : les Québécois l'adorent. Arrivée en 1955 de son Italie natale, Sœur Angèle entre dans les ordres et entame une carrière de cuisinière qui fait sa réputation d’un bout à l’autre de la province. Elle a offert douceur et bienveillance aux Québécois, et ils le lui rendent bien. Rencontre.
En ce 5 novembre 2022, à Baie-Saint-Paul, bucolique petite ville lovée au bord du fleuve Saint-Laurent dans la région de Charlevoix, Sœur Angèle anime un atelier "tiramisu" pour les participants au festival Cuisine, Cinéma et Confidences. Avec son accent roucoulant, elle donne SA recette du traditionnel dessert italien : "Partager la cuisine, c’est un cadeau," précise-t-elle par la suite durant notre entrevue.
Elle enseigne l’histoire, la provenance des aliments, pourquoi on les utilise... Elle a fait évoluer la société québécoise.
Liza Frulla, présidente de l’Institut du Tourisme et de l’Hôtellerie du Québec
Une entrevue interrompue à de nombreuses reprises par des hommes, des femmes, des jeunes et des moins jeunes, qui veulent une photo avec elle, la remercient, lui disent à quel point ils l’aiment. Une vraie rock star ! "On me dit : 'Vous êtes une personne qui nous a marqués, qui nous a fait évoluer, qui nous a donné envie de cuisiner. Vous nous avez donné la passion de l’alimentation'," explique en souriant la religieuse d’origine italienne.
Les trois vies de soeur Angèle
Angiola Rizzardo est née le 11 août 1938 à Casavo del Tomba, en Vénétie. Enfant, elle a connu la guerre, ses privations, ses horreurs, et elle en restera marquée à vie. Elle ne se souvient plus vraiment comment et pourquoi elle a débarqué au Québec, en 1955, si ce n’est qu’elle devait aller rejoindre sa sœur qui vivait à Toronto et qu’elle a finalement décidé de rester à Montréal.
C’est là que sa vocation religieuse se concrétise : elle entre dans la communauté montréalaise de Notre-Dame-du-Bon-Conseil et devient Sœur Angèle. "Il faut écouter le destin, se souvient la religieuse. Ca n’a pas été facile de rentrer chez les sœurs… En fait, j’ai eu trois vies : la guerre, mon arrivée au Québec et mon entrée au couvent où je devais à la fois apprendre les règles et apprendre le français".
Mais elle a une deuxième passion depuis son enfance : la cuisine. Elle obtient en 1971 un Brevet d’enseignement en alimentation et en art culinaire, ce qui lui permet d’enseigner la cuisine et de faire de la recherche culinaire à partir de 1975, et pendant seize ans, à l’Institut du Tourisme et de l’Hôtellerie du Québec, l’ITHQ – il y a d’ailleurs une cuisine à son nom dans l’école.
Cette carrière de cuisinière enseignante mène Sœur Angèle tout naturellement vers les communications : elle enchaîne émissions de télévision et de radio pour devenir une star du petit écran québécois. Elle a aussi écrit plusieurs livres de recettes, ainsi que sa biographie, en 2013. Et elle est donc devenue au fil des années l'une des personnalités favorites des Québécois, toutes générations et toutes classes sociales confondues. Sœur Angèle, c’est un phénomène ici, vraiment.
"Sœur Angèle, c’est une icône, une personne qui est tellement rassembleuse, chaleureuse, que personne ne résiste à son charme. Et ce qui est exceptionnel, c’est que ce sont des gens de 5 à 90 ans : on le voit ici, beaucoup de jeunes viennent la voir. Sœur Angèle, c’est aussi l’histoire de la gastronomie. Elle enseigne l’histoire, la provenance des aliments, pourquoi on les utilise, déclare Liza Frulla, la présidente de l’ITHQ. Elle a société québécoise, de 1960 à aujourd’hui".
Liza Frulla est convaincue que Sœur Angèle incarne cette évolution gastronomique du Québec et que c’est un héritage pédagogique qu’elle laisse derrière elle.
La religieuse se souvient que, quand elle est arrivée au Québec, en 1955, on ne mangeait que du pain blanc en tranches ; les champignons, personne n’osait y toucher, alors que, maintenant, on va les cueillir dans la forêt. Aujourd'hui, les boulangeries québécoises n’ont rien à envier à celles de la France en qualité et variété des pains proposés.
Idem pour les fromages : on peut maintenant se faire un plateau de fromages québécois tout aussi délicieux que de fromages français. Sœur Angèle a même un fromage qui porte son nom, dont le produit des ventes est réinvesti dans des programmes pour aider des jeunes défavorisés à apprendre à cuisiner. Car la religieuse a aussi à cœur d’aider son prochain, elle est impliquée dans toutes sortes d’œuvres humanitaires via notamment sa Fondation dédiée aux jeunes qui veulent faire carrière dans la gastronomie, mais qui n’ont pas les moyens de faire des études ou qui ont des difficultés d’apprentissage.
Aussi incroyable que cela puisse paraître, Sœur Angèle a rencontré les sept derniers Papes de l’Église Catholique, de Pie XII à François, qu’elle a vu l'été dernier, quand il est venu à Québec. Elle en a profité pour lui offrir du sirop d’érable, la sève du Québec…
L'Eglise est délaissée parce que les gens se sont repliés sur leur bonheur matériel, mais ils ont besoin de parler de leur vie, de leurs malheurs, et moi je suis là pour les écouter.
Soeur Angèle
Elle avoue que son préféré est Jean XXIII, celui qui a mis en place des réformes importantes au sein de l’Église. "Ils ont chacun leurs personnalités et leurs qualités", souligne-t-elle. Sœur Angèle reconnait que son Église vit des moments difficiles : "Elle est en grande souffrance actuellement. Elle a été délaissée parce que les gens se sont repliés sur leur bonheur matériel, mais ils ont besoin de parler à quelqu’un de leur vie, de leurs malheurs, et moi je suis là pour les écouter. Ils viennent me voir parce qu’ils ont soif d’amour. L’Église va retrouver son éclat, elle deviendra bientôt plus forte. "
Quand on lui demande si elle a des regrets de ne pas avoir vécu l’amour avec un homme, au profit de son engagement religieux, Sœur Angèle répond avec humour qu’elle n’avait de toute façon pas le temps d’avoir un homme dans sa vie ! Et que de l’amour, elle en a reçu et donné à profusion. Son carburant énergétique, c’est justement l’amour. " Le public me donne cette énergie, les gens savent que je ne suis pas là pour moi mais pour eux, je leur donne des trucs simples pour aller plus loin. La vie m’a appris à vivre dans la simplicité et dans la modestie".
Et c’est ça qu’elle veut laisser en héritage : "L’amour des gens, que la foi continue dans la société, que ce soit un amour qui dure, que la paix ne soit pas dans l’argent mais dans l’être humain, que les jeunes puissent prendre leur place et se réaliser".
Sœur Angèle dit croire encore en l’humanité, malgré tout ce qu’il se passe sur notre planète actuellement : "Lhomme est bon au départ, mais le pouvoir tue", estime cette femme hors de l’ordinaire, qui aime dire à tous ceux et celles qui viennent la saluer et la remercier pour son œuvre : "Continuez à aimer, car l’amour et la santé vont vous emmener loin ".
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