Fil d'Ariane
Après la chute du régime de Bachar al-Assad, la Syrie est dirigée par d'anciens rebelles islamistes. Si les nouvelles autorités se veulent rassurantes, le refus du nouvel homme fort du pays de serrer la main d'une ministre allemande en visite officielle à Damas a créé la polémique. Alors quelle place pour les femmes dans la nouvelle société syrienne ? Trois exilées en France partagent leurs craintes et leurs espoirs.
Syrienne musulmane devant un arbre de Noël dans le quartier de Bab Touma, à Damas, en Syrie, le 24 décembre 2024.
Pas de poignée de main à une femme : les images de l'accueil réservé par le nouvel homme au pouvoir en Syrie, Ahmad al-Chareh, à la cheffe de la diplomatie allemande le 3 janvier dernier ont fait le tour des réseaux sociaux. Comme il est d'usage pour certains musulmans rigoristes, le dirigeant islamiste l'a saluée en posant sa main sur sa poitrine, après avoir attrapé du bout des doigts celle de son homologue français Jean-Noël Barrot. Il s'agissait de la première visite d'une délégation officielle européenne depuis la chute de Bachar Al-Assad le 8 décembre 2024.
Ce geste a eu un écho particulier au moment où Annalena Baerbock venait justement à Damas plaider le droit des femmes. La cheffe de la diplomatie allemande avait elle-même brièvement réagi à l'épisode, expliquant à des journalistes : "dès mon arrivée, j'ai compris qu'il n'y aurait pas de poignée de main ordinaire". Selon Der Spiegel, les deux chefs de la diplomatie en avaient été informés par leurs interlocuteurs syriens en amont de la visite et avaient désapprouvé ce protocole.
Quelques jours auparavant, plusieurs signes avaient été perçus comme positifs concernant la place des femmes dans la future Syrie : les nouvelles autorités ont chargé une responsable de la banque centrale, Maysaa Sabrine, de gérer provisoirement les affaires de l'institution, une nomination inédite pour une femme à ce poste. Cette spécialiste financière occupait jusque là le poste de première adjointe au gouverneur de la banque centrale syrienne depuis 2018.
Cette nomination intervenait quelques jours après des propos de la cheffe du Bureau des affaires de la Femme qui ont provoqué un tollé. Dans une interview à la télévision turque TRT sur "l'espace" qui sera donné aux associations féministes en Syrie, Aïcha al-Debs avait appelé les femmes à "ne pas outrepasser les priorités de leur nature créée par Dieu", à savoir "leur rôle éducatif au sein de la famille". "Pourquoi adopter un modèle laïc ou civil? Nous allons mettre en place un modèle propre à la société syrienne et c'est la femme syrienne qui va le réaliser", a-t-elle déclaré. S'adressant aux femmes syriennes -sunnites, druzes, alaouites ou chrétiennes- elle a insisté sur le fait que "nous sommes toutes égales" et a invité "celles qui ont des diplômes et de l'expérience" à se tourner vers les institutions gouvernementales pour un emploi.
Le chef de la diplomatie syrienne, Assaad al-Chibani, a tenu à réagir sur X, affirmant que les autorités "se tiendront aux côtés" des femmes "et soutiennent pleinement leurs droits".
Alors faut-il ou non s'inquiéter de l'avenir des femmes dans la Syrie de l'après-Bachar el-Assad ? Quelle place les nouveaux dirigeants islamistes peuvent-ils leur réserver au sein de la société ? Vont-ils chercher à réduire leurs libertés, à l'image des Talibans en Afghanistan ?
Sham Alhallaq : J'ai senti beaucoup de joie, beaucoup d'émotions. Quelque chose que nous, les Syriens et les Syriennes, avions oublié. On avait oublié que nous pourrions connaître ça de notre vivant. Difficile, pour l'instant, réaliser ce qui nous arrive. Je pense que le jour où on sera sur place, on comprendra mieux que, enfin, on est sans la famille Assad.
Hala Rajab : Il y a eu beaucoup de joie parce que c'est vrai que nous ne pensions pas que cela arriverait de notre vivant. Pour nous, réfugiés en France qui vivons dans l'incertitude, il y a aussi que nous avons construit toute notre vie ici, pensant qu'il n'y aurait jamais de retour possible. Et tout d'un coup, voilà que la possibilité s'ouvre à nous. On est aussi un peu perdus, je pense.
Rasha Rizk : L'espoir est possible après quatorze ans de guerre, sous la tyrannie de Bachar el-Assad qui s'est révélé le plus grand tyran du XXe siècle et du XXIe siècle. Cet espoir, cette liberté, le peuple syrien l'ont bien bien mérités.
TV5MONDE : Aujourd'hui est un moment décisif de l'histoire pour les Syriennes, notamment pour les jeunes générations, les jeunes filles. Ce qui se joue aujourd'hui, est-ce que ce n'est pas finalement de réussir à conquérir une liberté qui peut encore échapper au peuple syrien ?
Sham Alhallaq : Cette liberté est toute nouvelle pour nous, les Syriens et les Syriennes. L'étape la plus difficile était de faire tomber le régime. Nous sommes maintenant face à un vrai défi, en tant que société civile, en tant qu'activistes, en tant que Syriens. Il y a actuellement 7 millions de Syriens réfugiés à l'étranger, qui ont des compétences que l'on pourra maintenant valoriser. C'est maintenant que l'on va pouvoir faire quelque chose de nos compétences en tant que Syriens et Syriennes.
Notre dossier Réfugiées syriennes en première ligne
TV5MONDE : Les nouveaux dirigeants du pays sont des islamistes du groupe Hayat Tahrir al-Cham, qui a eu des liens avec Al-Qaïda et l'État islamique. Or des islamistes au pouvoir, ce n'est pas forcément de très bon augure, ni pour les artistes, ni pour les femmes....
Hala Rajab : En tant qu'artiste et femme, j'ai évidemment des inquiétudes. Mais nous nous trouvons à un moment assez important, historique, où tous les scénarios et les possibilités sont encore sur la table. Et ce scénario qui va être écrit pour la Syrie, le peuple syrien va y participer de l'extérieur et de l'intérieur du pays, et pas seulement la communauté internationale qui, je pense, doit jouer aussi son rôle pour aider le peuple syrien à décider de son destin aujourd'hui.
On ne peut pas comparer un pays comme la Libye, le Yémen ou l'Afghanistan à la Syrie, qui est composée de six différentes ethnies et religions. Sham Alhallaq
TV5MONDE : Abou Mohammed Al-Joulani, le chef du groupe Hayat Tahrir Al-Cham avait fait l'éloge des talibans lors de leur retour au pouvoir en 2021. Est-ce que la Syrie risque de devenir un nouvel Afghanistan ou est-ce impossible pour vous ?
Rasha Rizk : On n'a pas de visibilité. On est entre la joie et la peur. Tout est possible. On reste assez vigilants, assez sceptiques quant au comportement de Hayat Tahrir Al-Cham, mais on verra... Ils ont promis d'essayer de mettre en oeuvre des politiques d'urgence pendant cent jours pour aider les Syriens, ouvrir les prisons, faire marcher le pays, en assurant les besoins nécessaires comme l'eau courante, l'électricité etc. Après, on verra s'ils veulent vraiment passer de force armée à parti politique, comme ils ont promis. Beaucoup d'observateurs, aujourd'hui, disent que ce ne sont que des paroles. Il faut attendre de voir les actes...
Notre dossier Afghanes sous régime taliban : au nom de la liberté
Sham Alhallaq : Ce qui distingue la Syrie et l'Afghanistan, c'est que la population afghane est composé de sunnites à 90 % et de chiites à 10 %. On ne peut pas comparer un pays comme la Libye, le Yémen ou l'Afghanistan à la Syrie, qui est composée de six différentes ethnies et religions. Il n'y a pas que des Arabes, il y a des Kurdes, des Arméniens, des alaouites, les chrétiens, ... Si l'on veut vraiment appliquer un modèle qui serve d'exemple, ce serait l'Irak. L'Irak aussi a connu le parti Baas et est composé de différentes ethnies et religions. Je trouve qu'on est très loin de pouvoir imaginer un système de talibans en Syrie.
Les femmes étaient dans les rues pour réclamer l'indépendance, puis pour réclamer des changements de leur situation. Elles ont réussi à en obtenir quelques-uns qui, même minimes, étaient, à l'époque, des victoires. Sham Alhallaq
TV5MONDE : Il faut aussi peut-être rajouter qu'en Syrie, les femmes, notamment, sont beaucoup plus éduquées, beaucoup plus instruites que les femmes afghanes. Ça peut être aussi un rempart contre l'interdiction ?
Sham Alhallaq : Les femmes ont toujours été composante très importante de la société syrienne. Durant le mandat français, déjà, les femmes étaient dans les rues pour réclamer l'indépendance. Les femmes sont encore descendues dans les rues après l'indépendance pour réclamer des changements de leur situation. Elles ont réussi à en obtenir quelques-uns qui, même minimes, étaient, à l'époque, des victoires. Donc oui, les femmes font toujours partie de notre société. Elles sont toujours présentes et vont continuer à être présentes. C'est ce qui nous a été promis, en tout cas, par le gouvernement de transition.
Il y a beaucoup, beaucoup de travail à faire pour les droits des femmes, en ce qui concerne le mariage, le divorce, le mariage des mineurs, la garde des enfants, etc. Rasha Rizk
TV5MONDE : Les femmes ont toujours, dans l'histoire de la Syrie, occupé une place prépondérante ?
Rasha Rizk : Oui, mais c'est grâce à la société syrienne, surtout la société urbaine. Les femmes ont toujours été présentes. Ce sont des femmes fortes, diplômées, qui veulent travailler, qui font des études, qui veulent prendre leur place dans la société et dans la politique en Syrie. Et ce n'est pas grâce au régime syrien, qui a beaucoup travaillé dans sa propagande sur une fausse liberté des femmes, qui ne correspond pas à une force juridique et ne se reflète pas dans les lois. Parce que dans la loi civile syrienne, il y a beaucoup, beaucoup de travail à faire pour les droits des femmes, en ce qui concerne le mariage, le divorce, le mariage des mineurs, la garde des enfants, etc. Le travail n'est pas encore fait et n'a pas été fait sous le régime d'Assad.
TV5MONDE : Parmi les prisonnières libérées, nombreuses sont celles qui ont subi des viols et des agressions sexuelles durant leur détention. Elles sont aujourd'hui mères d'enfants dont elles ne connaissent pas le père. Quelle place la société syrienne pourra leur faire ? Seront-elles accompagnées ou ces questions de viols, d'agressions sexuelles restent tabous en Syrie ?
Sham Alhallaq : C'est le travail des organisations internationales et des organisations syriennes formées il y a dix ans, qui luttent pour les droits des détenus et des disparus. C'est le travail de la CICR qui est aussi responsable des détenus. C'est le travail de la société civile et du gouvernement qui va se mettre en place, qui va donner une place à ces femmes-là, aux détenus, aux familles des disparus. Des milliers de familles cherchent encore leurs proches dans les fausses communes. Les familles identifient les corps sans aucun organisme international pour les aider. Ce silence total, ce qui se passe envers les détenus et surtout leurs familles, c'est difficile sur le terrain.
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