Fil d'Ariane
Son dernier discours a tourné en boucle, ce week-end, dans les médias du monde entier. Plus que ses mots, c'est son silence qui a frappé les esprits, touché les coeurs et tiré les larmes. "Parle si tu as des mots plus forts que le silence, ou garde le silence", écrivait le tragique grec Euripide. Ce mutisme inhabituel - et d'autant plus fort - de celle qui donne de la voix depuis plusieurs semaines, a élevé un peu plus Emma Gonzalez au rang d'icône.
Samedi 24 mars 2018, la lycéenne monte à la tribune installée à Washington, où se sont succédé avant elle étudiants, activistes, artistes... Dans la capitale américaine, comme dans d’autres villes des Etats-Unis, des centaines de milliers de personnes ont marché pour réclamer un plus grand contrôle des armes à feu. Celles qu'utilisent les tireurs qui perpétuent des massacres de masse jusque dans les établissements scolaires. Un massacre qui a touché, le 14 février, le lycée Marjory Stoneman Douglas à Parkland (Floride).
Pendant 6 minutes et 20 secondes, Emma Gonzalez porte, une fois de plus, son message. Soit le temps qu’il a fallu à Nikolas Cruz, 19 ans, pour tuer 17 lycéens et en blesser 15 autres dans l'établissement. « Personne ne prenait la mesure de ce qu’il se passait, scande à la tribune Emma Gonzalez. Personne ne pouvait croire que des corps n'ont pas pu être identifiés avant plus d’une journée. Personne ne savait que les personnes portées disparues ne respiraient plus depuis plusieurs heures déjà. »
Battez-vous pour votre vie, avant que quelqu’un d’autre ne s’en charge.
Emma Gonzalez, dans son discours du 24 mars 2018
Emma Gonzalez poursuit en énumérant tout ce que ces jeunes ne feront plus jamais : "se plaindre des répétitions de piano", "appeler une autre amie « miss sunshine »", "rentrer de l’école avec son frère", "se balader ensemble après les cours", "jouer au basket-ball".
Son énumération prend fin dans un long silence de plus de 4 minutes qu'elle rompt pour déclarer : « Depuis le moment où je suis arrivée sur cette scène, 6 minutes et 20 secondes se sont écoulées. Le tireur a maintenant arrêté de tirer et va bientôt abandonner son arme avant de se fondre dans la foule d’étudiants qui quittent l’école. Il va marcher en toute liberté pendant une heure avant d’être arrêté. Battez-vous pour votre vie, avant que quelqu’un d’autre ne s’en charge », conclue-t-elle avant de quitter la scène sous les applaudissements. (voir son discours en anglais ci-dessous).
Emma Gonzalez n’en est pas à son premier coup d’éclat. Déjà, à peine trois jours après cette tuerie, elle prenait la parole à Fort Lauderdale en Floride. A la tribune, elle interpelle le président Donald Trump : « Si le président me dit en face que c’est une terrible tragédie et qu’on ne peut rien y faire, je lui demanderai combien il a touché de la National Riffle Association (NRA). Moi, je le sais : 30 millions de dollars. (…) A tous les hommes politiques ayant reçu des dons de la NRA, honte à vous ! "
Ils disent que nous, les écoliers, nous ne savons pas de quoi nous parlons, que nous sommes trop jeunes pour comprendre comment le gouvernement fonctionne. Nous répondons : connerie !
Emma Gonzalez, le 17 février.
« Ils disent qu’une législation plus stricte sur les armes ne fera pas baisser la violence. Nous répondons : connerie ! (BS soit bullshit dans son discours, ndlr) Ils disent qu’un gentil avec une arme peut arrêter un méchant avec une arme. Nous répondons : connerie ! […] Ils disent qu’aucune loi n’aurait pu empêcher ces centaines de tragédies insensées. Nous répondons : connerie! Ils disent que nous, les écoliers, nous ne savons pas de quoi nous parlons, que nous sommes trop jeunes pour comprendre comment le gouvernement fonctionne. Nous répondons : connerie ! »
Passionaria, figure de proue, icône, les qualificatifs pleuvent dans les médias. Ils voient en elle la cheffe de file du mouvement « March for our lives »(marcher pour nos vies) lancé par les étudiants du lycée de Parkland, cible de la fusillade. Cette « génération tuerie de masse », comme l’appelle le quotidien New York Times a décidé de mener le combat pour mettre fin à ces tragédies récurrentes.
Cette génération est née avec ces fusillades en série dans les écoles ou les universités depuis celle de Columbine qui fit 15 morts et 24 blessés, le 20 avril 1999. Rien que depuis la tuerie de l'école primaire de Sandy Hook qui avait tué 20 enfants et 6 adultes, en 2012, 239 fusillades ont eu lieu dans des écoles aux Etats-Unis. Près de 140 personnes ont ainsi trouvé la mort.
Le mouvement des jeunes de Parkland demande une plus grande régulation des armes à feu, pas leur suppression. Il réclame le droit de vivre sans la peur au ventre d'aller tout simplement à l'école.
Emma Gonzalez fait désormais partie des porte-paroles de cette génération durement touchée. Arborant un crâne rasé, au milieu de lycéennes aux cheveux longs, elle dénote. Surtout par son aisance oratoire.
Qui est-elle ? « J’ai 18 ans, je suis Cubaine et bisexuelle, annonce-t-elle d’emblée dans une tribune publiée dans le magazine américain Harpers Bazar. Je suis tellement indécise que je n’arrive pas à choisir une couleur favorite, et je suis allergique à 12 choses. Je dessine, je peins, je fais du crochet, je couds, je brode - je fais n’importe quoi d’utile avec mes mains quand je regarde Netflix ».
A elle seule, elle réunit différentes communautés : les femmes, les immigrés (latinos plus particulièrement), et les gays. Tout ce(ux) qu’abhorre le président américain Donald Trump et qu’il ne s’est pas privé d’attaquer par ses nouvelles politiques.
Son père, Jose Gonzalez, est avocat. Il est arrivé de Cuba en 1968, pour s'installer à New York. Emma gonzalez ne parle pas espagnol mais ne manque pas de revendiquer ses origines cubaines.
Elle représente aussi cette jeune génération d’origine cubaine qui vote moins républicain que ses parents ou grands-parents ayant émigré aux Etats-Unis, particulièrement en Floride.
Elle incarne cette génération Z qui a décidé de s’impliquer dans la vie politique de son pays. « Nous sommes des enfants que l'on s'attend à voir agir comme des adultes, tandis que les adultes se comportent comme des enfants », écrivait-elle dans sa tribune du Harpers Bazaar.
Certains comparent déjà ce mouvement à celui qui a permis de mettre fin à la guerre du Vietnam. « À cette époque, les étudiants marchaient parce qu'ils refusaient d'être envoyés en Asie du Sud-Est et risquaient la mort dans une guerre dont la valeur n'était pas claire. Maintenant, ils marchent parce qu'ils font face à la mort dans leurs propres lieux d'apprentissage », écrit Ed Morales dans The Washington Post, professeur à l'université de Columbia à New York.
Même si Emma Gonzalez partage le rôle de porte-parole avec d'autres élèves, c'est sa figure qui émerge davantage. Elle le doit aussi certainement à son aisance oratoire aussi bien devant la foule que sur les plateaux de télévision.
D’autres enfants et adolescentes sont montées sur scène, le 24 mars 2018, comme la petite fille de Martin Luther King, âgée seulement de 9 ans, qui a remporté un franc succès face à la foule.
Elle a ainsi participé à un débat avec la porte-parole de la NRA Dana Loesch diffusé sur CNN et à l'émission de la célèbre Ellen de Generes pour y défendre la position de leur mouvement. Elle a aussi posé en Une du magazine Time.
Son visage et ses slogans se déclinent désormais en t-shirts.
Autant de tribunes pour faire entendre son message. Une mise en avant qui l'expose à des attaques de l'extrême droite américaine. Ainsi, une vidéo d'elle trafiquée a circulé sur les réseaux sociaux des milieux extrémistes pro-armes.
Au lieu de la voir déchirer une cible de tir - vidéo ayant été réalisée par le magazine Teen Vogue - on la voit déchirer la Constitution américaine. Certains internautes ont rapidement identifié la supercherie :
Justy a sample of what NRA supporters are doing to teenagers who survived a massacre (real picture on the right). pic.twitter.com/czX7IHD8ur
— Don Moynihan (@donmoyn) March 25, 2018
[Juste un exemple de ce que les soutiens de la NRA font à des adolescents qui survivent à un massacre, ndlr]
Un Républicain a dû retirer sa candidature à la Chambre des représentants de l'Etat du Maine après avoir qualifié Emma Gonzalez de "lesbienne skinhead" dans un tweet. Leslie Gibson s'est retrouvé sous le feu des critiques de tous les bords politiques.
Ce combat, Emma Gonzalez compte le mener jusqu'à avoir gain de cause pour retrouver ensuite l'anonymat. "Je veux être sûre que tout le monde sache que ce n'est pas quelque chose qui doit se reproduire", confiait-elle au New York Times récemment. Une manière aussi, pour elle, "de faire son deuil".
>> Vidéo - portrait de nos confrères de la Radio Télévision suisse.