A la question : connaissez-vous des compositeurs de musique classique ? Facile ! Surgissent très vite les noms de Mozart, Beethoven, Bach, Ravel, etc. Peut-on en dire autant des compositrices ?.. Héloïse Luzzati en a fait son combat. Cette violoncelliste, militante et passionnée d'histoire musicale veut changer la donne en créant notamment un festival consacré à ces musiciennes de grand talent, célèbres de leur vivant, avant de disparaître totalement.
"Un Temps pour elles" - parce qu'il est temps, en effet, qu'on accorde du temps à ces musiciennes oubliées de la grande histoire musicale. C'est donc le nom donné à ce premier festival organisé dans le parc du château-musée Rosa Bonheur, situé à Thomery, près de Fontainebleau, à une cinquantaine de kilomètres de Paris. Ce lieu n'a pas été choisi au hasard, il fut le lieu de vie et de travail de Rosa Bonheur, artiste-peintre du XIXe siècle, mise elle aussi de côté par la postérité alors qu'elle fut une immense vedette de son époque. Cinquante artistes sont au programme pour dix-huit dates.
"La passion de Rosa Bonheur pour la musique n’est plus un secret. La grande Carvalho, Massenet et Bizet étaient de ses intimes, la présence imposante de son Erard dans l’atelier l’atteste aussi. Nous sommes très heureux de faire entendre des compositions de femmes, dans le parc du château de l’artiste, là même où Rosa observait des heures entières le soleil à travers les feuillages des arbres séculaires", écrit Katherine Brault, propriétaire du château Rosa Bonheur sur son site internet.
Des notes s'élèvent dans un ciel tourmenté, un ciel de peintre dirait-on, et s'égrennent au rythme des dernières gouttes de pluie qui s'écoulent des feuilles des arbres... En cette fin du mois d'août, malgré les consignes sanitaires strictes liées à la Covid, la culture se défend comme elle peut, grâce à des âmes passionnées, à l'image d'Héloïse Luzzati, violoncelliste, de Lou Brault et sa maman Katherine, propriétaire du château Rosa Bonheur.
Après une visite guidée du chateau et la découverte d'incroyables trésors inconnus de la peintre Rosa Bonheur, sur fond musical des répétitions, l'heure du concert sonne. Au programme ce soir-là : une grande oubliée, nous indique le programme, Elisabeth de Grandval, compositrice occultée de l'histoire de la musique classique, et qui pourtant à son époque était portée aux nues par des "confrères" tels que Saint-Saens, Satie et autres, comme nous l'explique en introduction Héloïse Luzatti, qui est accompagnée de la pianiste Laurianne Corneille et du violoniste Alexandre Pascal. Un concert pas comme les autres, le public se sent d'un coup privilégié, vivant un moment unique à l'écoute de ces partitions jusqu'ici peu connues, pour ne pas dire inconnues, et quasiment jamais interprétées. "Aucun enregistrement n'a jamais été retrouvé, et pour les partitions, il a fallu joindre les héritiers pour retranscrire les instruments. Pourtant, elle a écrit des centaines d'oeuvres, de la musique de chambre comme de l'opéra", ajoute encore l'animatrice de la soirée.
La magie opère bien sûr, le cadre ajoute au charme de cette découverte musicale, mais aussi chacun.e peut sentir qu'il vit un moment historique, une (re)naissance musicale, une injustice réparée. Rencontre avec Héloïse Luzzati.
Terriennes : Comment vous êtes vous interessée à ces compositrices ? Héloïse Luzzati : Cela fait 30 ans que je joue du violoncelle. J'ai 35 ans aujourd'hui. C'est vers mes 30 ans que j'ai eu une prise de conscience que je n'avais joué l'oeuvre d'une femme. Petit à petit, c'est devenu oppressant, de n'avoir joué que des oeuvres d'hommes, de n'avoir étudié et de n'entendre que des oeuvres d'homme. Peu à peu, le manque de connaissance et de curiosité est devenu une évidence. J'ai eu envie de découvrir et surtout de comprendre pourquoi nous n'avons pas entre les mains de répertoire de compositrices.
Comment expliquez-vous ce manque d'oeuvres féminines dans le répertoire classique ?
Il y a beaucoup de facteurs. Il y a tout d'abord un facteur historique. Louise Farrenc, par exemple : sept ou huit ans avant sa mort, le dictionnaire universel indique qu'elle est promise à une carrière exceptionnelle. Cinq ans après sa mort, à côté de son nom, il reste seulement cette présentation : qu'elle est professeure de musique, le mot compositrice a disparu. Voilà un exemple qui explique pourquoi les compositrices ne font pas partie de l'éducation des jeunes musicien.ne.s, et cette absence de modèle explique le chiffre alarmant et très inquiétant de 2% de femmes compositrices aujourd'hui en France. Ce chiffre passe à zéro pour l'opéra. Ce bilan est inexcusable aujourd'hui. Et si Louise Farrenc a été effacée du dictionnaire universel, il y a des siècles, cela est inquiétant pour les compositrices d'aujourd'hui. C'est pour cela qu'il est important de recréer des modèles pour les générations d'aujourd'hui et futures.
Quand on est une petite fille aujourd'hui dans un conservatoire, on n'apprend que des oeuvres de compositeurs.
Héloïse Luzzati, violoncelliste
Quand on est une petite fille aujourd'hui dans un conservatoire, on n'apprend que des oeuvres de compositeurs. Et sur les portes des salles, les plaques annoncent "Salle Mozart" ou "Salle Ravel", mais aucun nom de compositrice. Comme si il n'y avait pas de projection possible pour une femme d'en faire un métier potentiel.
Comment procédez-vous dans votre quête ? Je ne pars pas de zéro, mais de pas grand chose ! Je lis un livre qui est comme une bible, celui de Florence Launay, compositrice française du XIXe siècle. Je le lis tout d'une traite, et je me rends compte de mon ignorance. Puis petit à petit, je me mets à faire beaucoup de recherches, je ne fais quasiment plus que ça. C'est ainsi que j'ai créé une série de portraits vidéo, avec des images d'archives que je nomme
"La boîte à pépites". Au fur et à mesure de mon travail de recherche, je rencontre des descendant.e.s de compositrices, je tisse des fils, et ma curiosité ne tarit pas.
Peut-on distinguer le travail d'une compositrice et d'un compositeur ?Non, je ne crois pas. Il y a une explication genrée pour l'éviction des femmes dans l'histoire de la musique. Mais je ne pense pas qu'en écoutant les oeuvres de ces femmes, on puisse dire en fermant les yeux, c'est une musique de femme.
Quand je demande à des collègues musiciens de citer cinq noms de compositrices, ils en sont incapables. C'est donc un problème éducatif, mais aussi de curiosité.
Héloïse Luzzati
Des compositrices occultées pendant des siècles... A qui la faute ? Au patriarcat ! (Sourires) C'est une blague, mais non en fait. La faute revient beaucoup aux historiens de l'art, aux musicologues qui ont écrit l'histoire de la musique. La faute aujourd'hui aux programmateurs, qui manquent furieusement de curiosité et qui n'ont pas le courage de programmer des compositrices méconnues que le public est pourtant prêt à entendre. La preuve avec ce festival ! L'engouement du public pour leurs vies est réel. Souvent moi, quand je demande à des collègues musiciens de citer cinq noms de compositrices, ils en sont incapables. C'est donc un problème éducatif, mais aussi de curiosité. Parfois même, j'ai des collègues qui réalisent lors de nos conversations qu'ils n'ont jamais joué d'oeuvres de femmes compositrices, mais surtout qu'ils ne se sont jamais posé la question !
Pour certaines, il n'existe aucun document sonore ...En effet, pour beaucoup, il n'y a pas un livre qui retrace leur vie, pas d'enregistrement. La quête de la partition est parfois un vrai chemin de croix. Pour certaines, cela fait très longtemps que je cherche. Il ne faut pas jouer l'oeuvre d'une femme parce que c'est une femme qui l'a écrite, mais parce qu'il s'agit d'un chef-d'oeuvre. Il y a donc certaines que je ne programmerai pas. Tout n'est pas chef-d'oeuvre ! Après les concerts, on parle souvent avec le public. C'est bouleversant. Je tiens à raconter le contexte des compositrices et à voir la réaction des gens quand ils découvrent que ces artistes étaient célèbres de leur vivant.
Parmi ces compositrices, il y a Clémence de Grandval que vous appellez la Grande oubliée, pourquoi ? Pourquoi la Grande oubliée ? Parce que j'ai voulu faire un portrait vidéo d'elle, et j'ai manqué cruellement de documents, d'archives visuelles, d'éléments chronologiques et d'enregistrements. Pourtant, elle a écrit des centaines d'oeuvres. C'était une immense compositrice. Elle était celle qui était la plus jouée par la société nationale de musique. Elle était soutenue par ses contemporains, Camille Saint-Saens, entre-autres, avec qui elle a eu une grande amitié. Pourquoi alors a-t-elle complètement disparu ? J'ai pu lire ses lettres, retracer où elle avait vécu, rencontrer sa descendance. Je me suis rendue dans un des lieux où elle a passé beaucoup de temps. C'était très émouvant. J'ai eu envie de la faire revivre, de l'interpréter et de lui rendre sa place injustement volée.
La mission que vous avez entreprise ça peut durer une vie entière !J'en suis convaincue, mais je ne suis pas seule, d'autres prennent le relais et j'espère qu'un jour tout ce dont nous parlons maintenant sera obsolète !