Libération de la parole et réseaux sociaux, un binome pour le meilleur ? Voire... En tout cas pour le pire au regard des campagnes de cyberharcèlement dont plusieur.e.s militant.e.s et journalistes féministes sont la cible en France. En plein déferlement de #balancetonporc ou #metoo (moiaussi), des internautes pas très « bien-intentionnés » surfent sur la vague. Ainsi les adeptes d'un forum du site jeuxvideo.com, déjà bien connus pour leurs propos sexistes et racistes. Eclairage avec le blogueur Tristan Mendès France
Mois d’octobre 2017, derrière le mot dièse #balancetonporc, des centaines, des milliers de femmes dénoncent, accusent, et donnent de la voix pour parler de harcèlement sexuel, et de leurs propres expériences. En France, deux militant.e.s féministes, une femme et un homme, Clara Gonzales et Elliot Lepers, décident à leur tour d’initier une campagne pour lutter contre ces agressions et tenter de faire changer les comportements. Derrière un numéro de portable, fictif, chacun.e est appellée à dénoncer son "relou" (lourd en language populaire dit "verlan", soit à l'envers). L’idée s’est inspirée d’un journal féministe américain,
TheMarySue qui avait lancé ce type d'initiative.
Numéro anti-relou
Si un homme « relou », « gros dragueur » voire « harceleur » aborde une femme, elle lui donne ce 06, s’il l'appelle, il reçoit un sms lui indiquant clairement que lorsqu’une femme dit non, c’est non, pour résumer. Quelques heures après le lancement de cette campagne, le site est victime d’un véritable raid en ligne, visiblement lancé depuis un forum bien connu, le forum "blabla 18-25" que l'on trouve sur le site de "gamer" (joueurs en ligne), jeuxvideo.com.
«Nous avons reçu plus de 20 000 messages d’insulte », précisent les deux initiateur.e.s du numéro "relou". A tel point, que l’initiative doit s’arrêter après seulement trois jours d’existence. Directement menacés et insultés via les réseaux sociaux, ils ont depuis entrepris des démarches juridiques et porté plainte.
Deuxième épisode : le 1er novembre 2017 la journaliste Nadia Daam décide de dénoncer ces cyberharceleurs au micro de la radio Europe 1, cela pour défendre l'initiative du "numéro relou". Dans sa chronique, elle évoque
« des gens dont la maturité cérébrale n'a pas excédé le stade embryonnaire ». « A ce stade-là, ce n'est pas 'balance ton porc', mais balance toute la chaîne de fabrication des jambons Madrange, couenne comprise, lance la journaliste. Ces gens se sont fixé une mission : harceler, menacer et décourager la moindre initiative féministe. », lance-t-elle en direct. Elle apprend alors très vite à ses dépens la force de mobilisation de ces trolls.
Car il n’en fallait pas plus pour attiser les braises de la cyber-haine. Elle-même se retrouve ciblée par une attaque des mêmes trolls du même forum. Au-delà des insultes et des injures, arrivent aussi des menaces de mort, de viol et de violences, clairement teintées de racisme. Nadia Daam en reçoit sur ses adresses mail et son téléphone portable. Elle constate aussi des tentatives de piratage de ses messageries et de ses comptes sur les réseaux sociaux. Des courriels l’informent de son inscription prétendue sur des sites pornographiques et pédophiles, mentionnant l’adresse de son domicile personnel. La journaliste et Europe 1 ont déposé une plainte conjointe pour «
menace de crime contre les personnes». Une
tribune de soutien est publiée dans la presse, signée par plusieurs centaines de personnalités publiques, ou journalistes, et largement relayée via Twitter et Facebook.
Mardi 5 juin, deux hommes soupçonnés d’avoir harcelée Nadia Daam devaient comparaitre devant le tribunal correctionnel de Paris pour «menace de commettre un crime» et «menace de mort». L'audience a dû être repoussée car ils ne se sont pas représentés. Cinq autres ont été identifiés : quatre devraient être jugés en régions, et le dernier, mineur, a écopé d’un rappel à la loi en mars. Mardi 3 juillet, le procès a pu avoir lieu. Agés de 35 et 21 ans, les deux prévenus qui sont jugés ont reconnu les faits. L’un est suspecté d’avoir réalisé un photomontage où l’on voit le visage de Nadia Daam sur le corps d’une victime décapitée par l’Etat islamique. «C’était dans un but humoristique», a-t-il déclaré aux enquêteurs. Il n’a pas «entièrement» visionné la vidéo de la chronique, mais en a été informé par ses «amis virtuels du forum». L’autre est l’auteur présumé de ces mots : «Je lui remplis sa petite bouche de mon foutre.» Un message écrit «sans connaître le contenu de la chronique», car il a regardé la vidéo du billet… sans le son. Tous deux travaillent, mais «on sent un certain désœuvrement dans leur vie», indique à Libération Me Eric Morain, le conseil de Nadia Daam.
À l'issue de ce procès, les deux cyberharceleurs de Nadia Daam ont été chacun condamnés à 6 mois avec sursis et à verser à la victime 2000 euros en réparation de son préjudice moral.
Jusqu'à deux ans de prison
Que dit la loi en France et ailleurs ? Depuis 2014, le harcèlement en ligne est une circonstance aggravante au harcèlement classique. Le code pénal prévoit jusqu’à 2 ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende, des peines alourdies si la victime est mineure. Mais les forces de l’ordre sont peu formées à ces questions, Facebook ou Twitter sont eux peu réactifs, ils ont aussi sans doute beaucoup à perdre en terme de circulation sur leur réseaux, et les harceleurs rarement poursuivis. Au Canada, Le harcèlement est couvert par le
Harassment Act, et il est pénalement répréhensible.
Seulement voilà, les poursuites judiciaires aboutissent rarement. Exemple avec ce précédent, la plainte pour «
provocation au viol», de la fondatrice d’Osez le féminisme, Caroline de Haas, également victime de cyberharcèlement, est restée sans suite depuis le début de l'année, la justice n'ayant pas «
réussi à identifier les auteurs». La militante avait pourtant réussi à identifier les adresses IP de ses agresseurs, et les avaient transmises aux enquêteurs.
Plus de modération
Mis en cause dans l'affaire du "numéro anti-relou" et de la journaliste Nadia Daam, le site Jeuxvideo.com a depuis publié un communiqué, précisant qu'il s'associera aux procédures judiciaires engagées contre les auteurs de ces messages malveillants. Sur
France Info , son directeur, Cédric Page assurait qu'il "
réfutait l'idée selon laquelle il s'agirait d'un humour douteux propre à Jeuxvideo.com. Ce forum est le premier réseau social chez les jeunes en France, et ce qu'on y trouve est simplement l'expression de cette jeunesse".La plate-forme qui abrite le site incriminé, Webedia a annoncé avoir doublé la taille de son équipe de modération, la portant désormais à 15 personnes. Depuis l'affaire, des termes comme "féministes"ou "viol" se trouvent systématiquement censurés, précise Webedia, ce qui provoque pas mal de réactions de la part des utilisateurs. Suite à une campagne lancée sur Twitter, appelant au boycott du site (#BalanceTonForum) deux importants annonceurs ont suspendu leurs campagnes. Mercredi 8 novembre 2017, le site jeuxvideo.com publiait un autre communiqué annonçant la fermeture provisoire des forums qu'il abrite, pour raison de mise à jour technique. Jeudi 9 novembre, les forums étaient à nouveau accessibles, et libres de paroles.
S’il n’y a pas que des jeunes hommes sexistes sur le 18-25, il y a par contre une culture de forum ultra-sexiste que personne n’ose contester et qui finit souvent par convertir les plus modérés
Vincent Glad, journaliste
Alors, qui sont ceux à l'origine de ces cyber-raids anti-féministes en France ? Sur le
site de Libération, dans son blog Vincent Glad écrit :
"Précisons d’abord que parler du 18-25 comme d’un tout est toujours un peu délicat. Un forum n’est pas une entité homogène, on retrouve toutes les sensibilités politiques sur jeuxvideo.com. S’il n’y a pas que des jeunes hommes sexistes sur le 18-25, il y a par contre une culture de forum ultra-sexiste que personne n’ose contester et qui finit souvent par convertir les plus modérés.(...) Le forum est le réceptacle d’une immense misère sexuelle et sentimentale qui s’ajoute à l’isolement social que ressentent beaucoup", peut-on lire également.
Vincent Glad a été licencié début mars 2019 par Libération après les révélations du scandale "La Ligue du LOL, groupe privé sur Facebook dont il était l'un des fondateurs, pour avoir lui-même cyberharcelé de nombreuses femmes, journalistes ou féministes sur les réseaux sociaux...
>"La Ligue du LOL" : fin de la récréation pour les cyber-harceleurs Des propos qui rejoignent assez le sentiment de Tristan Mendès France, enseignant au CELSA (École des hautes études en sciences de l'information et de la communication à Paris), qui parle lui de jeunes adultes, ayant visiblement un problème avec leur propre identité sexuelle. Alors comment analyser ce phénomène, et éventuellement s'en prémunir ? Question que nous avons posée à ce spécialiste des nouveaux usages numériques.
Ce forum est utilisé en majorité par des post-ados, ou de jeunes adultes, qui ont visiblement un problème avec leur propre identité sexuelle.
Tristan Mendès France, écrivain, blogueur
TERRIENNES : pourquoi les femmes sont-elles visées par les utilisateurs de ce forum ?Tristan Mendès France : Ce forum est utilisé en majorité par des post-ados, ou de jeunes adultes, qui ont visiblement un problème avec leur propre identité sexuelle. Cela se traduit avec tout ce qui les questionne avec leur sexualité, et donc évidemment les femmes, mais pas uniquement. C’est aussi le cas des homosexuels, et des LGBT plus largement. Enfin, tous ceux qui n’ont pas la même sexualité que la leur devient cible de raillerie, dans le meilleur des cas, et d’attaques toxiques, virulentes et haineuses dans le pire des cas.
Pourquoi ce site de jeux vidéos en particulier ?Tristan Mendès France : Les jeux vidéos sont peuplés à l’origine par des jeunes hommes plus que par de jeunes femmes, même si elles font aujourd’hui devenues des "gameuses" (c'est ainsi que se nomment les joueurs, gamers, et joueuses de jeux vidéo en ligne ndlr). Mais sur ce forum, elles se sont senties de moins en moins à l’aise vu les propos tenus, et elles l’ont quitté peu à peu, en tout cas pour celles qui étaient présentes.
Vous utiliseriez le terme de faune, et est-ce nouveau ?Tristan Mendès France : Oui, c'est une faune. Et même si ce discours raciste existe depuis toujours, son audience, etle fait qu’on entende ces jeunes populations s’exprimer, c'est un phénomène nouveau. Ces jeunes poussent à l’extrême leur discours, et là, ils ont une plate-forme publique où ils peuvent agir sur l’opinion publique, ou en tout cas mener des raids, ça commence par des mots et pour quelques rares marginaux, cela peut aller jusqu’à du harcèlement concret, de l’agression physique.
Peut-on parler d’actes isolés, ou ces actions sont-elles collectives, organisées ?Tristan Mendès France : C’est une population marginale, même sur le site jeuxvidéos.com, ceux et celles qui le visitent ne sont pas tous racistes, anti-sémites ou anti-femmes. C’est une minorité qui a pris le dessus sur ce forum spécifique, il y en a quelques autres d'ailleurs. Les marginaux, c’est un peu comme les fous du village, quand il y en a un seul, on dit 'tiens c’est le fou du village', mais quand les fous du village se réunissent, même sans être si nombreux que cela, évidemment ils ont une sensation de réconfort, ça appuie leurs propres convictions, ça leur permet d’avoir un aspect un peu tribal entre eux, face à un ennemi et de fantasmer, en se disant nous, et eux, nous et le reste des gens. L’idée, c’est de coordonner une action en amont sur ce forum là puis sur les réseaux sociaux.
Le relais naturel de tous ces raids, c’est l’écosystème des réseaux sociaux. Leur objectif est de promouvoir une action spécifique, parfois un hashtag toxique, et il suffit alors d’être une centaine ou mille, de se donner rdv à un moment précis pour publier en même temps ce mot clé et ça permet d'entrer les « trending topics » (sorte de classement des dix sujets tendances du moment sur les réseaux sociaux, dits "TT " sur la Twittosphère, ndlr), après avoir été poussé par les algorithmes, et relayé par les gens scandalisés par le sujet, cela devient un phénomène médiatique, et le "buzz" commence à prendre. Il y a un binôme entre ce forum et les réseaux sociaux, si vous enlevez le facteur réseau social, vous n’avez pas la même amplitude.
Quelle marge de manœuvre pour les médias, faut-il en parler ou pas, compte tenu de la force de frappe d’internet qui semble totalement hors contrôle ?Tristan Mendès France : C’est un énorme problème avec un gigantesque point d’interrogation. Il peut y avoir des actions qui se coordonnent contre les espaces qui donnent trop d’amplitude à ce type de discours. Que ces discours là existent, de manière parcellaire, éclatée, granulaire, comme ils devraient l’être, c’est à dire des gens marginaux dans leur coin qui ont des propos délirants, c'est un fait. Le problème c’est que des plate-forme, des outils, leur donnent une vitrine, une visibilité disproportionée par rapport à la réalité de ce qu’ils sont.
Comment les contrer, si c'est possible ?Tristan Mendès France : Il y a des dispositifs. La bombe atomique serait de censurer cette plate-forme là. Mais alors pourquoi ne pas penser à censurer Twitter, Facebook qui sont aussi des relais naturels et qui en profitent. La pression la plus efficace, c’est celle qui attaque aux portefeuilles, pour sensibiliser les propriétaires de ces plate-formes. Les propriétaires de Jeuxvidéo.com ne sont pas des néonazis. Ce sont des promoteurs industriels qui cherchent à faire de l’argent comme toute entreprise. Quand les annonceurs sont interpellés publiquement, via les réseaux sociaux, les plate-forme concernées se disent qu’il faut peut-être investir dans plus de modération. Concernant celle dont on parle, il y a « balancetonforum », qui est une initiative citoyenne qui cherche à interpeller les annonceurs sur les sites qu’ils financent. C’est un des leviers les plus efficaces aujourd’hui, car on utilise là aussi la force des réseaux sociaux, à bon escient cette fois.
On peut s’inspirer d'initiatives citoyennes aux Etats-Unis, comme les «
sleepinggiants », créés peu avant l’élection de Trump, qui se sont attaqués au site
Breitbart.news, , qui est
Le média toxique américain, se revendiquant de l'alt-right (l’alt-droite américaine représente une partie de l’extrême droite américaine défendant la suprématie blanche,ndlr), antifemmes, antimigrants,par l’intermédiaire de leurs annonceurs. Leur méthode est simple. Ils demandent aux internautes de faire des captures d’écran de ce site, vous publiez sur Twitter et vous interpellez l’annonceur qui signe une publicité sur ce site. Ils ont fait perdre des millions de dollars à Breitbart.news, les sleepinggiants s’attaquent aujourd’hui au site BoulevardVoltaire, un site d’extrême droite française, qui n’est pas loin des idées promues par les forums de jeuxvideos.com.
Le levier judiciaire existe, est-il efficace ?Tristan Mendès France : Des plaintes sont déposées. Mais pour cela, il faudrait encore trouver l’adresse IP de tel ou tel commentateur, on sait qu’aujourd’hui on peut utiliser une adresse email anonyme et cacher son adresse IP. Parfois, on peut y arriver malgré tout. Mais je dirais que c’est le levier a minima.
Le rôle des pouvoirs publics, quel est-il ?Tristan Mendès France : Des alertes ont été lancées en France, notamment par la ministre Marlène Schiappa. Mais dans ce débat là, il n’y a pas de noir ou de blanc, on est toujours dans le gris, gris clair ou gris foncé, on est toujours soumis aux limites que l’on veut bien donner à la liberté d’expression.
Par exemple, il ne s'agit pas de fermer tout le site jeuxvidéo.com, mais peut-être le forum. C’est une entreprise privée, si elle estime que ce forum est trop toxique et contre publicitaire, elle peut décider de le faire. J’en doute fort, ils ont décidé d’augmenter la modération, mais ils ont aussi tout interêt à ce que ce forum continue d’attirer une audience très significative pour le site. C’est une histoire de gros sous, le site est estimé à un milliard d’euros, s’ils modéraient trop leur forum, ils feraient fuir une masse de gens, peut-être toxiques, mais qui attirent le chaland. D’ailleurs, cette récente affaire le démontre, qui connaissait il y a encore quelques semaines le site jeuxvidéos.com ?
La pression des médias, sur la plate-forme elle-même, est probablement ce qui peut être le plus utile. Les hommes qui sont sur ce forum, il sera difficile de les faire changer d’avis, cultivent un discours victimaire qu’ils adorent et qui permet de ressouder les liens entre eux, et de fantasmer une sorte de croisade contre la bienpensance, la société véhiculant selon eux une sexualité dépravée, ou l’image de l’homme fort de ce qu’ils appellent le mâle alpha est déboulonnée, sans colonne vertébrale, soumise, totalement dans la mouvance zeymourienne et soralienne.
Existe-t-il un risque de passage à l’acte, de la menace virtuelle à la réalité ?Tristan Mendès France : Mon impression est que les passages à l’acte sont la plupart du temps le fait d’éléments marginaux, en périphérie de ces raids ou "sheatstorms". Statistiquement, plus on sollicite une masse plus on attaque en nombre, une majorité va dire, nous ce sontdes mots, du verbiage, mais cela peut tomber dans les oreilles de certains profils plus fragiles qui eux pourront passer à l’acte. On a l’exemple du
Pizzagate aux Etats-Unis, il y a tout juste un an, peu avant l’élection présidentielle, toute l’extrême droite conspirationniste américaine a commencé à accuser son directeur de campagne d’Hillary Clinton d’être au cœur d’un réseau pédophile, basé dans les sous-sols d’une pizzeria de Washington, toute l’alt right américaine a relayé, il y a finalement un malade, intoxiqué par ces fausses informations qui a mitraillé la façade de cette pizzeria, heureusement sans faire de victime.
Concernant jeuxvideo.com, le passage à l’acte n’est pas le fait de la majorité de ses utilisateurs, il s'agit ici plutot des trolls, de provocateurs.