Fil d'Ariane
"Ces jeunes filles étaient des féministes qui s'ignoraient. Elles ont mené des combats, notamment le droit à disposer de leur corps, depuis longtemps." C'est ainsi que l'historien David Niget parle sur TV5MONDE, de ces "mauvaises filles". Ces rebelles, ces femmes subversives, hors des normes, incomprises, oubliées de l'histoire, qui étaient considérées comme "déviantes" ou encore "hystériques". Pas question alors de les appeler "féministes".
David Niget brosse leurs portraits avec Véronique Blanchard dans un livre Les Mauvaises filles, incorrigibles et rebelles (Editions Textuel).
Ces jeunes filles étaient des féministes qui s'ignoraient.
David Niget
"Nous n'avons pas choisi de grandes figures, explique David Niget. On a cherché à montrer comment des jeunes filles ordinaires dans le gris de l’histoire, dans la détresse sociale, soumises au pouvoir patriarcal dans ce qu’il a de plus violent étaient capables d’exister en tant qu’individus ordinaires." Ils ont voulu comprendre comment "ces jeunes filles rebelles étaient des actrices et pas seulement des victimes, des sujets, pas que des objets".
Sur près de deux siècles, de 1840 à 2000, ils font sortir de l'ombre celles que nos livres d'Histoire ont laissé de côté. Elles sont garçon manqué, prostituée "incarnation de 'fléau moral'", fille-mère, mendiante accusée de vagabondage, fugueuse, voleuse pour nourrir leur famille, cheffe de bande, hippie, ou encore ont avorté... Souvent issues de la classe populaire, malmenées par la vie, elles se prennent en main pour s'en sortir ou pour revendiquer leur droit.
On ramène les filles à ce qu'elles sont et pas à ce qu'elles font.
David Niget
Pourtant la société de leurs époques en décide autrement. Incomprises, elles sont plutôt discriminées, incriminées, ostracisées, jugées. "On ramène les filles à ce qu'elles sont et pas à ce qu'elles font", souligne David Niget. D'où la qualification souvent d'hystériques "une terminologie qui signifiait une excitation anormale de l'utérus qui produit des comportements hiératiques", explique David Niget. Ce terme va être utilisé tout au long du XXe siècle.
Alors que les garçons ou "bad boys", eux, sont considérés comme des héros, les filles, elles, ont clairement un problème qui relève de la psychiatrie. "La déviance ou la rébellion chez les garçons a toujours été relativement valorisée. On peut dire qu'elle est constitutive de la masculinité. Être un 'bad boy' c'est un être un vrai mec. Alors que chez les filles, cela a toujours été un stigmate. (...) Cette rébellion, cette insoumission aux normes a toujours été considérée antinomique avec le féminin, la douceur, la féminité idéalisée donc on a voulu montrer une réalité sociale différente", explique l'historien David Niget sur le plateau de TV5MONDE. Il ajoute : "la déviance féminine n’est pas héroïque, elle n’a jamais été valorisée."
Cette insoumission aux normes a toujours été considérée antinomique avec la féminité idéalisée.
David Niget
Au XIXème siècle, le "temps des filles perdues", c'est celui de "l'obsession de la régulation omniprésente du comportement des filles par les pères, raconte David Niget. La correction paternelle est organisée, nommée, codifiée par le code civil de 1804 en France et dans tous les pays où l'influence du code civil existe, comme en Belgique et au Québec. (...) Cette correction paternelle est un pouvoir exorbitant donné au père de famille qui peut faire enfermer pour de longues années sa fille sans plus de justification."
Il suffit, en effet, au père d'expliquer au juge que sa fille est "incorrigible" pour l'interner pendant de longues années, dans un couvent par exemple.
Puis vient le temps des filles dites "modernes" : "qui n'est pas un compliment dans les années 1920 ou 1930, car on associe la modernité au danger, au risque, justifie l'historien. Dans les années 1930-40-50, les jeunes filles expérimentent des formes d'autonomie sociale : de nouveaux loisirs, une sexualité moins régulée, une autonomie financière. Mais elles prennent le risque d'être rattrapées par les normes médicales psychlogiques et pshychiatrique qui montent en puissance dans ces années-là."
La psychiatrie permet aux différents pouvoirs de contraindre le corps et l'âme des jeunes filles jugées irrégulières.
David Niget
On assiste à une psychiatrisation de ces comportements rebelles qui va "progressivement, à la fin du XIXe siècle, prendre le relais de la morale pour permettre aux différents pouvoirs de contraindre le corps et l'âme des jeunes filles jugées irrégulières", précise David Niget.
Grâce à un certain nombre de conquêtes féministes, des droits sont reconnus aux rebelles du XXème siècle mais une certaine vulnérabilité sociale apparaît ensuite.
Au cours de leurs recherches, David Niget et Véronique Blanchard ont fait le constat suivant : "Le drame des mauvaises filles c’est que l’on a toujours individualisé leur rébellion. Tous les dispositifs de pouvoir qui se sont appliqués à elles, que ce soit la justice, la psychiatrie, la médecine, même le pouvoir familial, a toujours essayé d'individualiser leur cas, à le 'pathologiser', à le séparer des autres. Nous avons donc essayé de restituer ces portraits qui sont en fait des portraits collectifs censés représenter des trajectoires de filles des classes populaires. Ces portraits se veulent assez représentatifs à chaque fois dans leur époque."
Une réalité qui traversent aussi bien la France, que le Canada ou les Etats-Unis, des pays qui connaissent ou ont connu les mêmes problèmes économiques.
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