A quoi ressemble le harcèlement de rue en Egypte ?

Le 7 août 2014, la justice égyptienne a infligé de lourdes peines de prisons à des auteurs d'agressions sexuelles. Un fléau en Égypte qui est régulièrement dénoncé dans des vidéos amateurs tournées à l'université ou lors de manifestations. Deux jeunes journalistes, belge et américaine, ont emboîté le pas à leur manière : munies d'une caméra cachée, arpentant au Caire, un pont très fréquenté sur le Nil. Le résultat inquiète. Entretien.
Image
A quoi ressemble le harcèlement de rue en Egypte ?
Partager 7 minutes de lecture

Munie d'un smartphone relié à des écouteurs, Colette Ghunim a enregistré sa marche sur le pont Qasr el-Nil au Caire. Tenant son téléphone près de sa bouche, elle faisait semblant de tenir une discussion avec un interlocuteur à l'autre bout du fil. Selon Tinne Van Loon, Colette Ghunim tournait légèrement le téléphone lorsqu'elle sentait qu'on la regardait. Cette réalisatrice américaine ayant des origines arabes a été choisie parce qu'elle ressemble à une Égyptienne.

Une question de perspective


Regards insistants, mots ou gestes déplacés, à connotation sexuelle. C'est le quotidien des femmes dans la rue ou les lieux publics en Égypte. Un épidémie sociale qu'ont voulu montrer Tinne Van Loon et Colette Ghunim, deux jeunes journalistes respectivement belge et américano-égyptienne.

Selon une étude de l'ONU parue en 2013, le harcèlement sexuel touche 99,3% des femmes en Egypte. Un fléau qui touche ce pays depuis des années. Mais c'est à partir des manifestations ayant mené au renversement du régime de Hosni Moubarak en 2011 que le harcèlement sexuel et les viols ont été connus du grand public et des médias. Vidéos amateures et témoignages ont afflué sur internet et les réseaux sociaux. 

Les différents gouvernements égyptiens, tenus un temps par les Frères musulmans, puis actuellement par les militaires avec le général Abdel Fattah al-Sissi, ont été accusés de passivité. Sur fond de procès en masse des partisans des Frères musulmans, le général al-Sissi, avait promis d'engager des réformes contre le harcèlement sexuel. En juin 2014, une série de sanctions avait été adoptée. Elles vont de l'amende à cinq ans de prison théoriquement. En juin et en juillet dernier, des auteurs de viols ont été condamnés à des lourdes peines : jusqu'à 25 ans de prison.

Mais les ONG avaient fait part de leur doute quant à l'efficacité de la nouvelle loi "Le problème, c'est que la société ne voit pas ça comme un crime", avait déploré une porte-parole de l'association HarassMap, cité par le journal Le Point. C'est dans ce contexte que les deux réalisatrices ont décidé de se lancer dans un projet documentaire destiné à des organisations de défense des droits des femmes en Égypte et à des festivals internationaux de documentaire. Baptisé The People's Girls ("Les filles du peuple"), le documentaire de 30 minutes traitera du harcèlement sexuel en Égypte.

C'est pour ce projet que les deux jeunes journalistes ont décidé de tourner une séquence en caméra cachée sur une artère importante du Caire. Les deux journalistes nous immergent dans une réalité désagréable.

Entretien avec Tinne Van Loon et Colette Ghunim

Propos reccueillis par Sémiramis Ide
Quel était le but de votre vidéo ?

Colette Ghunim : Après avoir constamment entendu  des histoires de femmes, égyptiennes ou étrangères qui ont du faire face au harcèlement sexuel au Caire, comme nous-mêmes en marchant dans les rues, nous voulions capturer ce sentiment de peur permanent, chaque fois que nous marchons seules.

Nous travaillons en ce moment sur un documentaire de 30 minutes au sujet du harcèlement sexuel au Caire, intitulé The People's Girls ("Les filles du peuple") et nous cherchions comment filmer ce regard si typique d'angoisse. Après avoir secrètement enregistré la vidéo, avoir coupé et monté, nous nous sommes rendues compte qu'elle avait une puissance à elle seule.

Car cette vidéo, The Creepers on the Bridge ("Les gens louches sur le pont"), est devenue si populaire qu'elle sert en ce moment à lever des fonds pour notre documentaire sur le harcèlement sexuel en Égypte qui va évoquer ce problème plus en profondeur. Nous avons commencé une campagne de dons via la plateforme Kickstarter pour financer notre film de manière professionnelle et gagner une portée internationale.

Un aperçu du projet “The people's Girls“


Pourquoi avez vous choisi le pont Qasr El-Nil pour le réaliser ?

Colette : Le pont Qars el-Nil, qui relie la place Tahrir au quartier chic de Zamalek, est un lieu très populaire. Les gens s'y rassemblent le soir, lorsqu'il fait moins chaud. C'est une place centrale où les gens se promènent, y passent en allant ou en rentrant du travail. Donc, nous savions que ce serait particulièrement efficace d'obtenir des séquences de commentaires et de regards typiques d'hommes. 



Vous vivez au Caire, avez-vous vécu du harcèlement sexuel en Égypte ? Ailleurs ?

Colette : Nous deux, sommes fréquemment seule dans la rue. Nous subissons quotidiennement des regards insistants et du harcèlement verbal. Cela nous décourage souvent, comme beaucoup d'autres femmes, de marcher dehors ou de prendre les transports en commun, parce que nous ne voulons pas avoir affaire à l'intimidation et à l'anxiété. Partout où nous nous sommes rendues dans le monde, aux États-Unis, en Amérique latine, en Europe, en Asie du sud, nous avons vécu différents niveaux de harcèlement sexuel.

Mais en Égypte, à chaque fois qu'une femme marche dehors, peu importe la manière dont elle est habillée, la plupart des hommes la fixent, sans honte. Ils balaient du regard son corps entier comme si elle était un simple objet et non un être humain. La fréquence élevée de ce type de comportement (regard insistant) est en fait la forme la plus commune du harcèlement sexuel, violant ainsi la possibilité pour les femmes de se sentir en sécurité dans les rues. Mais si le problème du harcèlement sexuel prend une dimension épidémique en Égypte, cela ne signifie surtout pas que tous les Égyptiens sont des harceleurs ou qu'il s'agit d'un problème arabe ou musulman. C'est un problème qui relève d'une société patriarcale qui se retrouve malheureusement dans le monde entier. Nous avons reçu énormément de commentaires haineux à l'égard des Arabes et de l’Égypte, alors nous voulons vraiment souligner que tous les hommes ne sont pas comme ça.



Quelles ont été les réactions des Égyptiens et des Égyptiennes après avoir visionné votre vidéo ?

Colette : Beaucoup d’Égyptiens, hommes et de femmes, soutiennent énormément le projet. Ils sentent que c'est un problème majeur en Egypte, qui a besoin d'être abordé. Beaucoup de femmes ont utilisé notre page facebook comme un exutoire. Elles y ont confié leurs histoires personnelles car elles sont souvent trop effrayées à l'idée d'en parler ouvertement. Des gens du monde entier participent aussi aux discussions sur le harcèlement sexuel en même temps qu'ils versent des dons pour notre campagne "Kickstarter", dans le but de nous aider à financer le documentaire. Bien que l'Egypte soit l'un des pays les plus touchés, cela confirme que le problème résonne au-delà de ce pays. Bien sur, comme pour n'importe quel problème controversé, la vidéo a suscité des commentaires passionnés. Cela a permis de mettre en avant le thème du harcèlement sexuel sur les réseaux sociaux égyptiens.



Beaucoup de vidéos ont circulé sur les réseaux sociaux et ont été visionné par de nombreuses personnes à travers le monde. Et le gouvernement égyptien a promis de punir les viols et le harcèlement. Pensez-vous que ce genre de vidéo peut influencer la politique du gouvernement pour en finir avec le harcèlement sexuel en Égypte ? Pensez-vous que ces vidéos suffisent à y mettre fin  ?


Tinne Van Loon : Les femmes du monde entier ont à lutter avec l'inégalité, à des niveaux plus ou moins élevé, et donc malheureusement, cela restera un combat de toute une vie. Mais nous avons espoir que la situation s'améliore. Nous espérons qu'un engagement accrue des femmes pour leurs droits, créera un changement durable de société en leur faveur.

Notre vidéo Creepers on the Bridge ne va, bien sûr, pas radicalement changer le débat ou l'application de la loi autour de ce problème en Égypte. Mais nous imaginons que notre documentaire aura un impact local plus important. Pour n'importe quel combat qui s'attaque à un grand problème de société, il est impératif que les gens qui travaillent à y mettre fin, puissent promouvoir leur combat dans les médias. Car, les médias sont un instrument puissant qui aide à façonner le débat public.

A propos des auteures


Tinne Van Loon

Tinne Van Loon, 26 ans, est photoreporter, documentariste et réalisatrice belgo-américaine. Elle a commencé sa carrière en 2012 comme documentariste et photographe au Moyen-Orient. En Cisjordanie, territoires palestiniens, elle arpente la région à la recherche d'histoires. Après plusieurs séjours en Égypte, elle finit par s'y installer à partir du mois d'avril 2014.

Colette Ghunim

Colette Ghunim, 22 ans, est une réalisatrice américaine. Durant ses études universitaires, elle a réalisé des court-métrages mais aussi des vidéos informatives destinées à des ONG. Diplômée en Communication et Psychologie de l'Université de Northwestern, elle a effectué une année universitaire au Caire (Égypte). Après l'obtention de son diplôme en juin 2014,  elle s'est lancée dans le documentaire pour traiter du harcèlement sexuel.