"Radium girls" : sacrifiées sur l'autel du progrès

Dans les années 20 aux Etats-Unis, des jeunes femmes travaillent dans une usine qui produit les montres destinées aux soldats américains. Pour dessiner les chiffres sur les cadrans, elles utilisent une peinture luminescente, composée de radium. Une substance mortelle, qui, sans qu'elles le sachent, va les empoisonner à petit feu. Un destin tragique raconté en BD par Cy., une illustratrice militante. Rencontre. 
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radium girls photo principale
Les filles se baptisaient les "Ghost girls" (filles fantômes), le soir, par jeu, elles se peignaient les ongles, les dents et le visage à l'aide de l'Undark, peinture luminescente à base de radium.
©Cy./Glénat éditions
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"Lip, dip, paint"... "Lip" pour lisser et humidifier le pinceau du bout des lèvres, "dip", prendre de la peinture et  "paint", peindre les chiffres. Un refrain répété des centaines de fois par jour. Ces trois mots sont les trois gestes qui vont rythmer pendant des années le quotidien de centaines de jeunes ouvrières, employées à l’United State Radium Corporation, une usine qui fournit l’armée en montres au début du siècle dernier.
radium planche
Extrait de l'album "Radium Girls"(Edition Glénat, 2020), réalisé par Cy.
©Cy./Glénat éditions
En 1918, Edna Bolz rejoint Katherine, Mollie, Albina, Quinta et les autres. Elle va apprendre le métier qui consiste à peindre des cadrans à l’aide de la peinture Undark (une substance luminescente à base de radium). Malgré les recommandations du médecin de l’entreprise, qui conscient de la nocivité de la peinture, leur demande de ne pas mettre le pinceau dans leur bouche, les ouvrières vont continuer de le faire, par habitude et par réflexe, et leurs contremaitres ou supérieurs ne vont surtout pas s'y opposer... 
 
extrait radium girls
©CY./Glénat éditions

"De Ghosts girls" à "Radium girls"

La charge de travail est soutenue mais l’ambiance à l’usine est bon enfant. Les filles s’entendent bien. Formant une bande de copines, elles sortent danser ensemble le soir.

radium girls usine
Les ouvrières devaient peindre entre 250 et 300 cadrans par jour. 
©Cy/Glénat

Elles se surnomment les "Ghost Girls" (filles fantômes, ndlr) : par jeu, elles se peignent les ongles, les dents ou le visage à l'aide de cette peinture luminescente. Histoire de s'amuser et d'éblouir les autres une fois la nuit tombée. Seulement voilà, elles ignorent que, derrière ses propriétés étonnantes, le radium, cette substance qu’elles manipulent toute la journée et avec laquelle elles jouent, est en réalité mortel.

"Tu te rends compte Grace ? Le jour où on a peint notre premier cadran, le compte à rebours s'est lancé", dit l'une des héroïnes de Radium Girls.

Cela commence par de terribles douleurs dentaires, la plupart d'ailleurs vont perdre leurs dents. Image terrible retranscrit dans cet album : lorsqu'elles sortent d'une audience du procès où elles réclament réparation, leur avocat leur dit "J'ai une mauvaise nouvelle, ils jouent la montre". Le jeu de mot tristement ironique les fait éclater de rire, des rires de femmes édentées... Les unes après les autres, elles vont tomber gravement malade et développer des tumeurs. Peu vont survivre et encore moins obtenir justice.
 
radium girls édentées
Les ravages de la peinture au radium chez les ouvrières : la perte des dents.
©CY/Glénat
Mais certaines y parviendront. Catherine Donohue, une Radium girl de l'Illinois a pu remporter le procès contre son entreprise. Ce combat eu un impact sur le droit des ouvriers aux Etats-Unis, et permit la création de l'OSHA, l'agence fédérale de protection des travailleurs américains. 

Les Radium Girls, des femmes au destin tragique auxquelles la dessinatrice rend hommage, page après page, avec délicatesse et justesse, mais aussi humour et dérision. Elle nous raconte pourquoi elle a voulu raconter leur histoire.  
 
Cy
Cy.
©Glénat/édition
Autrice de bande dessinée, Cy. est graphiste de formation. Après plusieurs années en tant que directrice artistique du magazine Madmoizelle, elle se lance en freelance pour développer ses projets.

Elle publie aux éditions Lapin Le vrai sexe de la vraie vie (tomes 1 et 2) où elle prend le parti de montrer des bribes de sexualité sur base de témoignages. Son leitmotiv : montrer pour déculpabiliser.


Terriennes : comment avez-vous eu connaissance de cette histoire ?
Cy. : J'ai découvert les Radium Girls au détour d'un article qui est passé sur mon fil Twitter. J'ai été accrochée par ce nom, ça ressemblait au nom d'un groupe de "girls band" des années 50 ! En fait, pas du tout ! J'ai découvert cette histoire qui m'a captivée au point d'en faire une BD. 

Terriennes :
de l'histoire à l'envie d'en faire un livre, quel a été le processus ? 
C'est grâce aux bonnes personnes à qui j'en ai parlé. Je trouvais ça fou qu'on ne connaisse pas cette histoire. Et donc, j'en ai discuté lors d'un Salon avec le dessinateur Guy Delisle, (auteur de Chroniques birmanes, Chroniques de Pyongyang, ndlr). J'étais tellement passionnée qu'il m'a dit : "Mais pourquoi t'en ferais pas une BD ?". Je me suis dit pourquoi pas. A partir du moment où l'on met un mot dessus, tout m'est venu très vite, les compositions, les cadrages, etc. 

Terriennes : comment vous êtes-vous informée, il vous a fallu mener une enquête, existe-t-il des descendant-e-s de ces femmes, qui sont pour la plupart mortes assez jeunes ? 
C'était un peu compliqué, il y avait des articles sur les Radium Girls, mais j'ai voulu retourner à la source. Il y a un livre qui en parle, c'est celui de Kate Moore, qui a récupéré les journaux intimes de ces femmes, et qui a mené un travail d'enquête dingue. Ce livre a été un des fondements de cette BD. J'ai aussi lu toutes les coupures de presse de l'époque disponibles sur le net. J'ai aussi mené des recherches pour tenter de retrouver les tombes des Radium girls, j'ai réussi à en relocaliser certaines. Il y a eu aussi un gros travail de recherches pour éviter les anachronismes au niveau graphique. Il a fallu que j'aille plus loin que l'iconographie que l'on a des années 20 et de "Gatsby le magnifique" ! Ces filles là ne vivaient pas du tout dans le même milieu. Il y a eu des descendants mais je ne les ai pas retrouvés, la dernière qui avait survécu est morte en 2004, elle avait travaillé très peu de temps dans une usine utilisant du radium. 
 
radium pub
Le radium est partout et la publicité vante ses mérites ... 
©Cy/Glénat
Terriennes : dans votre livre vous montrez qu'à l'époque le radium était à la mode partout !
Il y en avait partout ! Quand Curie l'a découvert, elle savait que c'était dangereux, mais le succès du radium lui a échappé. Le radium avait des propriétés incroyables, mais il était cher à synthétiser, c'était un peu comme l'or des temps modernes. Cela me fait penser à cette tendance il y a quelques années qui consistait à mettre de l'or dans les cosmétiques, alors que l'or est un métal lourd ! Et aujourd'hui, c'est un peu comme l'Aloe Vera, on en met partout, bon heureusement, à priori cela n'est pas dangereux pour la santé, mais c'est présenté comme le produit miracle, comme l'était le radium dans les années 20. 

Terriennes :
dans votre livre,vous mettez en avant des filles qui ont envie de faire la fête, qui sont joyeuses, et pas seulement malades.
Ce que je voulais, c'était raconter cette histoire à travers une dynamique de groupe de filles. Je ne voulais pas passer par un narrateur omniscient. Il y a six filles, je voulais qu'on soit la septième. Je voulais qu'on soit à l'intérieur de ce groupe, qu'on ait cette empathie avec elles, qu'on voit comment elles sont drôles et parfois en désaccord. Il faut les regarder au-delà de leur statut de victimes. Ce n'est pas ce qui les représente. Je voulais qu'on voit les personnes qu'elles étaient avant les martyres qu'elles sont devenues.   

Terriennes : selon vous, c'est un livre militant ? 
Oui bien-sûr, et même encarté féministe, on peut le dire ! Mon envie première, c'était de remettre à leur place ces femmes dans l'Histoire. Je ne suis pas la seule bien-sûr, Kate Moore l'avait déjà fait. Mais rajouter une pierre à cet édifice, c'était pour moi un vrai moteur. Oui ce livre est militant. 

Terriennes :
le destin de ces femmes est celui d'un autre temps, mais il peut aussi trouver écho avec d'autres destins de femmes d'aujourd'hui selon vous ? 
Bien-sûr, c'est une espèce de cycle. C'est toujours pareil. On pourrait l'appliquer au scandale de l'amiante. Ou encore j'ai découvert récemment que les noix de cajou étaient décortiquées par des femmes en Inde, et que cela leur détruit les mains, et encore une fois, ce ne sont que des femmes qui font ça. Partout encore aujourd'hui, des femmes sont exploitées, et dès que cela se sait, on les fait taire, très vite, parce que le lobby est plus fort que tout. 

Terriennes :
le fait d'être une femme dans la BD, ça change quelque chose ?
(Hésitations ...) Et bien ... Euh, en fait ... Je ne sais pas trop quoi répondre à ça ! Je  ne pense pas qu'un genre influe sur un choix de sujet. Moi, évidemment mon militantisme joue. Mais je ne crois pas au fait de "dessiner comme une femme" etc... Ce qui est faux, on ne genre pas un trait. D'ailleurs quand on cherche à deviner si une oeuvre est dessinée par une femme ou par un homme, souvent on se trompe ! (Rires) En tant que militante, évidemment, viscéralement, il y a des sujets qui m'énervent ! 

Terriennes : d'autres femmes ont été oubliées, cela pourrait vous inspirer une série ?
Non je ne vais pas en faire une série, j'ai envie de faire plein de choses. Pénélope Bagieu a été pionnière dans cet oubli sur les femmes dans l'Histoire. J'avoue que les sujets historiques sont exigeants, je ne suis pas sûre de m'y replonger tout de suite. Mais ma carrière continue, alors qui sait, on verra bien ! 
 
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©Glénat

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Sur les "Radium Girls" :
Le livre référence The Radium Girls: The Dark Story of America's Shining Women de Kate Moore et
 un documentaire >