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Rafiki, film Kenya, d'une femme sur des femmes, sélectionné à Cannes, interdit à Nairobi... Récit TV5MONDE, A. Delpierre, E. Cousin, V. Perez Durée 1’47
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Rafiki, de Wanuri Kahiu, film kényan de femme sur des femmes, sélectionné à Cannes, interdit à Nairobi

C’est une première à Cannes, un film kenyan, réalisé par UNE cinéaste, a été retenu, non pas dans la compétition officielle, certes, mais dans la sélection « Un certain regard », pour la 71ème édition du festival. 

Avant même sa projection devant les festivaliers, Rafiki s'annonçait comme un événement à Cannes. Un long métrage réalisé par une cinéaste, Wanuri Kahiu, qui parle de l’amour entre deux femmes. La bande son est entièrement composée par des musiciennes africaines. Un vrai projet féministe, peu apprécié au Kenya. 
Inspiré d’un roman ougandais, Jambula Tree, écrit lui aussi par une femme, l’auteure Monica Arac de Nyeko et récompensé par le par Le Prix Caine 2007, Rafiki évoque donc la rencontre et l’amour entre Kena et Ziki. 

affiche rafiki

Rafiki, ami.e en Swahili, est le premier film kényan à être selectionné pour le festival de Cannes. Réalisé par Wanuri Kahiu, il met en scène une histoire d'amour entre deux jeunes filles, Kena et Ziki, sur fond de société homophobe.

L'affiche de Rafiki

Juliette et Juliette contre la société kényane

Rafiki, c’est l’histoire de jeunes femmes, visiblement différentes, dans un quartier populaire de Nairobi, la capitale du Kenya. Kena est une jeune femme qui travaille dans l’épicerie de son père, candidat aux élections locales. Elle représente l’archétype de ce qu'on appelle communément un « garçon manqué », elle fait du skate board, et boit des coups avec ses deux amis, hommes. Elle a la tête sur les épaules et étudie sérieusement tout en prenant en charge sa mère chez qui elle vit.

Ziki, elle, est la fille de l’autre candidat aux élections. De classe sociale plus élevée, elle est l’opposé de Kena. Robes colorées, maquillage, tresses multicolores dans les cheveux, elle est beaucoup plus insouciante que Kena. La rencontre se fait sur fond de « rivalité politique entre leurs deux familles », et les deux jeunes filles vont se battre « pour préserver leur amitié, se soutenir mutuellement dans leur quête afin de réaliser leur rêve, envers et contre tout », indique Wanuri Kahiu.

En tombant amoureuses l’une de l’autre, elles doivent vivre dans une discrétion frustrante pour leur bonheur mais nécessaire pour leur sécurité, à cause du conservatisme de leur société. « Les bonnes petites filles kényanes font de bonnes épouses kényanes »,  c’est ce que répète Blacksta, l’ami de Kena qui veut secrètement l’épouser.

Wanuri Kahiu portrait
Wanuri Kahiu, à Nairobi, le 27 avril 2018, une semaine avant l'ouverture de la  71ème édition du Festival de Cannes où son film Rafiki est sélectionné dans la compétition "Un certain regard"
AP Photo/Ben Curtis

Pour un autre cinéma africain

La réalisatrice Wanuri Kahiu (37 ans) précise qu’elle a voulu raconter « la beauté et la difficulté de l’amour, des moments précieux pendant lesquels on s’élève au-delà de nos préjugés ». Cette hédoniste, fille d'une pédiatre, refuse les assignations et affirme vouloir échapper à une image trop "cliché" du cinéma africain, celle qui ressasse la guerre, la pauvreté, le SIDA et qui sont souvent financés par des subventions, devenant ainsi parties intégrantes de l'agenda d'organisations internationales. Son inspiration est bien plus puisée dans le plaisir, comme elle l'expliquait au printemps 2017 à la National public radio américaine, définissant son cinéma de "Afro bubble gum art" : "L'Afro bubble gum art c'est de l'art africain comique, féroce et frivole.  Il nous permet à nous Africains de nous voir d'une manière différente parce que je suis sincèrement préoccupée par la façon dont nous nous voyons, celle qui fait que nous ne nous pensons pas dignes de bonheur et que nous remettions la joie à un temps imaginaire. Pourtant j'ai l'impression qu'on peut être heureux maintenant."

Nous devons produire un cinéma où les Africains ne meurent pas, n'ont pas besoin d'être sauvés mais vivent une vie africaine joyeuse et prospère.
Wanuri Kahiu

Facétieuse, la cinéaste a imaginé son propre test de Bechdel, baromètre imaginé aux Etats-Unis pour identifier le sexisme dans les films, en l'adaptant à la production cinématographique africaine, pour en pointer les travers : "Le test pose trois questions. La première  : deux Africains ou plus présents dans cette oeuvre sont-ils en bonne santé ? La deuxième : ces Africains, ceux là même qui sont en bonne santé, sont-ils financièrement stables, sans souci d'épargne ? Et la troisième : est-ce qu'ils s'amusent bien ? Nous devons produire des images d'Africains qui ne meurent pas, qui n'ont pas besoin d'être sauvés et qui vivent une vie africaine joyeuse et prospère."

Faire un film sur deux femmes amoureuses, au Kenya c’est défier le cynisme bien ancré dans la société.
Wanuri Kahiu, réalisatrice du film Rafiki

Rafiki signifie ami.e en Swahili. « Les Kényans impliqués dans une relation homosexuelle ne peuvent pas présenter leur partenaire comme tel. Ils/elles doivent parler d’« ami.e » déplore la jeune réalisatrice. Leur réalité ne peut être visible. C’est une des préoccupations premières des deux jeunes héroïnes du film. Kena et Ziki cherchent toutes les deux le réel, une vie où elles ne devraient pas mentir sur qui elles sont.

Oser faire un film sur la banalité d’une histoire d’amour dans un contexte très hostile aux populations LGBT est une lutte en soi selon la réalisatrice. Pour expliquer l’importance de ce film, Wanuri Kahiu explique : « Faire un film sur deux femmes amoureuses, au Kenya c’est défier le cynisme bien ancré dans la société, au sujet des relations homosexuelles, que ce soit parmi les acteurs, l’équipe technique, les amis et la famille. Pendant les 5 années ou nous avons développé le projet et le script, nous avons vu d’horribles événements dans un climat anti LGBTI en Afrique de l’Est : notre voisin, l’Ouganda, par l’intermédiaire de son gouvernement est en croisade pour faire passer une loi appelée « Tuons les gays », qui est un exemple extrême mais terrifiant de la bataille que doit mener cette communauté. » 

Un succès à l'étranger et une interdiction au Kenya

Le film a été interdit de diffusion au Kenya car il ferait « la promotion du lesbianisme », selon le gouvernement. Tout comme l’a été le projet précédent des producteurs de Rafiki, The nest : Stories of our lives, première oeuvre cinématographique de fiction kényane LGBT, réalisé par un collectif. Malgré un succès international, là aussi le long métrage a subi la censure et l’équipe un véritable harcèlement. Le producteur a même été arrêté. « Voilà quelles sont les difficultés que représente le fait de produire un film sur une histoire d’amour lesbienne en Afrique. Elles mettent également en lumière à quel point c’est urgent et nécessaire de raconter ce genre d’histoires. » s’indigne Wanuri Kahiu.

"Yes, we Cannes !"

Après un de nombreux courts métrages, Wanuri Kahiu réalise ici son premier long métrage, avec une maîtrise parfaite de l’image, et de la lumière. Les scènes entre Ziki et Kena sont très belles, touchantes comme leur histoire. Aucun voyeurisme, mais une plongée dans les prémices d'un premier amour. « Ce que nous avons voulu transmettre, c’est l’incroyable douceur et la maladresse des débuts d’une première histoire d’amour, quand on est prêt à tout risquer par choix. Pour cela nous avons voulu garder les silences gênants, improviser des dialogues, et créer une fluidité de mouvements entre Kena et Ziki», explique la jeune réalisatrice. 

L'annonce de la sélection du film à Cannes a suscité une vague d'enthousiasme et de fierté des internautes, à commencer par la réalisatrice elle-même qui a tweeté un explicite "Yes, we Cannes ! "

Les internautes kényans ont eux beaucoup utilisé le hashtag #AKenyanFirst (une première kényanne), pour exprimer leur joie, mais aussi leur déception face à l'interdiction locale du film.

Projeté devant le jury et les festivaliers le 9 mai 2018, Rafiki reste en attente de date pour sa sortie en France.