Rana Gorgani, danseuse soufie : "Tourner pour donner un sens à l'existence"

Depuis ses premiers tours sur scène, il y a dix ans, la Franco-iranienne de 37 ans Rana Gorgani étonne. Elle est l'une des rares danseuses soufies à se produire en public. Quand tout semble à l'arrêt, le mouvement giratoire de la danse des derviches, et sa dimension spirituelle, sont pour elle une manière de "donner un sens à l'existence". Entretien.

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Rana Gorgani au mausolée de Rûmi à Konya, en Turquie.
©​Hans Tibben
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Aquarelle figurant dans un album de costumes turcs assemblés, 1867.

Tourner d’abord lentement, puis de plus en plus vite, pour atteindre le hâl ("état spirituel" en arabe : l'état, la transe qui mène à l'extase), bras déployés, la paume de la main droite dirigée vers le ciel pour recueillir la grâce d’Allah, celle de la main gauche tournée vers la terre pour l’y répandre. Tourner, toujours du côté gauche, celui du coeur, et dans le sens de la rotation de la Terre autour du Soleil. La samā‘ ("écoute" en arabe)danse spirituelle et ancestrale pratiqué par les soufis de l'ordre Mevlevi, est traditionnellement réservée aux hommes. Des femmes, pourtant, s'y adonnent aussi dans des cérémonies à huis clos, de Turquie jusqu'en Afghanistan.

Derviche tourneuse 

Ainsi Rana Gorgani a-t-elle longtemps pensé "qu'il fallait que ça reste dans un cadre privé", affirme cette femme menue aux longs cheveux noirs et bouclés. Jusqu'au jour où elle ose faire quelques tours lors d'un festival en plein air à Montpellier, où elle présente des danses traditionnelles persanes. Après "quelques minutes, j'ai été prise de panique et me suis arrêtée pour quelques secondes. Comme si, inconsciemment, j'étais en train d'enfreindre une règle, se souvient-elle. Je suis repartie en tournant très vite, j'ai entendu un tonnerre d'applaudissements, et à la fin je me suis dit 'tout va bien'". En coulisses, des spectateurs viennent la remercier, les larmes aux yeux. Alors "il y a eu ce déclic", dit la derviche, affirmant qu'à travers sa danse, "je ne montre pas, je suis moi".

L'âme, ni masculine, ni féminine

Dans le soufisme, vision mystique de l'islam, "l'âme n'est ni masculine ni féminine", dit-elle. Etre derviche et femme ne "va pas à l'encontre de cette spiritualité... On tourne, homme ou femme, avec une robe ample ou une jupe. On dit que le tissu qui vole révèle l'âme", explique Rana Gorgani. Un paradoxe l'a toujours intéressée : dans les pays musulmans, les derviches hommes portent en public cette jupe, symbole féminin, alors que les femmes dansent en cachette. "En Europe, j'ai la chance de pouvoir m'exprimer artistiquement et librement", dit-elle.

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Derviche d'Istanbul au palais de Charles Quint de Grenade, le 21 juin 1990.

© José Garrido, creative commons

Racines et soufisme

Rana Gorgani emprunte la voie soufie dès l'âge de 14 ans, à l'occasion de sa première visite en Iran, son pays d'origine. Pendant de longues années, elle s'initie en participant à de nombreuses cérémonies en Iran, mais aussi en Turquie, souvent secrètement. Là, dans le berceau de la confrérie, elle se lie d'amitié avec des derviches, qui disent "comprendre" sa démarche.

En France, celle dont les parents ont quitté l'Iran après la révolution islamique décide de lâcher sa carrière de comédienne pour se consacrer à la samā‘. "Jalal al-Din Roumi disait 'plusieurs voies mènent à Dieu, j'ai choisi celle de la musique et de la danse'. Ca a été mon cas", sourit-elle, en référence au célèbre poète soufi du 13e siècle, dont les adeptes ont fondé la confrérie des derviches tourneurs.

"Méditation en mouvement"

Depuis la pandémie, cette diplômée en anthropologie de la danse et en ethnomusicologie donne des cours via Zoom, à chaque nouvelle lune et pleine lune. A sa grande surprise, l'expérience s'avère "extrêmement intense", tant ses élèves avaient un besoin de "donner un sens à l'existence" et "de connexion avec leur être profond". "Une centaine de personnes du monde entier ont participé à la première session au premier confinement, puis j'ai reçu de plus en plus de demandes", se rappelle-t-elle. Avec cette "méditation en mouvement", "je crois avoir aidé certaines personnes à se révéler à elles-mêmes". Elle ose danser sur de la musique traditionnelle, mais aussi sur les notes du piano de son complice Simon Graichy, ou encore sur une chanson de Jacques Brel interprétée par le duo Bird on The Wire. "Là où je vois des états de grâce", dit-elle.
 

Entretien avec Rana Gorgani

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©Tingting

Terriennes : quelle place le soufisme accorde-t-il aux femmes ?

Rana Gorgani : Le soufisme est une spiritualité ouverte aux hommes et femmes, et les femmes peuvent faire partie d'une confrérie soufie, mais les pratiques et les rituels sont réservés aux hommes. Les derviches de Turquie, par exemple, sont des hommes, car l'on considère traditionnellement que les femmes ne peuvent pas se présenter dans cet état spirituel menant à l'extase sous le regard des hommes. Il est rare de pouvoir assister à un zikr, une cérémonie qui allie chants et prières soufies, accompagnées par la danse - le zikr allie les trois aspects de la spiritualité : poésie, musique, mouvement. En Turquie, il est possible d'assister à ces cérémonies de prières et de chants, mais l'on n'y voit que les hommes.

Pourquoi cela ?

Dans un même lieu sacré réservé à la pratique soufie, les femmes sont séparées des hommes. Les hommes sont au rez-de-chaussée, par exemple, et les femmes au premier étage, c'est-à-dire qu'elles entendent les percussions, la musique, la lecture du maître spirituel. Elles peuvent avoir une pratique à travers le soufisme, mais l'on considère comme impur, voire profane, qu'une femme prenne sa place parmi les hommes. Ce qui ne leur est pas autorisé, ce n'est pas la pratique, c'est que cela se voit. L'idée reste omniprésente de préserver les femmes des regards.

D'autant que le sama'zan, ou sema'zen en turc (celui ou celle qui danse en lien avec le cosmos), à travers le mouvement giratoire, goûte à l'ivresse mystique qui amène le corps à l'extase. On dit que l'âme "goûte au vin incolore". Or comme la spiritualité soufie existe dans des pays musulmans, il n'est pas permis aux femmes d'y goûter devant les hommes. Cette pudeur existe aussi chez les femmes. D'ailleurs, les femmes sont autorisées à ne pas porter le foulard pendant la pratique du sama', car elles sont en dialogue avec le divin, en communion. Mais dès qu'elles s'arrêtent, elles remettent le voile.

Comment êtes-vous perçue en Iran ou en Turquie ?

Pour certaines personnes, notamment des femmes, dans ces pays, je suis une inspiration. Quant aux hommes qui me connaissent à travers le soufisme, ils sont, d'une certaine manière, admiratifs. D'autres, en revanche, rejettent totalement la vision différente que j'amène de manière artistique ; pour eux, je détruis les fondements du soufisme. Moi, j'observe ces réactions et je les trouve toutes intéressantes. Ce que je fais, il fallait que quelqu'un le fasse, et en tant que femme d'origine iranienne, j'étais la meilleure personne pour pouvoir le faire. Je le fais et je continuerai à défendre cette culture, cette tradition, tant que je verrai à quel point elle fait du bien aux autres. 
C'est ma mission de vie. 

Vous enseignez la danse soufie depuis dix ans. Comment vos élèves abordent-ils cette pratique ?

Au début, il y a beaucoup de peurs - la peur de la nausée, de la chute, du vertige... Or souvent, on sous-estime la force que l'on peut avoir ; on ne sait pas jusqu'où l'on peut emmener son corps. "Comment faites-vous pour tourner aussi longtemps ?" me demande-t-on souvent. Il s'agit d'être disponible, dans un état d'écoute qui permet l'équilibre, d'écoute profonde d'une présence divine. Ce que j'ai fait, en tant que femme, c'est porter la danse soufie et cette spiritualité, mettre mon nom dessus - et ce qui me porte, c'est la foi. Je pense que la spiritualité et la danse soufie méritent d'être ouvertes au plus grand nombre, homme ou femme, quelles que soient les opinions religieuses. Pour cela, il faut d'une certaine manière déconstruire et aller au-delà des restrictions et interdits.

Que déclenche cette pratique chez vos élèves ?

Il y a des femmes et des hommes, et pour chaque personne, c'est différent. La pratique de la danse soufie permet de se révéler à soi-même, d'y voir plus clair en ses propres ressentis, de ne plus vivre ses choix comme étant bons ou mauvais, mais comme quelque chose qui nous correspond. En dix ans de cours, j'ai vu des personnes prendre d'importantes décisions personnelles ou professionnelles au fil de leur pratique.

Cette révélation de soi-même, c'est une renaissance. Souvent, les gens - homme ou femme - imaginent que ce que je fais n'est pas possible. Je suis la personne qui leur prouve que c'est possible. Réaliser un rêve ou une projection de soi-même que l'on croyait inaccessible lève le voile de l'illusion - et croire  que l'on est pas capable n'est qu'une illusion.