Les inégalités de genre en Afrique, c'est le thème d’une étude inédite publiée fin mai 2015 par la Banque africaine de développement (BAD). La BAD a examiné la place des femmes dans la société, l'économie et en politique. Réaction de Constance Yaï, ex-ministre de la Promotion de la Femme en Côte d'Ivoire.
Avec son « indice de l'égalité entre les genres », la BAD crée un outil de comparaison des différences de traitement entre hommes et femmes, destiné à mesurer les disparités - accès à la terre, au crédit, aux soins de santé, à l'éducation… - mais aussi à promouvoir le développement en ciblant les actions.
En tête du classement de 52 pays sur les 54 du continent Noir : l'Afrique du Sud, le Rwanda ou encore la Namibie, alors que des pays comme la Somalie, le Mali, la Guinée, la Mauritanie, le Niger, le Tchad, mais aussi la Côte d'Ivoire ferment la marche. Ex-ministre de la Promotion de la Femme en Côte d'Ivoire et ex-directrice générale de l'Agence ivoirienne de coopération francophone (AICF), auteure d'un livre récent en forme de cri contre "Les traditions prétextes", Constance Yaï accuse le coup. Entretien.
Un jour nouveau se lève pour les femmes africaines
Que vous a appris ce rapport ?
La militante active du droit des femmes que je suis est très blessée de la place de la Côte d’Ivoire. 43ème sur 52 pays - et dernier pays non musulman de la liste. Je ne m’attendais pas à trouver parmi les derniers ce pays où je suis née. Je croyais que nous avions posé les jalons d’un certains nombre de progrès dont nous commençons à observer les résultats. Je suis sous le choc, en colère.
Contre qui se tourne votre colère ?
Contre ceux qui nous dirigent, contre notre société qui s’accroche à des valeurs périmées pour maintenir les femmes à l'état d'assistées. Savez-vous que la Côte d'Ivoire est le seul pays d’Afrique francophone où les enseignants d’école primaire sont majoritairement des hommes ? Cela a une incidence sur l’apprentissage des petites filles et leurs relations à la société. Une société a besoin de modèles, et cela commence à l’école primaire. Quand j’étais petite, avec mes copines, nous voulions toutes être maîtresses. Nos gamines n’ont pas ce modèle là. Et puis les enseignantes influencent aussi les petits garçons et leur regard sur les filles et les femmes. En Côte-d'Ivoire, plus de la moitié des écoles sont aux mains d’hommes exclusivement.
Pourquoi ?
Parce qu’on n'affecte pas les femmes, j'imagine.
Pourquoi pas ?
Ce rapport va justement nous forcer à nous interroger sur le pourquoi du pourquoi. Il va nous obliger à nous poser des questions et à essayer de comprendre.
Ce rapport va-t-il changer votre approche ?
Absolument. Dans un premier temps, il va y avoir une certaine incrédulité, un rejet. Nous tombons de haut et il va falloir ravaler ses illusions. Et puis s'ensuivra un débat interne : les lois, l’assemblée, les associations de défense des droits des femmes… à quoi servons-nous ?
Il nous aide aussi à comprendre ce dont nous parlons. Regardez, la Côte d'Ivoire est l’un des rares pays où la monogamie est instituée. Or dans le rapport, on voit bien que la promotion des droits ne suffit pas à l'égalité entre homme et femmes.
Où est le noeud du problème, selon vous ?
La situation économique déplorable des Ivoiriennes. En découle des retards sur une foule d’autres questions. Le président vient de remettre en question les discriminations au sein de la famille, héritée du code Napoléon pendant la colonisation. L’homme et la femme, dorénavant, seront égaux devant les enfants. Reste une discrimination économique patente. Et c’est la pauvreté extrême des femmes qui fait que perdurent les autres discriminations.
Via la prostitution généralisée des collégiennes, lycéennes et étudiantes, par exemple, qui, en Côte d'Ivoire prend des proportions effrayantes et impacte les chances des filles à l’école. Le rapport n’en parle pas en tant que telle, mais il en constate les conséquences : si les filles sont très défavorisées, c'est aussi parce que beaucoup sont sujettes à des grossesses, souvent l’oeuvre de leurs enseignants.
Pourquoi ces agissements ne sont-ils pas punis ?
Les lois existent, mais il faut les appliquer et sanctionner les professeurs qui abusent de gamines même pas majeures. Mais personne n'en prend la responsabilité. Ce sont les dirigeants qui ont la mission de faire appliquer les lois qui protègent les citoyens. Mais en Afrique, la politique dirigiste n'est pas propice à la décentralisation. Regardez la loi contre l’excision de 1998 : sa première application remonté à il y a 5 ans seulement, et par la volonté d’un seul juge.
Que manque-t-il ?
Au-delà des lois, il faut surtout une volonté politique qui n’existe pas. Les Ivoiriens n’ont pas confiance en leurs femmes, contrairement à de nombreux autres pays africains. Au Congo, au Bénin ou autre, les revendications des femmes sont portées par les partis politiques. En Cote d’Ivoire, il y a une certaine folklorisation des femmes dans la société. A la télé, à la radio, les droits de femmes sont tournés en dérision de façon générale. Les femmes elles-mêmes, peut-être, aussi, ne se prennent pas suffisamment au sérieux. Cela conditionne l’état d’esprit du public.
Dans ces conditions, comment voulez-vous que les Ivoiriens prennent au sérieux les organisations qui défendent le droit des femmes ? Comment voulez-vous que les gouvernements se sentent menacés par la prise de conscience des femmes ?
Le rapport passe-t-il à côté de quelque chose ?
Il n’insiste pas sur l’impact du prétexte culturel. Il présente la culture comme un obstacle à la promotion des femmes. Ce n’est pas la culture qui est un obstacle, c’est le regard porté sur elle. Toutes les sociétés du monde ont leurs traditions. Il n’y a qu’en Afrique que la culture devient un obstacle. C’est un prétexte qu’utilisent les dirigeants de nos pays.
Le droit, les institutions, les lois sont des obstacles. Tout cela a un nom : la démocratisation de la société. Les questions politiques sont trop absentes du rapport, je pense. Or la situation des femmes et très liée à la situation interne de chaque pays. Les élus, les partis, les acteurs de la société civile des pays les plus avancés n’ont pas la même conscience que dans les pays les moins démocratisés. Quand j’étais au Botswana, au Lesotho, je n’avais pas envie de rentrer chez moi, même au Libéria, un pays défiguré, la pauvreté est générale. Mais en Côte d'Ivoire, c’est la disparité qui choque. Les Ivoiriennes sont encore plus pauvres que leurs soeurs les plus pauvres d’Afrique australe.
Pourquoi ce décalage ?
En Côte d'Ivoire, il existe un refus des milieux politiques de faire la promotion des femmes au sein de leurs structures. Elles sont nombreuses à faire de l’animation, du folklore, très peu dans les salles, à prendre des décisions. Dans d’autres pays africains, comme la Namibie, le Togo ou le Sénégal, les femmes occupent des postes de responsabilités, même dans l’opposition. Et même si elles n’ont pas été à l’école, elles sont moteur au sein de leur communauté, en prenant la parole dans la langue qui est la leur. A cet égard, le rapport ne va pas vraiment au-delà de ce que l’on sait déjà.
Que va changer le rapport ?
Sa publication est déjà une forme de pression, mais la pression doit aussi, et surtout, venir de l’intérieur. La dynamique d’une société part de la capacité de ses éléments à se concerter et à faire bouger les choses. Ce rapport doit faire l’effet d’un électrochoc générateur d’une prise de conscience interne. Il va réactiver les organisations de défense des droits des femmes et réévaluer leur raison d’être.
Il aura aussi des répercussions financières, puis la BAD a déjà pris la responsabilité de financer certaines actions de la promotion des femmes - accession à la propriété foncière, au crédit...
C’est un jour nouveau qui se lève pour les femmes africaines. Ce que les femmes africaines ne peuvent pas dire, la BAD l’a dit. Et la BAD est une institution crédible, reconnue dans le monde entier.