Fil d'Ariane
Dans une vidéo publiée quelques jours avant le premier tour des législatives, Jordan Bardella se présente comme le défenseur des droits des femmes. De quoi provoquer la colère des rangs féministes, qui appellent à faire barrage à l'extrême droite, estimant ces droits menacés en cas de victoire du RN. Entretien avec la chercheuse Rachel Silvera.
Plusieurs milliers de manifestantes sont venues défendre leurs droits lors des rassemblements en France à l'occasion du 8 mars, Journée internationale des droits des femmes, le 8 mars 2024, comme ici à Paris. 120 associations féministes appellent à manifester le 23 juin contre l'extrême droite.
Marine Le Pen et Jordan Bardella, ici lors d'un meeting durant la campagne pour les élections européennes, à Paris, le 2 juin 2024.
Cinq questions à Rachel Silvera, économiste, maîtresse de conférences à l’université Paris-Nanterre
Terriennes : Comment le Rassemblement national aborde-t-il la question des droits des femmes ?
Rachel Silvera : La question des femmes, c'est peut-être même le meilleur cas d'école-, illustre parfaitement le double jeu et le double discours du Rassemblement National. D'un côté, on affiche le fait qu'il hors de question que les droits des femmes soient mis à mal et reculent. Ça, c'est Mr Bardella en mars sur TF1. D'un côté, on a ça. On ne vote pas totalement contre la constitutionnalisation de l'avortement. En tout cas, on n'affiche pas, devant l'unanimité, une hostilité ouverte.
Et puis, derrière, on s'aperçoit que, fondamentalement, à travers leur vote au niveau européen ou à l'Assemblée nationale française, à travers leurs alliances au niveau européen, on voit bien que leur projet est tout autre, et qu'il est vraiment antiféministe, que ce soit sur les droits à l'avortement, où plusieurs fois, soit ils ont voté contre, soit ils s'abstiennent, ou ils ne sont pas là. Par ailleurs, ils s'opposent à des droits nouveaux, des droits sociaux qui pourraient améliorer indirectement la situation des femmes. Je pense au salaire minimum européen. Ils ont voté contre, sous prétexte que ça relève de la compétence nationale et pas de l'Europe. Mais ce n'était pas la question posée.
Terriennes : Concernant la réforme des retraites pour les femmes, que disent-ils ?
Rachel Silvera : Jordan Bardella a tout récemment déclaré qu'il ne remettrait pas en cause cette réforme. Et il se trouve qu'il avait dit, à l'époque de la réforme, que la meilleure solution pour défendre nos retraites, c'est une politique nataliste.
Or, on sait très bien que derrière un discours de politique nataliste se cache l'idée qu'on reviendrait au rôle traditionnel où d'abord, les femmes doivent se consacrer à leur rôle maternel. Et du coup, on voit en filigrane des propos sur la "liberté" des femmes de ne pas travailler. Et à chaque fois, c'est ramené aux seules femmes, en tant que mère. Et donc là, on sait très bien qu'il y aura des grandes régressions.
Terriennes : quelle est leur position sur la question des violences faites aux femmes ?
Rachel Silvera : il n'y a que Marion Maréchal à oser parler des violences faites aux femmes lors du grand débat tv avec tous les candidats. Pour dire quoi ? Pour dire que ces violences seraient le fait des immigrés, des étrangers.
C'est un propos directement, ouvertement raciste. On sait que les violences faites aux femmes se font d'abord dans la sphère proche, familiale, etc. Et qu'en plus, parce qu'il y aurait des cas où, effectivement, il y a eu des migrants, des personnes étrangères en cause, elle généralise quelques cas à une réalité globalisante. Et du coup, pour moi, c'est aussi pour ça qu'autant de femmes ont voté le RN. C'est qu'avec ce double discours, avec Mme Le Pen qui a vraiment contribué à dédiaboliser le RN au fil des ans, les femmes ne voient pas, et les hommes devraient le voir aussi, à quel point ça sera un grignotage et une remise en cause des droits des femmes. Et aussi ceux des minorités, qu'elles soient d'origine étrangère ou bien des minorités sexuelles, c'est évident.
Terriennes : justement, on voit que l'électorat féminin en faveur du RN grossit, comment l'expliquer ?
Rachel Silvera : c'est en fait très inquiétant. Au départ, en France, on a eu le droit de vote vraiment universel que très tard par rapport à d'autres démocraties. Et que c'était le fait de la social-démocratie de l'époque qui craignait que le vote des femmes soit à droite et qu'elles se réfèrent à l'Église pour voter. Et donc il y avait une crainte d'un retour à des valeurs très traditionnalistes. Or, pas du tout. Pendant longtemps, les femmes ont voté beaucoup plus à gauche et surtout, elles ne votaient pas FN.
Et donc ça fait que, à mon avis, surtout depuis qu'il y a "Le Pen-Madame" qui se présente, ce vote rejoint un peu la tendance générale. Bon, je ne suis pas plus choquée que ce soit des femmes. Est-ce que le fait que ce soit une femme, présidente d'un parti, ça peut être rassurant pour cet électorat ? Lors des dernières élections présidentielles, quand on lui demandait "Quelle est votre position par rapport aux femmes ?", elle avait répondu "Comme je suis une femme, je suis donc féministe".
Terriennes : est-ce qu'on peut dire que le RN est anti-féministe ?
Rachel Silvera : Pour moi, oui. J'ai failli le prendre comme titre de ma chronique. Et puis, vous savez, ce qui m'en a empêchée, c'est qu'on subit un vrai "backlash" en ce moment. Parce que j'ai entendu beaucoup de choses, par exemple, sur le MeToo dans le cinéma. Et je pense que ça a contribué au vote RN sur le thème "qu'est-ce que c'est que ces féministes, qu'est-ce qu'elles veulent encore ?". Vous savez, moi, je suis féministe, alors vraiment, je le dirai et le redirai. Et je vais quand même dire "mais". Car je préfère parler droit des femmes, droit à l'égalité au niveau du travail, des salaires, droit à l'avortement, non-dénigrement et non- instrumentalisation des femmes. Oui, je préfère parler comme ça que de dire qu'ils sont anti-féministes. Parce que j'ai l'impression que la Terre entière, en ce moment, devient anti-féministe.
Donc j'ai peur que le RN s'oppose à des avancées sociales, à des avancées progressistes, qui fait que dans ce monde, dans une vraie démocratie, le droit des femmes, le droit des minorités doit être reconnu, à sa juste place.
Rachel Silvera est économiste, maîtresse de conférences à l’université Paris-Nanterre. Elle est l’auteure de Un quart en moins. Des femmes se battent pour en finir avec les inégalités de salaires (La Découverte, 2014).
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