Fil d'Ariane
La danse comme outil de résilience, comme moyen de reprendre le pouvoir sur soi-même, c’est exactement la philosophie de Bolewa Sabourin. Lui-même est né avec la danse. Loin d’être une expression toute faite, sa vie a commencé littéralement par de la danse. Son père, congolais donnait des cours de danse, et sa mère, française était son élève. Il a ensuite été danseur et professeur de danse congolaise.
En 2016, il assiste un peu par hasard à une conférence qui changera sa vie, celle du Dr Denis Mukwege qui vient raconter son action depuis de longues années au Congo, dans la région du Kivu auprès des femmes victimes de violences sexuelles.
A retrouver dans Terriennes, nos articles, entretiens, reportages autour du Dr Mukwege :
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> Denis Mukwege, inlassable combattant des droits des femmes donc de la paix
> Femmes violées, bébés broyés: le Dr Mukwege décrit une RDC malade de ses enfants soldats
> RDC : le docteur Mukwege à nouveau protégé par la Monusco
Pour le jeune homme, c’est un choc, et surtout une évidence. Il doit agir pour aider le Dr Mukwege, coûte que coûte. Bolewa Sabourin se souvient encore de ce moment : « La date est inscrite dans ma mémoire ! C’était le 8 mars 2016. À la fin de sa conférence je lui ai demandé “Docteur, qu’est ce nous ici, jeunes afro-descendants vivants en France, pourrions faire pour vous aider ?” La réflexion a été immédiate. Il y avait plein de gens dans la salle, tout le monde était en train de débattre. Tout ce blabla n’avait plus de sens pour moi. Au moment de la dernière question du public, j’ai craqué. J’ai pris le micro de force, et je lui ai demandé ce qu’on pouvait faire pour l’aider activement. Moi je n’ai pas vocation à aller vivre au Congo. Comment je peux aider d’ici ? Ça a d’abord été ce cri du coeur pour une action immédiate. »
Pour moi, signer une pétition, ça n’a pas d’engagement profond. C’est une façon de faire passéiste. Nous c’est l’action physique et déterminée, ou rien.
Bolewa Sabourin, danseur artiviste
Pas question pour autant de se contenter de signer une pétition en ligne pour le jeune danseur, comme il lui a été suggéré : « Pour moi ça n’a pas d’engagement profond. C’est un mode d’action passéiste. Nous c’est l’action physique et déterminée ou rien. » La détermination du jeune homme a intrigué le docteur qui lui a demandé de lui proposer un projet concret.
L’idée de « Re-création » est née sur le moment. « Le docteur Mukwege expliquait qu’il avait reçu beaucoup d’aide de la part de psychiatres, psychologues, psychothérapeutes occidentaux qui tentaient de faire parler ces femmes, selon la méthode occidentale. En fait ça ne fonctionnait pas car elles n’ont pas cette culture de raconter leurs problèmes, de se livrer de cette manière. Il disait que par la danse, par le chant, elles arrivaient parfois à se libérer, à se livrer. Ça a fait tilt. Moi je suis danseur. Ce que je peux apporter, c’est ça. C’est ma connaissance de la danse. »
Bolewa Sabourin avait une vague connaissance de l’action de Denis Mukwege après avoir vu le film L'Homme qui répare les femmes - La Colère d’Hippocrate de Thierry Michel et Colette Braeckman sorti en 2015. Il regrette d’ailleurs que son travail ne soit pas plus médiatisé : « J’avais vaguement entendu parler de son travail avant. J’avais vu le film mais je n’avais pas eu plus d’infos que ça. C’est aussi ce qui m’a frappé. Si on ne faisait pas partie d’une certaine intelligentsia, on n’avait pas vent de son engagement. C’est ce qui nous a poussés dans nos actions. On voulait populariser aussi ces problématiques, pour que ça atteigne d’autres personnes. Lui fait du très bon boulot mais c’est à nous, plus jeunes, ayant d’autres moyens de communication, d’autres modes d’actions, d’être une plus value pour un monsieur qui travaille sur ces questions depuis plus de 20 ans. »
Le travail du Dr Mukwege est indispensable pour cette région du Congo. Il soigne et "répare" physiquement des jeunes femmes, ayant subi les pires violences sexuelles en situation de guerre.
Une telle violence dans l’horreur, moi je ne pensais pas que c’était imaginable. En tant que Franco-Congolais, on a surtout conscience de la mort. On a tous perdu des gens, des proches. On a tous conscience de la violence, c’est pour ça qu’on est beaucoup à vivre en exil.Bolewa Sabourin, danseur et "artiviste"
Bien qu’étant Franco-Congolais, et ayant vécu sa petite enfance en RDC après que son père l’ait kidnappé lors de son premier anniversaire pour l’y emmener, Bolewa Sabourin n’imaginait vraiment pas ce qu’ont vécu ces femmes : « Je n’avais pas du tout conscience de la violence que vivent ces femmes. Une telle violence dans l’horreur, moi je ne pensais pas que c’était imaginable. En tant que Franco-Congolais, on a surtout conscience de la mort. On a tous perdu des gens, des proches. On a tous conscience de la violence, c’est pour ça qu’on est beaucoup à vivre en exil. Je suis ici parce qu'en 1991, les choses commençaient à être dangereuses dans les rues de Kinshasa, et que mon père est venu me récupérer pour éviter qu’il ne m’arrive quelque chose. »
Deux ans après, le danseur est toujours ému en évoquant ce qu’ont vécu ces femmes. Il ne rentrera pas dans les détails, mais aborde surtout les conditions de survie de ces femmes : « On se demande comment elles sont encore en vie après une telle horreur. Imaginez tout ce que ça détruit, au delà de la mort. La mort est presque plus belle. C’est presque une délivrance par rapport à la souffrance qu’elles supportent. Mais le suicide n’est pas courant dans notre culture au Congo. Du coup, vous devez vivre avec ce fardeau, toute votre vie. Attention, je ne fais pas une échelle de l’horreur ou une apologie du suicide. Je dis juste qu’habituellement c’est une possibilité qu’on peut avoir. Pas pour elles. Quand on n’a pas ce choix, c’est encore pire. Avoir le choix, ça permet de se dire : “OK, je vais me battre pour survivre”. Mais quand vous n’avez pas le choix de survivre, c’est bien plus difficile. Il faut continuer à vivre, à survivre même. L’horreur atteint des degrés qu’on ne voit nulle part ailleurs. »
Au long de sa jeune vie chaotique, de son propre aveu, Bolewa Sabourin n’a eu de cesse de revenir à la danse pour se réapproprier son corps, et retrouver son identité première. Il vit la danse comme une transmission, une raison, et surtout une rage de vivre, titre qu’il donnera à son livre racontant son parcours.
J’ai toujours pu, grâce à la danse, faire le déni de ma vie mouvementée
Bolewa Sabourin, danseur et "artiviste"
La danse est comme un premier langage pour le jeune homme : « Pour moi on ne guérit jamais de ses traumas. On apprend à vivre avec. On apprend à en faire une force. La danse a toujours été mon outil de résilience. Si je ne danse pas, je sombre. Je retourne dans les ténèbres quand je ne danse plus. C’est ce qui me maintient à flots, en dehors de l’eau. J’ai été mon premier cobaye, parce que la danse a toujours fait partie de ma vie. J’ai toujours pu, grâce à la danse, faire le déni de ma vie mouvementée, où je pouvais être aimé quand je ne recevais pas de l’amour à la maison, où je pouvais panser mes plaies quand j’en avais, où je pouvais économiquement trouver de l’argent en donnant des cours. C’était tout mon environnement. C’était aussi le moment où je pouvais crier sans que les gens m’entendent. Je pouvais extérioriser ce que j’avais à l’intérieur. Qu’on me paye, qu’on m’envoie de l’amour, sans passer pour un fou. Je pouvais me cacher derrière la danse. Donc oui, si ça avait été utile pour moi, pourquoi ça ne le serait pas pour d’autres ailleurs ? Ça a été naturel comme réflexion. »
Le corps a toujours été l’outil de domination du patriarcat, par excellence, et ce, où qu’on soit dans le monde.Bolewa Sabourin, danseur et "artiviste"
Se réapproprier son corps, qui plus est pour une femme, ayant vécu des violences, c’est une manière de combattre la domination masculine pour Bolewa Sabourin : « Le corps a toujours été l’outil de domination du patriarcat, par excellence, et ce, où que l’on soit dans le monde. C’est toujours passé par le corps. On 'naturalisait' la domination en parlant de sexe fort, car les hommes ont des muscles et de la testostérone, et de sexe faible pour parler des femmes, voire des sous-Hommes. Plus les femmes trouvaient des parades pour prouver leur humanité, plus nous, les hommes on trouvait des parades physiques pour les contraindre à rester sous cette domination là. Ça pouvait passer par le corset, par des pratiques de mutilation, comme l’excision, par les vêtements. A chaque fois dans l’Histoire, l’homme a utilisé ces mécanismes de domination par le corps. On le voit encore aujourd’hui. Ce sont ces mêmes mécanismes qui animent ceux qui sont choqués par la vue d’un foulard ou d’un mollet ! Donc la réappropriation du corps est pour nous une étape essentielle dans la réappropriation de l’histoire des femmes. »
L’idée de se servir de la danse pour se mettre au service de ces femmes au Kivu, pour se re-créer était naturelle pour lui. Il explique cette démarche faite de réciprocité : « Donner mes cours de danse, ici me procure une telle adrénaline, c’est comme une drogue. Je vois ce que ça apporte aux autres et leur progression. 99.9% des gens qui y assistent sont des femmes, toutes différentes en âge, morphologie, origines, avec des traumas différents. Je vois ce que mes cours leur procurent, la force qu’ils leur donnent, c’est génial. Elles sont réunies le temps d’un cours et elles se délestent d’un poids, et elles se reconstruisent. C’est tout simplement magique. » A cet instant de l'entretien, le débit des paroles s’accélère chez le jeune professeur de danse. On imagine la joie qu’il a de danser, et de transmettre à la manière dont il l’évoque.
Quelques mois après avoir croisé le Dr. Mukwege, Bolewa Sabourin et son équipe s’envolent pour la RDC et une première rencontre avec les femmes vivant à la Fondation Panzi. En moyenne âgées de 16/17 ans, elles ont déjà été soignées par l’équipe du Dr Mukwege. Elles sont en phase de psychothérapie, et vivent dans un internat, comme l’explique Bolewa Sabourin : « Le docteur s’est occupé de les réparer physiquement, mais l’étape d’après c’est le mental. La reconstruction physique peut se faire rapidement mais la reconstruction mentale est plus compliquée et longue. C’est le mental qu’on a cherché à détruire en passant par le physique. On en revient à la domination sur le psyché en passant par le corps. Dans les cas de violences conjugales, c’est ce qui arrive. On cherche à diminuer les femmes. »
Il se retrouve face à des adolescentes parlant le Swahili, et non pas le Lingala, contrairement au reste du pays et à lui. La communication ne pouvait se faire que par la danse : « La personne en charge de la coordination m’a présenté. À un moment, je lui ai dit "Arrête de parler, ça ne sert à rien". J’ai mis de la musique et j’ai dansé. Il ne faut pas oublier qu’elles ont à peine plus de 16 ans, ce sont des jeunes filles. De temps en temps elles ont accès aux clips vidéo. J’ai fait un spectacle pour elles. »
La réaction fut immédiate. Les jeunes filles, impressionnées par cet étranger venu danser pour elles, l’accompagnent sur le champ. Le pari était lancé : « Elles dansaient et s’éclataient déjà comme ça. Moi je suis venu pour structurer un peu plus et leur donner ce que j’avais acquis grâce à mon parcours. C’était ça le défi, arriver à les structurer. Elles dansent avec une totale liberté, et beaucoup d’intuition. Donc la structuration était un peu plus dure. On a mis en place des ateliers, des échauffements, enchaînements de mouvement, liaison, pendant deux semaines et demi. »
Nos discussions avec les thérapeutes nourrissaient mon action. J’adaptais mes ateliers en fonction de ça.
Bolewa Sabourin
En discutant avec les psychologues sur place, Bolewa Sabourin s'aperçoit que les sessions de groupe ayant lieu après les ateliers de danse étaient très différents, et particulièrement efficaces. En discutant avec eux, il réussit à adapter ses cours en fonction des besoins de chacune des jeunes femmes. Le projet « Re-création » commençait à prendre une nouvelle tournure pour le danseur : « On pensait qu’on ferait quelque chose de ponctuel au départ. Quand on a touché ces femmes, c’est devenu notre métier. L’économie sociale et solidaire, elle était véritablement là. Nos discussions avec les thérapeutes nourrissaient mon action. J’adaptais mes ateliers en fonction de ça. »
L’idée de revenir rapidement pour prolonger ce projet devenait primordial. Il fallait trouver un financement à long terme : « Notre action devait devenir pérenne. On voulait revenir rapidement. On avait fait ça avec les moyens du bord. Mais une action régulière signifiait un budget plus conséquent et moins aléatoire. »
La méthode qu’on avait mise en place là-bas de manière intuitive me parlait et avait l’air de fonctionner. Mais il fallait la structurer ici.Bolewa Sabourin
De retour en France, les deux fondateurs de Loba décident de mieux structurer leurs actions. Pour s’assurer un retour rapide et efficace, ils décident de théoriser leur méthode : « En revenant, on a décidé de développer une méthode avec deux praticien.ne.s qui vont travailler ensemble : un.e danseur.euse et un.e psychologue ou psychothérapeute qui vont se nourrir l’un l’autre, et pour que chacun puisse bien faire son travail, en binôme. La méthode qu’on avait mise en place là-bas de manière intuitive me parlait et avait l’air de fonctionner. Mais il fallait la structurer ici. Donc on a rencontré des psychologues ici, on leur a parlé du projet, et de notre souhait de développer une méthode où les deux aspects seraient en lien. Au final, au lieu de tout de suite repartir, il nous a fallu structurer notre action, notre projet, nos rencontres avec les psy, trouver des financements. Ça a pris plus de temps que ce qu’on pensait. Mais on voulait de toute façon travailler sur le long terme. Ça ne nous dérangeait pas. En revenant on s'était dit qu’on repartirait 6/7 mois plus tard. Ça fait un an et demi, et en effet elles nous écrivent pour nous dire de revenir. »
Le problème auquel sont confrontés aujourd'hui les jeunes entrepreneurs solidaires est celui du financement. Ne voulant pas dépendre de subventions et du bon vouloir des élus, ils cherchent à se développer professionnellement pour entreprendre leur prochain voyage. La tête bien vissée sur les épaules, Bolewa Sabourin sait où il va : « On a voulu développer une méthode. Et l’appliquer ici auprès de femmes. Sous trois formes. Tout d’abord par une action lucrative, avec une méthode adaptée aux entreprises qui se préoccupent du bien-être de leurs employé.es, une semi lucrative, où on travaillera avec des structures accueillant des femmes victimes de violences en tous genres, et notre action pleinement sociale en RDC, financée par l’action lucrative. On essaye de trouver un point d’équilibre pour financer le fonctionnement. On ne demande pas aux structures d’accueil et foyers pour femmes ce qu’on demandera aux entreprises. On veut éviter d’être traités de charlatans, donc on prend vraiment notre temps pour développer notre méthode avec des psychologues et psychiatres. On veut amener aux femmes quelque chose de solide. Si demain, je ne suis plus à la tête du projet, je veux qu’il puisse continuer sans moi. J’ai envie que dans 50 ans ce modèle se soit développé, que d’autres personnes aient pris le relai. »
Mais l’association Loba veut aller encore plus loin, en exportant le modèle de Re-création :
« En France, et en Occident, on veut travailler sur les violences faites aux femmes, en général. Et ailleurs, là où on a moins de connaissances, on veut travailler sur le viol comme arme de guerre. C’est un fait démontré. Il y a une spécificité, un vrai calcul, une réflexion sur la question de l’attaque des femmes. Violer une femme, c’est la détruire mais c’est aussi détruire son cadre familial, le système de reproduction. On aimerait qu’il y ait une résolution de l’ONU, supra nationale qui en vienne à interdire l’arme sexuelle, comme on a interdit l’arme chimique. Ça n’empêchera pas certains de l’utiliser mais au moins il y aura une reconnaissance, un cadre juridique, qui facilitera la lutte contre cet acte. »
Pour arriver à médiatiser son action, le danseur est prêt à prendre la lumière en sortant un livre, une autobiographie, ou un « récit de vie », comme l’appelle son éditrice, Ouafa Mamèche. Co-écrit avec le journaliste Balla Fofana, 'La rage de vivre' raconte son parcours très atypique, parfois chaotique, sans filtre. « Je n’avais jamais pensé raconter ma vie. Le livre est pour Re-création. C’est une manière de capter cette lumière pour parler de Re-création et de notre projet. Parler de femmes, de viols, de danse, de psychothérapie, ce n’est pas commun et pas forcement vendeur. Il nous faut à chaque fois trouve un stratagème pour financer cela. Il faut se renouveler en terme d’idées pour capter l’audience et ouvrir des portes. Le livre n’est pas là pour ma gloire mais pour la gloire de notre projet. »
Une manière comme une autre d’appliquer son mantra favori : « Fais de ton corps une machine, de ton cerveau une arme, de ton coeur un art, de ta vie une oeuvre. ».