Fil d'Ariane
Il y a des jours comme ça. La nuit tombe, alors que Rebecca Amsellem a le sentiment de n’avoir même pas vu la lumière se lever, un sandwich à peine entamé et déjà rangé, la bouche pleine : un verre de côtes-du-Rhône s’il vous plaît, on enchaîne : un neuvième rendez-vous et un sourire soulagé de fin de journée.
Voir cette publication sur InstagramUne publication partagée par Rebecca Amsellem (@rebeccaamsellem) le 25 Sept. 2019 à 6 :19 PDT
On connaît bien l'économiste franco-canadienne dans ce bistrot parisien au papier peint vintage et aux chaises trop étroites, c’est même «exactement à cette table» qu’elle travaille parfois quinze heures par jour sur ce qui la passionne: sa lettre d'information féministe, Les Glorieuses, et tous ses prolongements. Elle lève son verre et un index: «En plus la musique est géniale», The Supremes entonnent Baby Love.
Les initiés la suivent depuis 2015, année de lancement des Glorieuses, en référence à toutes celles qui se sont battues pour plus d’égalité à travers l’histoire. Le déclic : les inégalités salariales qui n’en finissent pas de l’écœurer. A l’époque, le format newsletter commence seulement à sortir des courriers indésirables et le mot « féminisme » est encore prononcé avec un sourire condescendant dans les bureaux, mais Rebecca Amsellem, alors en pleine thèse d’économie, sent frémir le changement.
Aux abonné.e.s, Les Glorieuses promet « d’interroger chaque semaine la notion d’égalité au sein de notre société à travers des thèmes comme la politique, la culture, ou le sexe », sur un ton accessible, décomplexé et déculpabilisant. Derrière le clic, un éditorial engagé explorant des thématiques pouvant aller des injonctions permanentes à l’excellence aux enjeux liés à la congélation d’ovocytes, en passant par le coût tabou des règles pour les femmes. Progressivement viennent s’insérer des exhortations à passer de la lecture à l’action via, selon le sujet, une pétition, un hashtag, une mobilisation. Et ses lectrices et lecteurs se mobilisent.
Deux cents curieux avaient reçu la première édition. Quatre ans plus tard, ils sont 150 000 inscrit.e.s à travers la francophonie. Elle a trouvé des sponsors de renom et a embauché deux employées. Quatre autres newsletter spécialisées ont vu le jour – dont Les Petites Glo, « la première newsletter féministe et culturelle disponible par e-mail et par WhatsApp, qui s’adresse aux adolescentes désireuses de changer le monde ».
Mais aussi une lettre d'information économique, #5novembre16h47, « qui parle d’argent aux femmes » – un fait assez rare pour être souligné. Parce que l’édition papier n’a pas encore dit son dernier mot, en 2018 est sorti le livre éponyme Les Glorieuses, chroniques d'une féministe, (Ed. Hoëbeke, 2018), une compilation de textes liés à des expériences très personnelles du patriarcat. Ces textes de vulgarisation du champ d’étude féministe sont arrivés dans les boîtes de réception au bon moment. «Mon exploration était vraiment basique au début: je ne connaissais pas grand-chose au sujet», estime aujourd’hui Rebecca Amsellem. Rien, selon elle, ne l’y prédisposait.
Née au cœur de Paris – pour l'anecdote : sa mère, Canadienne, descend de la famille huguenote de Genève, Merle d’Aubigné, dont certains membres se sont installés en France et en Amérique du Nord – elle a d’autres centres d’intérêt à l’adolescence, notamment les mathématiques et la philosophie. Elle est en revanche très attentive aux inégalités de traitement entre filles et garçons, hommes et femmes, au sein de sa propre famille. « Adolescente, j’avais un besoin de revendication, mais j’ai mis le mot dessus très tardivement. »
« Le passage de l’enfance à l’adolescence, autour de mes 12-13 ans, a été comme pour beaucoup de femmes un moment de prise de conscience de notre place dans l’espace public, et du regard des autres. Je me souviens d’avoir eu longtemps le sentiment que s’il m’arrivait quelque chose, une agression, un viol, ce serait de ma faute. »
Sa prise de conscience féministe, elle la doit peut-être à sa mère, qui l’a toujours été sans s’en revendiquer. « Elle adorait son travail et elle nous a élevés dans le respect de l’indépendance. Je me souviens que tous les vendredis soir, on dansait elle et moi sur la chanson Shop Around des Miracles, qui met en garde contre les mariages précipités, et encourage les femmes à vivre leur vie. »
C’est ce qu’elle fait. Jeune adulte, Rebecca Amsellem envisage un temps une classe préparatoire commerciale avant de choisir de poursuivre ses études à Sciences Po, à Toulouse, puis de se spécialiser en économie des musées, sujet auquel elle consacrera finalement une thèse.
Mais ses newsletters ont tout bouleversé, son engagement s’est affiné chaque année, et aujourd’hui, elle est sollicitée pour analyser ce monde post #MeToo qu’elle a contribué, à son échelle, à façonner. Sa « peur panique de la prise de parole en public », elle l’a surmontée il y a longtemps, « en pensant à toutes les femmes qui n’ont pas la chance de pouvoir s’exprimer ».
Depuis, elle occupe les scènes des conférences et des plateaux télévisés, martelant les chiffres et rappelant qu’au rythme actuel, « pour le Forum économique mondial, l’égalité salariale ne serait atteinte qu’en 2186 ». Les solutions existent, si on veut bien les considérer: un certificat d’égalité salariale pour les entreprises, un congé paternité équivalent au congé maternité et la transparence des salaires en entreprise. On la verrait presque se lancer en politique – liberté, égalité, sororité.