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Elles ne lâcheront rien ! Les "Aînées pour la protection du climat" ont obtenu une première victoire dans leur bataille judiciaire contre l’Etat suisse, qu’elles accusent d’inaction climatique. La Cour européenne des droits de l’homme, leur dernier recours, jugera leur affaire. Entretien avec la coprésidente, Anne Mahrer.
Chez les séniors, "les femmes sont particulièrement affectées par les problèmes respiratoires et cardiaques accentués par les fortes chaleurs. Les canicules de ces dernières années, dont celle de 2003 qui a fait plus de 70 000 morts en Europe, ainsi que les rapports de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le démontrent, affirme Anne Mahrer, 74 ans. La Suisse n’en a pourtant tiré aucune leçon." Certes, comme 195 autres Etats, le pays helvète a adopté, en 2015, l’Accord de Paris, entré en vigueur l’année suivante. Mais selon cette militante écologiste de la première heure, sa politique climatique reste "insuffisante voire inexistante".
La mortalité des femmes de plus de 75 ans est le double de celle des hommes séniors en cas de canicule.
Anne Mahrer
En 2016, Anne Mahrer et d’autres femmes âgées – en moyenne 73 ans – ont fondé l’association Aînées pour la protection du climat Suisse. Leur but était clair comme de l’eau non polluée au chlorothalonil (un pesticide retrouvé largement dans les eaux suisses) : mener une action judiciaire collective contre l’Etat suisse pour inaction climatique et non-respect de leur "droit à la santé" et "à la vie". Affaire rejetée. Puis au niveau du Tribunal fédéral (la Cour suprême suisse), encore déboutée.
Dernier recours, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) qui a accepté de traiter leur affaire à la Grande Chambre, au vu de son importance capitale. Pour la première fois, la CEDH jugera une action en justice pour le climat. Les Aînées ont ouvert la voie.
Terriennes : Le recours des Aînées est la toute première requête liée au climat à être jugée par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Peut-on y voir une première victoire ?
Anne Mahrer : Absolument. Nous ne connaissons pas encore la décision des juges de la Cour européenne mais, pour notre association, en être arrivé là, c’est déjà formidable. Des juristes spécialisés en droit de l’environnement nous le confirment : la justice climatique est enfin prise au sérieux.
Comme la procédure le permet, des climatologues et des ONG ont envoyé à la Cour, en tant que parties tierces dans notre affaire, des observations et études scientifiques pour appuyer nos propos. Nous recevons également plusieurs messages de soutien de jeunes et moins jeunes Européens. Et si au début, nous n’étions qu’une poignée d’aînées, désormais l’association compte plus de 2030 membres, toutes requérantes.
Bien sûr, nous espérons que les juges seront plus courageux que les Suisses, qui n’ont jamais voulu traiter notre affaire, et que leur verdict obligera le pays à revoir sa politique climatique au regard des droits humains. Si la Suisse a violé ses engagements, dont ceux inscrits dans l’Accord de Paris, elle devra faire le job, à commencer par réduire son empreinte carbone…
La Suisse est en effet loin d’être neutre en émissions de carbone…
Lors des conférences que nous donnons, on entend parfois dire que la Suisse est toute petite, que son impact carbone doit représenter une goutte d’eau dans l’océan, que notre action judiciaire ne sert à rien. Au contraire ! La Suisse est un pays très riche, industrialisé de longue date, et qui émet énormément de dioxyde de carbone (CO2) pour sa taille, non seulement à l’interne, mais aussi à l’externe par ses importations, ses banques et ses multinationales qui investissent massivement dans les énergies fossiles.
Si tout le monde agissait comme la Suisse aujourd’hui, le réchauffement planétaire pourrait atteindre 3°C d’ici 2100.
Anne Mahrer
En tant que pays alpin, nous sommes aussi extrêmement impactés. Certains de nos glaciers ont aujourd’hui disparu et d’autres sont en train de disparaître. La politique climatique suisse est clairement insuffisante au regard de l’objectif : contenir le réchauffement climatique à 1,5°C maximum. Si tout le monde agissait comme la Suisse aujourd’hui, le réchauffement planétaire pourrait atteindre 3°C d’ici 2100.
Malheureusement, les activistes qui nous rappellent cette urgence climatique sont souvent condamnés. En décembre 2022, à Fribourg, plusieurs d’entre eux qui avaient bloqué un centre commercial en 2019 pour perturber le Black Friday, et dénoncer l’impact de la fast fashion sur l’environnement, ont été acquittés. Cette décision nous a beaucoup réjouies.
Mais à Lausanne, alors qu’ils avaient été innocentés en 2020 après qu’un juge avait reconnu la nécessité de leur acte au vu de l’urgence climatique, douze jeunes qui avaient mimé un match de tennis dans une succursale du siège du Crédit Suisse en 2018, ont été jugés coupables par le Tribunal fédéral. Il s’agissait pourtant d’une action pacifiste et pleine d’humour pour interpeler notre Roger Federer national qui prête son image proprette à une banque investissant dans le fossile. Les activistes ont annoncé qu’ils saisiraient eux aussi la Cour européenne des droits de l’homme.
Avant d’être traitée par la Cour européenne, votre action judiciaire contre la Suisse a été un véritable parcours des combattantes. Quel a été son point de départ ?
Sur la base de données scientifiques, la santé des femmes de 75 ans et plus est altérée par le changement climatique de manière disproportionnée par rapport au reste de la population. Leur mortalité est même double de celle des hommes séniors en cas de canicule. Vivre dans un environnement sain n’est pas un luxe, c’est un droit humain, inscrit dans la Convention européenne des droits de l’homme que la Suisse a signée.
Or jusqu’à présent, aucune mesure efficace ni aucune loi CO2 n’ont été menées efficacement par notre gouvernement. Avec le soutien de l’ONG Greenpeace, nous avons donc décidé dès 2016 de lancer une action judiciaire contre l’Etat suisse. Une première. L’affaire Urgenda nous a beaucoup inspirées (en 2015, un tribunal a donné raison à 900 citoyens néerlandais qui avaient porté plainte contre leur gouvernement pour l’obliger à davantage prévenir le réchauffement mondial, ndlr).
Nous avons d’abord déposé une requête – un document de 160 pages extrêmement bien documenté en études scientifiques et fourni en certificats médicaux – auprès du Département de l'environnement, des transports, de l'énergie et de la communication (DETEC). Sa réponse un an plus tard : affaire rejetée.
Qu’à cela ne tienne, lors d’une assemblée générale, nous avons décidé à l’unanimité de faire recours auprès du Tribunal administratif fédéral. Suite à un nouveau rejet, nous avons saisi en 2019 le Tribunal fédéral (la plus haute juridiction suisse), qui a lui aussi rejeté notre affaire. Motif : les droits à la vie et à la santé des requérantes ne sont pas assez gravement touchés…
En 2020, nous avons alors renvoyé notre requête à la CEDH qui, en mars 2021 déjà, a donné son feu vert. Le 29 mars 2023, à la Grande Chambre, nous étions face à 17 juges, avec 5 avocats pour nous et 5 avocats pour l’Etat suisse.
Votre détermination s’est-elle parfois essoufflée ?
Non, et mon engagement pour la protection de l’environnement ne date pas d’hier. J’ai commencé à militer dès les années 1970, notamment contre l’installation de centrales nucléaires. A Verbois, dans mon canton de Genève, un projet n’a pas vu le jour grâce à une très forte mobilisation citoyenne.
Par ailleurs, j’ai beaucoup milité en faveur de l’égalité homme-femme puisqu’en Suisse, pendant très longtemps, nous n’avions pas le droit de vote au niveau national. Les femmes suisses ne l’ont obtenu qu’en 1971. Le parti des Verts s’est créé chez nous en mai 1983 et il souhaitait promouvoir la place des femmes en politique. J’ai décidé de me présenter dans ma commune en 1987 et j’ai été élue conseillère municipale, avant d’être élue députée au Parlement cantonal, puis au Conseil national. Rares étaient encore les femmes en politique.
J’ai mené trois vies de front : familiale, professionnelle et politique.
Anne Mahrer
Plutôt que de le dire, je l'ai décidé : vas-y, lance-toi ! J’ai mené trois vies de front : familiale, professionnelle – j’étais bibliothécaire dans un collège – et politique. Et aujourd’hui, comme vous pouvez le constater, je suis une retraitée "non pratiquante" (rires).
Finalement, le combat des Aînées n’est-il pas aussi celui de rappeler que la protection du climat est notre affaire à tous, toutes générations confondues ?
Oui, même si je trouve, qu’on responsabilise beaucoup plus les jeunes. Alors que, comme nous le font souvent remarquer des collégiens et lycéens à qui nous venons présenter notre action judiciaire, si le monde en est là, c’est de la faute des boomers. Certains nous interpellent : "Vous avez tout foutu en l’air, avec les Trente Glorieuses, le pétrole, les avions, le 'tous à la bagnole'…" Ils ont raison. Après, il ne faut pas mettre tout le monde dans le même panier. Parmi les séniors, il y a des militants écologistes de longue date. Et lorsque les jeunes découvrent notre action, ils nous sont très reconnaissants. Beaucoup d’étudiants en droit font d’ailleurs partie de nos soutiens.
Après notre affaire, la Cour européenne en jugera d’autres : Damien Carême contre l’Etat français – cet habitant de Grande-Synthe accuse la France d’inaction climatique – et six jeunes Portugais qui accusent 33 Etats membres de contribuer au réchauffement climatique. Ces derniers invoquent de la même manière les droits à la vie et à la santé. Ils sont âgés de 9 à 22 ans et ne se voient pas d’avenir.
La voie que nous avons ouverte débouchera vers une jurisprudence qui, je l’espère, ira dans le bon sens par rapport au climat, la santé et les droits fondamentaux. Si nous gagnons, tout le monde gagne !
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