Grossesses, carrières courtes, temps partiel, salaires et pensions inférieures ... Les femmes seront sans doute encore nombreuses dans la rue à l'occasion de la deuxième mobilisation nationale contre la réforme des retraites organisée ce 31 janvier. "Pour réduire les inégalités au niveau des retraites, il faut s'attaquer aussi à tout ce qui vient avant, pendant l'activité professionnelle mais aussi dans la société", estime la militante et chercheuse Christiane Marty.
Inégalités pendant leurs années de travail, inégalités une fois à la retraite. Logique somme toute. En cinquante ans, il y a eu pas moins de neuf réformes des retraites en France. Quid du traitement particulier des femmes ?
"Jusqu'à Fillon en 2003, on ne parlait pas de la retraite des femmes ! En 93 avec Balladur, il n'en était pas question. La logique successive de réforme des retraites, ça n'a vraiment pas favorisé les femmes, ni réduit les inégalités au contraire, cela a freiné la réduction de ces inégalités.", commente la chercheuse et militante féministe Christiane Marty, jointe par Terriennes.
Pourquoi les femmes ont-elles des carrières plus courtes ? Parce qu'elles se retirent de l'emploi pour prendre en charge les enfants, du fait qu'elles ont du mal à trouver des modes de garde, par manque de crèches... Plus tard, plutôt vers 50 ans, elles s'interrompent pour s'occuper d'un parent malade ou dépendant.
Christiane Marty, chercheuse, Attac et Fondation Copernic
"Les pensions, ça prend en compte, d'une part les salaires et d'autres part la durée de carrière. Or, les femmes ont des salaires inférieurs, et des carrières en moyenne plus courtes. Pourquoi les femmes ont-elles des durées de carrière plus courtes ? Parce qu'elles se retirent de l’emploi pour prendre en charge les enfants, du fait qu’elles ont du mal à trouver des modes de garde, par manque de crèches ... Plus tard, plutôt vers 50 ans, elles s’interrompent ou passent à temps partiel pour s'occuper d'un parent malade ou dépendant. Passer à temps partiel est très négatif pour leur salaire et leur pension", insiste la chercheuse,
"Pour réduire les inégalités au niveau des retraites, il faut s'attaquer aussi à tout ce qui vient avant, pendant l'activité professionnelle mais aussi dans la société, les rôles sociaux différents, par exemple favoriser un investissement plus important des pères auprès des enfants, etc". Dans une tribune publiée dans
Le Monde, intitulée
Présenter la réforme des retraites comme juste pour les femmes relève du boniment, la militante, membre d'Attac et de la
Fondation Copernic, précise que "Le montant des pensions versées aux femmes est inférieur de 40 % à celui qui est versé aux hommes, un problème sur lequel la réforme fait l’impasse... La retraite amplifie encore les inégalités de salaires".
Pour rappel, selon les chiffres de l'INSEE en 2022, en France, les salaires des femmes sont inférieurs en moyenne de 22 % à ceux des hommes.
"Les femmes liquident la retraite plus tard que les hommes. Elles sont davantage contraintes à liquider leur droit vers l'âge de 65 ans et au-delà (19 % de la génération de 1950 contre 10 % des hommes) pour éviter une décote en raison de carrières plus souvent incomplètes", constate de son côté Roxana Eleta de Filippis, Maîtresse de conférences en sociologie à l'Université Le Havre Normandie, dans un article publié sur le site The Conversation. "Elles reçoivent en moyenne 1274 euros de retraite par mois, soit 24 % de moins que les hommes (1674 euros). Ce montant inclut la pension de droit direct, la pension de droit indirect (réversion) et la majoration pour trois enfants et plus. Si l'on considère les retraites de droit direct, c'est-à-dire celles versées au titre de l'activité passée, l'écart s'élève à 39 % pour les 65 ans et plus", ajoute la sociologue.
Les femmes âgées, de plus en plus pauvres
"Les réformes passées ont pour conséquence une baisse continuelle du niveau des pensions relativement aux salaires. Cette baisse a des effets plus graves sur les plus faibles pensions des femmes : elle aboutit à un taux de pauvreté des femmes retraitées aujourd’hui sensiblement plus élevé que celui des hommes (10,4 % contre 8,5 %), et cet écart a tendance à se creuser depuis 2012", analyse Christiane Marty sur le site d'
Attac. "Les femmes âgées sont les plus touchées. Le COR (Conseil d'orientation des retraites, ndlr) note ainsi que le taux de pauvreté des retraité·es augmente depuis 2016 pour les personnes âgées de plus de 65 ans qui vivent seules et parmi elles, il atteint même 16,5 % pour les femmes.", précise-t-elle.
37 % des femmes retraitées et 15 % des hommes touchent moins de 1000 € de pension bruts (909 € nets).
Les femmes encore et toujours plus pénalisées
Pour le président français Emmanuel Macron,
"le seul levier que nous avons, c'est de travailler plus longtemps", en l'occurrence en relevant l'âge légal de 62 à 64 ans. L'exécutif espère ainsi réduire les dépenses de 18 à 19 milliards à l'horizon 2030.
L’allongement de la durée de cotisation est
"injuste", estime Christiane Marty dans sa tribune,
"
il pénalisera les personnes qui ont des carrières courtes et qui, déjà aujourd’hui, n’atteignent pas la durée de cotisation exigée. Ce sont en majorité des femmes. Si la durée de carrière des femmes augmente au fil des générations, elle reste encore inférieure à celle des hommes, précise la chercheuse.
Réunir une carrière complète reste et deviendra encore plus difficile pour les femmes, et donc représentera une baisse de pension pour elles".
Elisabeth Borne a déclaré que la réforme sera plus juste pour les femmes, car l’âge d’annulation de la décote restera à 67 ans.
"C'est important parce qu'il y a notamment beaucoup de femmes qui n'ont pas pu avoir tous leurs trimestres et qui, en travaillant jusqu'à 67 ans aujourd'hui, n’ont pas de décote sur leur retraite, et cet âge restera le même, 67 ans demain", a déclaré la cheffe du gouvernement le 3 janvier sur
France Info."Dans le calcul même de la retraite, deux choses sont plus discriminantes pour les carrières courtes, le calcul sur les 25 meilleures années et la décote, c'est un abattement supplémentaire calculé sur votre taux de pension. C'est une double discrimination pour les carrières incomplètes, et ce sont les femmes qui sont les plus touchées. Et on dit qu'on fait une réforme plus juste pour les femmes, cela m'a fait bondir !", réagit Christiane Marty lors de notre entretien téléphonique. Dans sa tribune dans la presse, elle précise que "8 % des femmes (génération 1950) et 6 % des hommes ont subi une décote sur le montant de leur pension du fait qu’ils et elles n’avaient pas réuni la durée de cotisation exigée".
Selon Clémence Guetté, députée de la France Insoumise, mouvement de gauche qui s'oppose à la réforme du gouvernement, cette réforme est
"injuste pour les femmes" car
"il va y avoir moins de prise en compte des trimestres qui sont utilisés par les femmes pour s'occuper notamment des enfants". Montant minimum, une avancée surtout pour les femmes ?
Pour la chercheuse, appliquer un minimum à 85 % du SMIC (le salaire minimum, ndlr), serait
bienvenu,
encore faudrait-il que
"cette mesure concerne aussi les personnes déjà à la retraite".
"Le parti Les Républicains s'est dit prêt à soutenir la réforme,
et est favorable à l’
application de cette mesure aussi aux retraités actuels. On verra ce qui est annoncé", remarque-t-elle.
Si la retraite minimum est adoptée, il faut reconnaitre que c'est une bonne chose, de nombreux et surtout de nombreuses retraitées touchent des pensions très faibles.
Christiane Marty
"Si cette mesure est décidée, il faut reconnaitre que c'est une bonne chose, de nombreux, et surtout nombreuses, retraitées touchent des pensions très faibles. Mais d’une part, il faudrait que ce soit appliqué rapidement, et que cela ne prenne pas des années ! D’autre part, il n'y a pas besoin de nouvelle réforme pour cela. En 2003, la loi Fillon le prévoyait déjà, mais cela n'a jamais été appliqué, ni pour les retraités déjà en place ni pour les partants !" Femmes, invisibles, du marché de l'emploi jusqu'à la retraite...
Trois questions à Dominique Meda, sociologue, directrice de l'IRISSO à l'université Paris-Dauphine
Terriennes : La réforme des retraites va arriver, encore une fois les femmes vont devoir travailler plus ?
Dominique Meda : Oui oui ! Là encore parce que leurs carrières sont plus interrompues que celles des hommes. Les femmes vont devoir travailler plus longtemps pour obtenir des pensions plus faibles…
Les femmes ont constitué la majorité de ces troupes qui, en plein cœur de la crise de la covid, sont restées sur le front. Infirmières, caissières, aides à domicile, femmes de ménage... De visibles, les voici redevenues invisibles ? Alors qu’elles sont un maillon indispensable de notre société… Comment l’expliquer ?Dominique Meda : De trois manières. La première : l’obsession pour la réduction ou la stabilisation des dépenses publiques. Or un certain nombre de ces personnes sont des agents publics. La deuxième : une forme de mépris pour ces personnes à qui l’on a un peu pensé pendant la crise, mais que l’on a oublié dès que celle-ci a été terminée. Troisièmement depuis des décennies, on nous explique que ces personnes créent peu de valeur, moins en tous cas que ce qu’elles coûtent, qu’elles ont peu de diplôme, une faible productivité, et donc que leurs salaires ne peuvent pas augmenter.
De quels moyens disposent-elles pour faire entendre leur voix dans le monde du travail ? Sont-elles assez représentées dans les syndicats ? Quelle leçon tirer du combat des femmes des hôtels ibis ?Dominique Meda : Un grand nombre d’entre elles sont peu syndiquées. Les aides à domicile travaillent seules et ne sont pas réunies dans un seul lieu ; les caissières travaillent souvent dans des entreprises qui tentent de freiner la syndicalisation. Beaucoup de ces femmes ont des temps partiels et de petits salaires qu’elles ne peuvent pas se permettre de voir diminuer en faisant grève ou en se syndiquant. Et le rapport de force en faveur des salariés ne s’est pas encore suffisamment retourné pour obliger les branches professionnelles à revoir les salaires.
Mes collègues Julie Valentin et François Xavier Devetter ont écrit un ouvrage essentiel sur ces questions :
Deux millions d’emplois et des poussières. Ils montrent comment, depuis plusieurs décennies, l’externalisation et la sous-traitance ont permis de désorganiser les collectifs de travail et œuvré contre la possible syndicalisation. Il faut donc des luttes acharnées, comme celle de l’hôtel Ibis, et un soutien fort des syndicats, pour que ces luttes soient victorieuses.
Relire ►Après des mois de grève, les femmes de chambre de l’Ibis Batignolles obtiennent gain de cause
Pénibilité des métiers féminins
Christiane Marty tient aussi à dénoncer les biais sexistes dans la prise en compte de la pénibilité des métiers féminins.
La pénibilité des métiers féminins est un sujet très difficile. Elle est occultée, invisibilisée. Les représentations mentales que l'on a concernent surtout les métiers masculins, comme celle du marteau-piqueur sur les chantiers.
Christiane Marty
"La pénibilité des métiers, c'est un sujet difficile, mais celle des métiers féminins est occultée, invisibilisée. Les représentations mentales que l'on a concernent surtout la pénibilité des métiers masculins, liée aux charges physiques, ou celle du marteau piqueur sur les chantiers. Mais il y a des biais sexistes dans les critères définissant la pénibilité, c'est reconnu par différentes études. Il faut reconnaitre la pénibilité, mais aussi améliorer les conditions de travail, ça commence déjà là ! Il y a beaucoup de métiers féminins qui sont extrêmement pénibles. Quand on pense aux aides-soignantes qui doivent soulever les patients, etc ... Les troubles musculosquelettiques, par exemple, sont beaucoup plus fréquents chez les femmes", analyse Christiane Marty, "Il faut rappeler que quelques mois après le début du premier mandat Macron, quatre critères de pénibilité ont été supprimés de la liste".
L’Anact, agence pour l’amélioration des conditions de travail, a publié en 2022 une enquête selon laquelle la baisse globale des accidents de travail depuis 2001 masque la hausse des accidents de travail pour les femmes.
Du côté du gouvernement, on estime au contraire que cette réforme va poursuivre sa prise en compte de la pénibilité au travail dans certains secteurs. Voici la réponse de la députée de la majorité Aurore Bergé, rapporteuse de la réforme, sur France Inter, interpellée à l'antenne par une sage-femme. "C'est normal qu'à un moment on ne demande pas les mêmes efforts, et que cette dame puisse partir plus tôt", déclare-t-elle.
Un nouveau modèle, un enjeu de société, un enjeu féministe
"L'appauvrissement des retraités, c'est sérieux. Le système laisse de côté un tas de gens, la précarisation des emplois fait que de plus en plus de personnes n'auront pas assez de droits à la retraite pour avoir une pension suffisante", explique Christiane Marty.
"Pour les femmes, il faut inclure les inégalités issues du marché du travail mais le calcul de la pension lui-même défavorise les carrières courtes, car il a été conçu en 1945 à une époque où c'est l'homme qui travaillait et qui ouvrait des droits pour sa femme . C'était le modèle qui a servi de calcul au régime général, mais ce modèle n'est pas adapté aux carrières de femmes, et devient inadapté aussi au regard de l’évolution actuelle", relève la militante.
"La durée de cotisation requise va passer à 43 annuités. Or les durées de carrière réalisées sont en train de diminuer. L’écart se creuse donc entre ce qui est exigé et ce qui est réalisable, ce que permet l’état du marché du travail compte tenu de la préconisation en cours !", souligne-t-elle encore.
Réfléchir à ce qui serait un bon système de retraite, ça remet en cause tout ce qui vient en amont. On se rend compte qu'il faut changer de modèle... (...) L'enjeu des retraites, c'est tout à fait lié à l'enjeu féministe et écologiste.
Christiane Marty
Pour la chercheuse, réformer les retraites représente un véritable enjeu de société :
"Réfléchir à ce qui serait un bon système de retraite, ça remet en cause tout ce qui vient en amont, on se rend compte qu'il faut changer de modèle, et de modèle économique. On ne peut pas continuer comme ça, à dire qu'il faut travailler plus, plus longtemps, et qu'il faudrait produire plus pour redistribuer plus ! La dégradation de la planète et du climat oblige à reconsidérer ce qu'on produit, à prioriser les productions utiles, celles qui répondent aux besoins sociaux et environnementaux, et changer de vision ! L'enjeu des retraites, c'est tout à fait lié à l'enjeu féministe et écologiste."Selon un
sondage IPSOS pour BFMTV, publié le 7 janvier 2023, 79% des Français sont opposés au report de l'âge légal de départ à la retraite ; 58 % des Français soutiennent la mobilisation (Ifop) et 16 % sont même prêts à aller manifester (BVA). Le 19 janvier prochain, une grande mobilisation est organisée par les syndicats s'opposant à cette réforme. Le collectif Relève féministe appelle à participer à la marche du 21 janvier organisée par La France Insoumise pour dénoncer une réforme "injuste pour tou-te-s et inégalitaire pour les femmes".
Chez nos voisines suisses ...
Fin septembre 2022, les Suisses ont accepté de faire travailler les femmes jusqu’à 65 ans. La réforme entrera en vigueur le 1er janvier 2024. Mais l’âge de référence ne sera augmenté, en quatre étapes, qu’à partir du 1er janvier 2025.
La première hausse, de trois mois, concernera les femmes nées en 1961. L’âge de la retraite sera relevé à 64 ans et six mois pour les femmes nées en 1962, puis à 64 ans et neuf mois pour celles nées en 1963. En 2028, tout le monde partira à la retraite à 65 ans.
Pour atténuer les effets pour les femmes proches de la retraite, un régime de compensation est prévu. La période de transition couvre neuf années.
Et ailleurs...
En Belgique, l'âge officiel de départ à la pension est de 65 ans. Tout travailleur/ travailleuse peut donc prendre sa pension à cet âge, quel que soit le nombre d'années de carrière. Mais attention, pour bénéficier du montant de la pension complète, il faut justifier 45 années de carrière. Au Québec, il faut avoir au moins 61 ans, ou 56 ans et compter 35 années de service pour l'admissibilité, ou avoir au moins 58 ans et avoir atteint le facteur d'admissibilité 90 (âge + années de service pour l'admissibilité à une rente).
L'âge légal de la retraite dans l'Union européenne varie d'un Etat membre à l'autre. Certains pays fixent un âge de départ à la retraite différent en fonction du sexe. Il s'étale de 60 ans (pour les femmes) en Autriche et en Pologne à 67 ans (pour les deux sexes) en Allemagne et en Italie.