"Regard noir" d'Aïssa Maïga : "Ce qui relie toutes les femmes du monde, c'est l'entrave à leur liberté"

Si Aïssa Maïga a été rendue célèbre en jouant dans des films de grands réalisateurs français, elle est aussi connue pour son engagement contre la discrimination envers les femmes noires ou métisses dans le cinéma. Aujourd'hui, l'actrice passe derrière la caméra pour mettre cette cause en lumière dans un documentaire : Regard noir, présenté au Festival international de films de femmes de Créteil. 
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Aissa Maiga dans la rue
Aïssa Maïga dans Regard Noir (Zadig Productions).
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En mai 2018, l'actrice, et désormais réalisatrice, Aïssa Maïga secouait le monde du cinéma en initiant Noire n'est pas mon métier, un livre-manifeste signé d'un collectif de 16 actrices noires qui, à travers leurs bouleversants témoignages, dénoncent les discriminations dans le cinéma. Quelques jours plus tard, ces mêmes actrices montaient les marches les poings levés au festival de Cannes pour attirer l'attention sur la double peine que représente le fait d'être femme et noire dans le cinéma français. 

En 2020, lors de la soirée de remise des Césars du cinéma, elle disait encore : "ne pas pouvoir s'empêcher de compter les noirs dans la salle."

En 2021, son engagement pour la diversité se poursuit avec Regard noir, un documentaire qui dissèque les réalités et les enjeux du sexisme et du racisme dans le cinéma, un voyage à travers une expérience : celle des femmes noires sur les écrans. L'actrice et féministe engagée Adèle Haenel, la productrice et distributrice Ava DuVernay, la star brésilienne Tais Araujo, le réalisateur Ryan Coogler et son féministe Black Panther, les actrices Firmine Richard, Nadège Beausson­-Diagne, Sonia Rolland, mais aussi des expertes du genre et du cinéma, y livrent leurs points de vue sur la représentation des femmes noires à l’écran. 

Regard noir est présenté au Festival des films de femmes de Créteil, qui se tient en ligne jusqu'au 11 avril 2021, et dont Aïssa Maïga est l'invitée d'honneur. Partenaire du Festival, Terriennes l'a rencontrée.

Entretien avec Aïssa Maïga

Comment vivez-vous votre rôle d'invitée d'honneur du Festival de films de Femmes en tant qu'actrice noire ? 

J'ai un lien avec Jackie Buet (directrice du Festival, ndlr) depuis une dizaine d'années, avec une proximité de valeurs qui fait que d'autres choses que les symboles sont ici en jeu. Le fait que je sois invitée du Festival est donc plutôt induit par cette proximité. Pourtant, il y a aussi, même si c'est compliqué, voire conflictuel, une notion d'entersectionnalité, car les luttes doivent se croiser, se cumuler, pour garantir l'égalité. Et puis il y a un vrai renouveau des luttes féministes, avec la nouvelle génération qui émerge, et qui valide la plus ancienne.

Être invitée d'honneur avec un film comme Regard noir dans un Festival d'une telle longévité a évidemment du sens en termes militants. En 43 ans, on imagine le dénigrement qu'il a pu subir. Mais l'élan reste intact, grâce à la conviction chevillée au corps de Jackie Buet, à sa constance dans ses combats et dans ses luttes, nourrie par l'enthousiasme des femmes sélectionnées et mises sur le devant de la scène par le Festival.
 

Regard noir est disponible sur le site du Festival international de films de femmes de Créteil, qui se tient en ligne jusqu'au 11 avril 2021

Pourquoi est-il encore nécessaire d'avoir un festival du cinéma réservé aux femmes ?

Parce que l'on sait qu'il y a des biais culturels qui fait que les femmes sont reléguées à l'arrière-plan. Dans un pays comme la France qui produit beaucoup de fims, de téléfilms, de séries, on dispose de chiffres et on sait qu'une femme réalisatrice a moins de chance d'obtenir un budget que son homologue masculin à notoriété et à talent égal. On sait également que les budgets alloués à la promotion des films, une fois qu'ils sont faits, sont beaucoup moins importants pour les films de réalisatrices que de réalisateurs. On sait aussi que les hommes sont surreprésentés dans les sélections des Festivals. Ce focus sur les femmes est encore très utile.


Est ce qu'une femme fait du cinéma comme un homme ou l'écriture est-elle différente ?

Je ne me pose pas la question en ces termes. La question fondamentale, pour moi, c'est l'égalité, quelles que soient les cinématographies qui sont produites par les individus, quels que soient leur points de vue, urgences, esthétiques, narrations, ils devraient avoir un accès égalitaire. Ensuite vient la question hommes/femmes. De fait, il y a une écriture féminine très présente chez certaines cinéastes, qui racontent leurs propres histoires de femmes ou qui portent un regard critique sur le genre, ou encore un regard politique sur la société et les rapports de genre.

Quand de jeunes actrices noires racontent des expériences similaires à celles vécues par nos doyennes, on comprend qu'une, voire deux générations, n'ont pas suffi à réparer les dégâts.
Aïssa Maïga

Je m'interdis d'essentialiser les individus à travers leur genre. Toutes, nous avons baigné dans un monde d'hommes : certaines ont choisi de déconstruire le modèle patricarcal pour gagner en liberté ; d'autres s'inscrivent dans cet imaginaire et reproduisent les clichés. Au fond, même si la question de la représentation est importante à mes yeux, la question de l'égalité l'est encore plus. Aux individus, aux groupes, ensuite, de s'émanciper. 

Pourquoi la voix d'une femme comme vous est importante dans le cinéma français et francophone d'aujourd'hui ?

noire n'est pas mon métier

Nos voix, plutôt, celles du cinéma, mais aussi du monde sportif, politique... Je considère que je fais partie d'un écosystème et que nos combats n'auraient pas le même écho sans le combat de toutes les autres personnes. Noire n'est pas mon métier, un ouvrage porté collectivement a montré comment la dimension du groupe permet de gagner en force. Dans Regard noir figurent d'ailleurs la plupart des actrices qui ont contribué à Noire n'est pas mon métier.

Malgré le succès spectaculaire du livre en France en 2018, la situation n'a pas énormément évolué. Il y a des avancées ça et là, mais comme il y en a toujours eu. Ce que nous dénonçons, c'est une forme d'immobilisme des décisionnaires, et le fait que les choses évoluent trop lentement. Quand des actrices jeunes, comme Assa Sylla, Magaajyia Silberfeld, Karidja Touré ou même Eye Haïdara, qui est légèrement plus âgée, racontent des expériences similaires à celles vécues par France Zobda ou Firmine Richard, qui sont nos doyennes, on comprend qu'en une, voire deux générations, les dégâts ne sont pas réparés, malgré les réussites personnelles de quelques-unes. 

Cette action est loin d'être terminée, ce n'est même que le début d'une action appelée à devenir de moins en moins symbolique, même si le plaidoyer est très important pour faire bouger les choses, et de plus en plus pragmatique, car aujourd'hui, nous avons besoin de résultats concrets. C'est aussi une main tendue vers les acteurs et actrices qui font le même métier que nous et ne sont pas racisés, mais qui sont nos alliés potentiels dans ce combat. 

Vous avez d'ailleurs coréalisé Regard noir avec Isabelle Simeoni, qui est blanche...

J'ai voulu travailler avec elle parce que j'ai eu un véritable coup de coeur à l'occasion de son précédent film, Césaire et moi, dans lequel elle m'avait interviewée. J'avais senti chez elle une intégrité, une grande ouverture, une femme de conviction totalement bienveillante. Une alliée...

Pour ma part, j'ai grandi dans un milieu très mélangé. Tout ne se mélangeait pas, mais plusieurs univers se croisaient. Mon existence est faite de ces mélanges. Il est naturel pour moi d'aller vers des gens avec lesquels j'ai des affinités, et l'affinité politique, heureusement, transcende la couleur de la peau. Isabelle, elle, a fait ses études de cinéma à New York, où elle a été formée par les personnes qu'elles a rencontrées, d'autres étudiants, dont des Afro-Américains, devenus ses amis. Cette rencontre a été celle de nos histoires croisées.

Maiga Simeoni
Isabelle Simeoni & Aïssa Maïga 
©Philippe MAZZONI / CANAL+


A quel moment avez-vous décidé de passer l'action, de militer ?

C'est une somme d'histoires, de rencontres de ressentis, de moments de tristesse, de révoltes ou d'espoir qui m'y a conduite. Dès mes débuts, j'ai fait partie de groupes de discussions entre personnes qui cherchaient à agir, même si mon engagment ne s'est pas incarné dans une action militante visible. A l'époque, les réseaux sociaux n'existaient pas et la presse ne voulaient pas de nous. Notre situation restait totalement confidentielle. L'autre voie aurait été d'entrer en politique, ce que je n'ai jamais souhaité. 

Que pensez-vous d'un casting comme celui de la chronique des Bridgerton ?

Vive l'art ! C'est fait pour ça, pour s'affranchir des codes, pour repousser les frontières. Je me suis réjouis de ce genre de liberté au théâtre avec Peter Brook et sa troupe internationale d'acteurs puissants, qui incarnaient parfois des personnages dont ils n'avaient pas la couleur de peau, ni l'accent. Pourtant, la force de la mise en scène et la richesse des textes faisaient qu'on y croyait complètement. Idem dans Beaucoup de bruit pour rien de Kenneth Branagh, avec Denzel Washington. Ce sont des propositions de casting qui ne sont pas nouvelles mais qui, à chaque fois que je les ai vues, ont marché. Ce peut être une possibilité de nouvelles normes que de s'affranchir de la question de la couleur de peau à travers les époques qu'on raconte.
 

 
A (re-) lire dans Terriennes > La série "La Chronique des Bridgertone" dans l'oeil de Yasmine Modestine, une rencontre signée Elise Thiébaut

Où réside la solution contre la discrimination ? Des statistiques, des quotas ?

Les statistiques me semblent l'outil indispensable pour mesurer les réalités, mais aussi pour se fixer des objectifs et les mesurer. Quant aux quotas, j'aimerais pouvoir me dire qu'il est possible d'éviter de passer par cette case-là. Reste que cela ferait gagner du temps...

En attendant de se mettre d'accord sur ce point, d'autres choses peuvent être mises en place pour favoriser l'égalité. Les castings non racisés, par exemple, ou les objectifs chiffrés, qui ne sont pas des quotas coercitifs, mais qui permettent d'obtenir des résultats concrets et rapides. Ces résultats seraient publiées, l'opinion publique serait informée, ainsi que les décideurs.

Les dirigeants des studios et des institutions financières ont un rôle décisif à jouer. Si elles décident aujourd'hui que, dans les équipes techniques, artistiques, dans les bureaux et devant la caméra, on va favoriser une véritable diversité de visages et de provenance géographique et culturelle, je sais qu'ils peuvent mettre un énorme coup d'accélérateur. Moi, je n'ai aucun mandat, aucun organisme sous ma direction, je n'ai pas la main sur les changements, je n'ai que ma voix.

Ce qui relie toutes les femmes du monde, c'est l'entrave à leur liberté.
Aïssa Maïga

Quand estimerez-vous que la diversité sera pleinement acquise ?

Fixons des objectifs !.. Le jour où l'on sera affranchie de ces questions, le jour où il sera plus nécessaire de compter. Quand les jeunes ne m'arrêteront plus dans la rue et ne m'écriront plus pour me dire qu'ils vivent la peur au ventre parce qu'en plus de la pandémie et des difficultés de la période actuelle, ils se savent entravés par cette donnée supplémentaire.

Quel est le principal obstacle pour une femme dans le cinéma actuellement ?

La question des salaires. 

En quoi pourriez-vous être "le rêve le plus fou de vos ancêtres" ?

Il m'arrive d'être obsédée par les femmes qui m'ont précédées, génétiquement et familialement - comme dans une sorte de méditation. En remontant aussi loin que je pouvais, la seule chose à laquelle j'ai pensé, c'est la notion de liberté. Au-delà de mes racines sénégalaises, gambiennes et maliennes, ce qui relie toutes les femmes du monde, c'est l'entrave à leur liberté. Si elles ont rêvé d'être libres, alors c'était certainement de l'être autant que je le suis. 
 

Aïssa Maïga, 45 ans 

Actriceelle a joué sous la direction de Michael Haneke (Code inconnuCaché), de Cédric Klapisch (Les Poupées russes), d'Abderrahmane Sissako (Bamako), Julien Rambaldi (Bienvenue à Marly-Gomont) ou de Lucien Jean-Baptiste (Il a déjà tes yeux). 

Femme engagée, elle est l'initiatrice du collectif de seize actrices noires 
ou métisses Noire
 n’est pas mon métier et elle porte fièrement le slogan de ce livre-manifeste dénonçant le racisme et le sexisme persistants au sein du cinéma français devant les caméras du monde entier, que ce soit sur les marches du Festival de Cannes 2018, entourée des autres membres du collectif, ou dans son discours percutant aux César 2020.

Réalisatrice de Regard Noir, son premier film documentaire, co-réalisé avec Isabelle Simeoni.

Quel serait votre message pour les générations futures ?

Je leur dirais de se regrouper, c'est mieux ! De se rapprocher d'autres personnes qui ont les mêmes projets. Je leur dirai aussi d'élargir le champ de leurs compétences et de tabler sur la formation, parce qu'aiguiser ses outils fait vraiment gagner du temps. Produire, créer, proposer avec les moyens du bord, en regardant des gens comme par exemple Issa Rae (actrice, scénariste, réalisatrice et productrice américaine, célèbre notamment grâce à la web-série Awkward Black Girl, ndlr), ou Jean-Pascal Zadi (meilleur espoir masculin, César 2021, ndlr), qui ont commencé à produire sur Internet, de leur côté, avant de rencontrer le succès. 

Je leur dirais enfin de croire en leur bonne étoile, de garder cette dimension supérieure de foi et de détermination, qui n'empêche ni le doute ni les erreurs, mais qui porte et qui garde de tomber dans les pièges de l'anxiété et de la négativité.