"Religieuses abusées, l'autre scandale de l'Église" : une enquête choc qui rompt l'omerta

Pendant deux ans, les documentaristes Marie-Pierre Raimbault et Éric Quintin, épaulé.e.s par la journaliste Élizabeth Drévillon, ont enquêté à travers le monde sur des faits d'abus sexuels commis par des prêtres sur les religieuses. Abusées pendant des années pour certaines, violées et avortées de force ... Ce documentaire permet aux victimes de sortir d'un trop long silence.
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Religieuse chapelet
@ Arte
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Pour rassembler aveux et documents, Marie-Pierre Raimbault et Éric Quintin ont arpenté quatre continents. Tous deux sont allés à la rencontre de religieuses sexuellement abusées et souvent rejetées par leur congrégation après avoir été forcées, par des prêtres catholiques, à avorter à un stade avancé de leur grossesse.

Au-delà de l’insondable souffrance des victimes, les réalisateurs donnent la parole à des figures du monde clérical qui oeuvrent avec ténacité contre les abus sexuels au sein de l'Eglise.

Sans verser dans le sensationalisme, Religieuses abusées, l'autre scandale de l'Église (diffusion le 5 mars sur Arte) soulève un questionnement sérieux sur la place des femmes dans les congrégations religieuses et l’absolu pouvoir accordé aux prêtres, en conformité avec une prescription divine, selon l'Eglise.

Rencontre avec la réalisatrice Marie-Pierre Raimbault. 

 
Terriennes : Comment vous est venue l'idée de réaliser un documentaire sur les religieuses sexuellement abusées par des prêtres dans l’Eglise catholique ?

Marie-Pierre Raimbault : En fait, je n’avais pas connaissance de ces histoires d’abus sexuels sur des religieuses dans l’Eglise catholique. Mon projet initial était la réalisation d’un film documentaire sur les mères prostituées : la façon dont elles gèrent leurs vies de famille, élèvent leurs enfants et le regard que portent ces derniers sur elles. C’est au cours de mes recherches pour ce film que j'ai découvert sur Internet un article évoquant "Les bordels du Vatican". L’article présentait, d'un point de vue historique, la présence de la sexualité au Vatican et au sein de l'Eglise. Chaque évêque disposait d’un bordel avec des prostituées. Parfois, ces prostituées pouvaient être des religieuses qu’ils monnayaient, que ce soit en France, en Belgique ou en Suisse. De là m’est donc venue l’idée d’effectuer des recherches sur la situation contemporaine des religieuses, et j’ai découvert les rapports évoqués dans le film.

Ces rapports avaient été envoyés au Vatican par Maura O’Donohue et Mary Mac Donald, deux religieuses gynécologues, dans les années 1990.  Elles étaient dignes de confiance puisqu’elles se sont retrouvées plusieurs fois confrontées à des religieuses violées, et parfois même, enceintes à la suite de ces viols. Au-delà de la thèse culturelle et des stéréotypes, puisqu’il était coutumier de renvoyer l’existence de ces abus sexuels à l’Afrique, les rapports faisaient mention du nombre de religieuses violées par des prêtres, dans 23 pays à travers le monde. C’était donc un mode de fonctionnement systémique dans l’Eglise catholique et le Vatican en avait connaissance. D’ailleurs, Rome n’a jamais répondu à ces religieuses. Elle demandaient une intervention de la part des autorités du clergé et réclamaient justice. Elles n'ont été entendues sur aucun de ces deux points.

A ceci s’ajoute souvent une dualité de la part de ces lanceuses d’alertes. Elles ont certes dénoncé les abus des prêtres sur leurs consœurs religieuses, mais voulaient aussi protéger l’institution, en laquelle elles ont placé leurs croyances et à laquelle elles se sont dévouées. Pour ces raisons, elles n’ont pas osé en parler publiquement. Et si quelqu’un n’avait pas fait fuiter le contenu de ces rapports, l’opinion publique n’en aurait jamais rien su.

Terriennes : Avez-vous rencontré des difficultés lors du tournage et du recueil des témoignages ?

Marie-Pierre Raimbault : Nous n’avons pas eu de difficultés avec le Vatican. Aucune pression non plus de la part des congrégations religieuses mentionnées dans le film. Certes, certaines personnes nous ont tourné le dos. En revanche, nous avons rencontré des difficultés avec les victimes, car ce sont des femmes totalement abîmées, dissociées, morcelées… Elles ont été doublement violées, en tant que femmes et en tant que religieuses. Leur viol a été psychologique, physique, et spirituel.

Lorsque l’on a débuté il y a trois ans, notamment par la recherche de témoignages de religieuses abusées, il n’y avait pas autant de scandales liés aux affaires de pédophilie, et le mouvement Me Too n'était pas encore arrivé. C’est-à-dire que pour ces femmes, qui se taisaient depuis trop longtemps sur leurs viols, y compris celles qui sont mortes avec leur secret, il n’y avait rien dans la société qui pouvait leur laisser penser qu’elles pouvaient témoigner. Il a donc fallu les convaincre. Nous avons pour cela sans arrêt entretenu des liens avec elles, pendant plusieurs mois. Elles était d'accord pour témoigner, puis changeaient d'avis... Les convaincre a pris beaucoup de temps.

Terriennes : Outre la peur liée à l’esclandre, l’opprobre, au doute ou encore à la perte de la foi, les conditions précaires auxquelles sont soumises les religieuses favorisent-elles le silence de certaines ?

Marie-Pierre Raimbault : La religieuse, en intégrant une congrégation, fait par définition vœu de pauvreté. Ses moyens modestes sont compensés par l'institution qui, supposément, la protège et subvient à ses besoins élémentaires : nourriture, gîte, vêtements… Si la précarité est donc un vrai problème pour la religieuse, elle devient surtout un outil de pouvoir et de pression pour le prêtre prédateur.

Certaines sont de ce fait invitées par des prêtres à venir dans leur chambre. Ils prétendent vouloir les aider en leur offrant des sommes d’argent pour qu’elles s’achètent des sous-vêtements neufs ou pour qu’elles en fassent profiter leurs familles. D’ailleurs, si l’on se réfère aux témoignages des religieuses, recueillis par sœur Rita, une de leur consœur italienne dans le film, nous apprenons que les prêtres demandent le remboursement de leur dette avec leur corps, qui est la seule chose qu’elles possèdent. Tout ceci se fait donc dans un système d’emprise et de manipulation. On pourrait envisager qu’une religieuse manifeste un refus en faisant mention de ses vœux de chasteté, et de la responsabilité hiérarchique du prêtre, mais elle ne peut plus car, au moment où le prédateur a mis en place son système d’aide et de secours, elle est déjà complètement dominée par lui. Nous pensons donc effectivement que si la précarité était moindre chez les religieuses, comme le souligne l’enquête d’Élizabeth Drévillon sur le continent africain, les prédateurs auraient probablement moins de pouvoir.

Terriennes : La diffusion de votre documentaire survient à une période où les témoignages et procès de scandales sexuels impliquant des membres de l'Eglise catholique émergent dans le débat public…

Marie-Pierre Raimbault : Que le film soit diffusé au moment où d’autres histoires et situations analogues émergent dans le débat public est entièrement fortuit. Ce que nous savons, c’est qu’il y a trois ans, on ne parlait ni de pédophilie, ni d’homosexualité, ni d’abus sur des religieuses par des prêtres. Le film a bénéficié d’un contexte favorable parce que, progressivement, ces scandales liés à la pédophilie dans l’Eglise catholique ou encore au mouvement Me Too ont éclaté, et eu un fort écho dans l’espace public. Tout à coup, les religieuses abusées se sont senties davantage autorisées à parler puisqu’ailleurs dans le monde, de nombreuses femmes osaient s’exprimer, y compris de grandes actrices qui se sont longtemps tues.
En revanche, nous restons, Éric Quintin, Élizabeth Drévillon et moi, absolument convaincu.e.s que les déclarations du Pape au sujet des femmes - notamment les religieuses abusées par des prêtres -, à son retour d'Arabie Saoudite, ne sont pas anodines et ne sont pas le fruit du hasard. Comme indiqué dans le documentaire, le Pape était au courant du contenu de notre film. Nous l'avions d'ailleurs sollicité pour une entrevue, en compagnie de deux religieuses victimes. Il a accepté de recevoir les deux religieuses violées, mais sans nos caméras. Proposition que nous avons déclinée, car nous ne voulions pas renvoyer les victimes à leur silence, à leur secret. Nous sommes donc persuadé.e.s qu'il a voulu montrer au monde qu’il était au courant de ces abus et qu’il se préoccupait du sort des religieuses abusées. C’est peut-être prétentieux de notre part mais nous estimons qu’il y a un lien de cause à effet.

Terriennes : Cette reconnaissance publique du Pape ouvrira-t-elle la voie à des solutions futures et pérennes ?

Marie-Pierre Raimbault : Nous ne sommes pas à l’intérieur du Vatican, mais, pour avoir compris à peu près son fonctionnement, nous dirions que le Pape n’est que la partie émergée de l’iceberg. Le vrai pouvoir est aux mains de la Curie. Or, il y a deux tendances au sein de la Curie : les progressistes et les non-progressistes. Les non-progressistes sont aujourd’hui plus nombreux. Ces gens-là, qui sont parfois eux-mêmes impliqués soit dans les abus de religieuses, soit dans les scandales de pédophilie ou d’homosexualité (tels que le montre le livre Sodoma : Enquête au cœur du Vatican de Frédéric Martel) vont probablement essayer d’étouffer les retombées de toutes ces affaires. Est-ce que ce sera encore possible ? A notre avis non, car, comme pour Me Too, nous pensons que, petit à petit, les choses iront dans le sens de la vérité. Cela dépendra certes des victimes mais ils ne nous semble plus possible d’enfermer leur parole aujourd’hui. Pour nous, il est beaucoup trop tard, et si la Curie essaye de minimiser ces affaires, ce serait une ineptie. Cela pourrait se retourner contre l'Eglise et rendrait terriblement compliquée une restauration de l’image de l’institution, aujourd’hui très dégradée.

Terriennes : Qu’espérez-vous avec la diffusion du documentaire ?

Marie-Pierre Raimbault :
Les religieuses abusées étaient considérées coupables au regard de l’institution. En tant que femme, lorsque j’ai pris conscience de l’ampleur du phénomène et de la souffrance des victimes que j’ai rencontrées, je voulais absolument qu’elles aient un espace de reconnaissance de leur douleur et de leur statut de victimes. C'est ce que l'on a essayé de faire à travers ce film.

D’ailleurs, il est intéressant de remarquer que dans la religion catholique, le faste est pour l’homme d’Eglise. Les religieuses ont l’obligation de s’habiller de manière austère parce que, les mères-supérieures le disent, il ne faut pas tenter les prêtres. Cela veut tout de même bien dire quelque chose. J’espère donc profondément une reconnaissance de la souffrance endurée par ces religieuses, non seulement en France, mais aussi ailleurs. A Tombouctou, à Dakar ou à Nice, la souffrance est la même. On a détruit leurs croyances et parfois, aussi, on tue l’enfant qu’elles portent. C’est absolument abominable. J’espère qu’on va reconnaitre cette souffrance, que la justice civile va renoncer à la prescription pour ce genre d’affaire. Il faut qu’elles puissent être reconnues comme victimes, et qu’elles aient la possibilité d'aller devant la justice. afin que ces prédateurs ne fassent plus jamais de mal. La plupart d'entre-eux ont simplement été mutés suite à ces faits et ont continué leurs agissements auprès de jeunes sœurs. La reconnaissance du statut de victime, la levée de la prescription civile, et la nécessaire obligation de la justice ecclésiale de rendre compte devant la justice des hommes me semblent être les solutions adéquates et pérennes.

La justice ecclésiale ne doit pas être au-dessus de la justice et des lois des hommes. Si elle n’a pas les compétences requises pour juger équitablement ce genre d’affaire, il faut demander au civil. Il faut pouvoir accepter de ne pas pouvoir tout résoudre en interne, et je voudrais aussi que l’Eglise se pose, d’un point de vue théologique, la question de la place de la femme et de la religieuse dans l’institution. Dans d’autres églises catholiques non-traditionnelles, notamment au Canada, les femmes peuvent êtres prêtres, évêques. Elles ont droit au respect, à l’autorité, au pouvoir de décider, ce qui n’est pas le cas dans la religion catholique où la femme, la religieuse, est une servante. Son rôle est de servir, du matin au soir. Elles font le ménage, épluchent les pommes de terre, coupent le bois, font la soupe pour les prêtres et ne mangent même pas à la même table qu’eux. J'espère qu’un jour, dans l’Eglise catholique, nous aurons la possibilité de voir des femmes prêtres ou évêques. Si on leur donne cette opportunité, elles seront traitées de la même façon que les hommes. Ceux qui les martyrisent aujourd’hui ne pourront plus les abuser. Cette notion de place des religieuses est donc très importante.
 
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