Fil d'Ariane
Jean bleu et gilet de sport, coupe de garçon et rouge à lèvres écarlate, Violette* a tout d’une sage trentenaire. Sa voix rauque contraste avec un physique de gamine.
Elle a grandi dans une famille de la classe moyenne de la banlieue ouest de Paris. En 2006, à l’âge de 15 ans, elle s’engage pour la première fois. Elle descend dans la rue pour protester contre le Contrat Première Embauche, qui sera retiré suite à la mobilisation étudiante. Après cette première expérience militante, elle poursuit sa scolarité au lycée autogéré de Paris, puis devient animatrice en milieu scolaire.
Féministe et ancienne syndicaliste, elle a rejoint les black blocs il y a treize ans, quand elle était encore au lycée. Au départ pour manifester contre les sommets G7, G8 et de l’OTAN. Aujourd’hui, Violette est présente en tête des cortèges de ces activistes vêtus et cagoulés de noir, qui déclenchent des opérations souvent violentes lors des manifestations. La raison de son engagement total est, selon elle, le changement et la sauvegarde des acquis sociaux. Rencontre dans un café parisien.
Terriennes : Qui sont les femmes black blocs ?
Violette : La composition des black blocs reste principalement masculine. Quand je suis arrivée, il y avait peu de femmes, surtout de mon âge. Je suis parmi les plus jeunes dans l’organisation. Aujourd’hui, nous sommes environ 20%. Nous venons de milieux très variés : ouvrier, populaire, aisé, étudiant, parisien. Cela reste assez hétéroclite. Certaines viennent de province, quelques-unes sont retraitées. Toutes ont fait le choix de l’action ultra-violente.
Pour des causes féministes ou LGBT, la participation des femmes en manifestation peut monter à 40%. Clairement, lors de grandes manifestations, il y a beaucoup plus d’hommes, car les femmes s’occupent de leurs enfants et de leur maison.
Comment les femmes se font-elles une place parmi les black blocs hommes ?
Contrairement à un homme, en tant que femme tu dois faire tes preuves. On te fait moins confiance, on croit qu’un homme sera plus capable de faire de l’action violente, car il est visiblement plus fort. À moi, on va me confier les blessés. Il y a des mecs qui pourront faire quinze mille boulettes et ça passe, mais moi, en tant que meuf j’ai intérêt à filer droit…
Pour les hommes, l’accès aux décisions est beaucoup plus simple. Un homme qui fait sa troisième manif' s’intégrera beaucoup plus facilement dans le groupe qu'une femme. Sa parole est plus souvent prise en compte. Toutefois, les femmes qui sont déjà intégrées sont très déterminées. Elles réfléchissent davantage avant d’agir, car elles ne courent pas les mêmes risques. Elles peuvent se retrouver isolées, et même se faire violer.
Pouvez-vous en dire plus sur les risques qu’elles encourent lors d’une manifestation ?
Les femmes ne peuvent pas se permettre de se faire attraper, car certaines doivent aller chercher leurs enfants après. Elles savent qu’elles risquent de se faire fouiller et agresser, sans compter les remarques violentes, sexistes et sexuelles. Les risques peuvent être moindres pour une femme qui se fait arrêter avec beaucoup d’hommes, car on va alors minimiser leurs actes politiques. Ça m’est arrivé lors d’un sommet à Strasbourg. Sur une manif' sauvage, on était une centaine à s’être fait arrêter. On nous a parlé comme à du bétail, dans une zone industrielle, dehors, dans le froid. Avoir à uriner devant les flics, c’est une grosse humiliation, alors que les gars pouvaient se retourner n'importe quand. Ils ont fini par dire que les femmes et les mineurs pouvaient s’en aller. En revanche, si nous ne sommes qu’entre femmes, c'est la double peine : on nous reproche d’être femme et violente. N'empêche que les peines restent moins lourdes que celles infligées aux hommes.
Quel est le rôle des hommes dans les affrontements ?
Il y a ceux qui tapent, puis ceux qui regardent derrière et protègent. L’effet de groupe est beaucoup plus fort chez les hommes. Ils ont une meilleure coordination. On n’a pas le même poids sur les épaules. Ce n’est pas la même pression. Ce n’est pas la même culpabilité qui est en jeu. Ce n’est pas la même implication, pas les mêmes retentissements quotidiens non plus.
Quelles sont les actions des femmes black blocs ?
Parmi les actions violentes, les femmes black blocs peuvent donner des coups, participer à des missions contre les flics. Il y a de plus en plus de tags écrits par des filles. Mais plus souvent, elles assurent la permanence juridique. Lors d’une manif' sauvage, certaines peuvent être chargées de compter le nombre de participants, de suivre ceux qui se font arrêter, monter les dossiers juridiques, prévenir les parents des mineurs, contacter un avocat, organiser une soirée de soutien…
Aux yeux des flics, on est moins visibles que les hommes. D’ailleurs, on peut faire rentrer du matériel plus facilement. C’est pour ça que quand je quitte une manif', je me change avec des habits ultra féminins. C’est plus simple de camoufler le matériel sous une jupe ou dans un soutif, car on fouille uniquement nos sacs.
Quelles sont vos missions ?
Parmi mes missions, j’anime la formation « Care » qui consiste à apprendre à lâcher prise par le biais d’exercices de respiration. Bien sûr, je n’ai pas affaire aux « guerriers » black blocs. Dans ces groupes, il y a beaucoup de femmes. Je prends surtout en charge les militants après les manifs. J’essaie de déconstruire avec eux le mythe du héros : cette impression que lorsqu’on est en manif', on se sent grand et fort, et que rien ne peut nous atteindre. Après les violences, les black blocs rentrent chez eux, se retrouvent isolés et n’ont personne à qui parler. Nous en avons perdu beaucoup à cause de ça, notamment ceux qui ont moins de résilience ou qui se sont sentis trop seuls. J’accompagne aussi ceux qui viennent à Paris et ne connaissent personne. J’aide à libérer la parole… Il y a ceux qui ne supportent plus d’entendre le bruit d’un pétard et ceux qui disent qu’ils n’ont plus peur. C’est pire, car la peur aide à situer ses limites.
Par le biais de cette mission qui m’est confiée, j’essaye de motiver les gens à continuer les manifestations, tout en faisant en sorte qu’ils ne fassent pas que penser, respirer, vivre manif' constamment. Les sortir de l’action-réaction.
Est-ce que votre engagement féministe s’inspire de mouvements violents comme celui des suffragettes, en Grande-Bretagne, qui posaient des bombes pour obtenir le droit de vote ?
Je suis surtout admirative de leur détermination à vouloir faire les choses coûte que coûte pour obtenir le droit de vote. Poser des bombes ou pas, c’est une autre question. Ce qu’elles ont fait est exemplaire et on devrait plus s’en inspirer en termes de lutte féministe. Elles ont réussi à organiser et mener leur combat à une époque ou leur condition ne facilitait pas l’action. Leur combat se déroulait d’abord à la maison avant de descendre dans la rue.
Depuis quelques années, nous ne nous battons plus pour de nouveaux acquis sociaux, mais pour la sauvegarde de ceux durement gagnés par ces femmes-là. C’était un combat de femmes pour les femmes, et pour leur autonomie.
Comment justifiez-vous l’existence des black blocs ? Quelle est leur utilité ?
Nous luttons contre la violence d'Etat et pour répondre à la violence policière, pour la sauvegarde des acquis sociaux. Notre combat est physique, direct ; il vise uniquement les biens et pas les personnes. Malheureusement, les actions non-violentes, comme moyens de pression, ne donnent pas de résultats. Alors on n’a pas le choix. C’est une nécessité. S’il n’y avait pas autant de surveillance, de juridicisation, ces actions politiques, on n’en aurait pas besoin. Les black blocs, ce n’est pas un as de trèfle que l'on sort pour gagner une bataille… Il ne marche que dans certains cas.
Quand est-ce qu’une action violente est réussie ?
Pour moi, c’est quand le message politique est passé. Le fait qu’un petit outil comme les black blocs ne soit pas vu par la population, c’est une victoire. Si tout le monde est rentré sans être blessé, et que personne n’est en garde à vue, c’est aussi une victoire, alors que les répressions policières ne cessent de croître ces trois dernières années.
Une réussite qui n'est pas visible de l’extérieur, c’est quand les flics n’arrivent pas à tenir la rue et que l’on arrive à faire passer nos messages politiques par des slogans, des graphes, etc.
Comment vivez-vous le fait d’être black bloc?
Je suis moins tranquille au quotidien. Une personne violente est mal vue, surtout une femme… Moi qui travaille avec les enfants, c’est foutu. Je sens un changement dans mes rapports sociaux, je fais moins confiance aux gens. Ma vie n’aurait pas été la même. J'ai du mal à concilier ma vie personnelle avec mon engagement auprès les black blocs. C’est chronophage. Mon engagement est total. Je n’ai pas le temps de respirer, de penser à autre chose, alors que cela m’aiderait à mieux accomplir mes missions de militante.
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