"Rescapée du goulag chinois", Gulbahar Haitiwaji témoigne du calvaire des Ouïghoures dans les camps de rééducation

Ouïghoure installée en France, Gulbahar Haitiwaji a été arrêtée lors d'un voyage en Chine, puis envoyée dans un camp de "rééducation" chinois. Après plus de deux ans de détention, elle raconte le lavage de cerveau, la déshumanisation systématique et les stérilisations forcées qu'y subissent les femmes. Son livre, Rescapée du Goulag chinois, est le premier témoignage d’une survivante ouïghoure.

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En 2016, Gulbahar Haitiwaji vit depuis dix ans en France, où elle a rejoint son mari et ses filles, tous trois réfugiés, quand elle reçoit un appel de Chine. On lui demande de revenir à Karamay, dans le Xinjiang, où elle a travaillé vingt ans dans l'industrie du pétrole. En vue de sa retraite, il lui faut signer des papiers - impossible de le faire par procuration, lui assure-t-on. Gulbahar Haitiwaji n'a pas la nationalité française - elle ne s'est jamais résolue à rendre son passeport chinois, à ne plus pouvoir retourner dans son pays voir ses parents, ses frères et soeurs...

Depuis son départ de Chine, elle sait que la situation est de plus en plus tendue pour les Ouïghours. N'importe qui peut être arrêté, sans raison. En 2009, les émeutes d'Urumqi ont fait près de 200 morts et le Parti communiste, sous prétexte que les foyers ouïgours sont un foyer d'islam radical et de séparatisme, multiplie les mesures de persécussion. Une répression décuplée avec l'arrivée,  à la tête de la province du Xinjiang, de Chen Quanguo, connus pour ses "méthodes de surveillance" au Tibet. Des milliers de personnes sont envoyées dans des camps de "transformation par l'éducation" où les détenu.es subissent un lavage de cerveau en règle - et pire encore, comme Gulbahar Haitiwaji va bientôt le découvrir et le vivre dans sa chair.

rescapée du goulag
Ecrit avec la journaliste Rozenn Morgat, le témoignage de Gulbahar Haitiwaji est paru le 13 janvier 2021 aux éditions Equateurs.
Quelques jours après son arrivée à Karamay, Gulbahar Haitiwaji est interrogée par la police, qui lui montre une photo de manifestants ouïghours à Paris. Parmi la foule, sa fille, Gulhumar.


Gulbahar Haitiwaji réussit à informer sa famille de son arrestation, mais à partir du 29 janvier 2017, elle disparait sans laisser de trace. Pendant six mois, sa famille ne sait pas où elle est. Gulbahar Haitiwaji, de son côté, ne sait pas que sa fille publie en France une pétition signée par près de 500 000 personnes et appelle à la mobilisation pour la libération de sa mère sur les plateaux de télévision.

Gulbahar Haitiwaji va passer cinq mois dans les cellules de la police de Karamay, entre interrogatoires et cruautés arbitraires. Puis on lui annonce qu'elle ira à "l'école". "Des écoles construites par le gouvernement pour "corriger" les Ouïghours, disaient-ils," se souvient-elle.

Pour toute école, Gulbahar Haitiwaji est transférée au camp de Baijiantan, un camp bâti dans un no man's land du Xinjiang. Au-delà de la clôture de barbelés, le désert à perte de vue...  La prisonnière est conduite dans un dortoir où s'alignent des planches de bois numérotées en guise de lit. Un seau pour faire ses besoins, une fenêtre toujours fermée, deux caméras panoramiques, pas de matelas ni de meubles, pas de papier toilette ni de draps. Pas de lavabo. 

"À la fin de la première journée, nous étions sept dans la même cellule ; trois jours, après, nous étions douze...", écrit Gulbahar Haitiwaji. Elle compte 16 cellules de 12 couchettes, soit près de 200 détenues. "Deux cents femmes arrachées à leur famille et enfermées jusqu'à nouvel ordre. C'était un camp de rééducation, avec des règles militaires, et une volonté claire de nous briser, se souvient-elle. Le silence était imposé, mais, à bout de forces, nous n'avions plus envie de parler de toute façon... Les journées étaient rythmées par les sifflets au réveil, à l'heure des repas, au coucher. Pas moyen d'échapper à la vigilance des gardes, de chuchoter, de s'essuyer la bouche ou de bailler sans craindre d'être accusée de prier. Pas question non plus de refuser la nourriture, de peur d'être traitée de "terroriste islamiste"." 

Quand les infirmières m'ont attrapé le bras pour me "vacciner", j'ai cru qu'elles m'empoisonnaient. En réalité, elles nous stérilisaient.
Gulbahar Haitiwaji

"Dans ces camps, la vie et la mort n'ont pas le même sens qu'ailleurs, écrit Gulbahar Haitiwaji. Cent fois, j'ai pensé, quand les pas des gardiens nous réveillaient dans la nuit, que notre heure était venue. Lorsqu'une main m'a violemment tondu le crâne, tandis qu'une autre arrachait les mèches de cheveux tombées sur mes épaules, j'ai fermé les yeux, pensant que ma fin était proche, que je me préparais à l'échafaud, à la chaise électrique, à la noyade. La mort était omniprésente. Quand les infirmières m'ont attrapé le bras pour me "vacciner", j'ai cru qu'elles m'empoisonnaient. En réalité, elles nous stérilisaient. C'est alors que j'ai compris la méthode des camps, la stratégie mise en œuvre : ne pas nous tuer de sang-froid, mais nous faire disparaître lentement. Si lentement que personne ne s'en rendrait compte."

En août 1999, le magazine Géopolis de France 2 consacrait une enquête à la situation des Ouïghours. A l'époque, huit millions de Ouïghours vivaient dans le sud du Xinjiang et au moins deux millions vivaient dans les républiques ex-soviétiques d'Asie centrale et en Turquie. Déjà, Dolkun Isa, représentant de l'Union Internationale des jeunes Ouïghours, dénonçait la stérilisation forcée des Ouïghoures : "le planning familial est inhumain. Sous prétexte de limiter les naissances à deux maximum par couple et d'interdire absolument de faire un troisième enfant, on pratique la stérilisation forcée sur des centaines de milliers de nos femmes. Nos mères et nos sœurs sont emmenées à l'hôpital de force pour subir des avortements. On jette des milliers de fœtus aux ordures."

Zumret Dawut

Zumret Dawut, une Ouïghoure du Xinjiang réfugié aux Etats-Unis, dit avoir été stérilisée de force après sa libération d'un camp de rééducation et après avoir donné naissance à son troisième enfant (photo du 15 juin 2020).

©AP Photo/Nathan Ellgren

Lavage de cerveau

En "classe", les traitements sont brutaux. Gulbahar Haitiwaji se souvient de cette femme d'une soixantaine d'années qui, épuisée ou terrorisée, ferme les yeux l'espace d'un instant. Elle reçoit une gifle magistrale : "Tu crois que je ne te vois pas prier ? Tu seras punie !" hurle le "professeur". Traînée hors de la salle, elle revient une heure plus tard avec un texte à la main : son autocritique, que le professeur l'oblige à lire à haute voix. "Elle n'avait fait que fermer les yeux," écrit Gulbahar Haitiwaji.

La prisonnière comprend vite toute la signification de "lavage de cerveau". Chaque jour, une femme ouïghoure vient apprendre aux détenues à être chinoises : onze heures par jour de rabâchage sur la glorieuse histoire de la Chine, à commencer par un serment d'allégeance : "Merci à notre grand pays. Merci à notre parti. Merci à notre cher président Xi Jinping." L'intervention de cette femme, ouïghoure, comme elle, suscite de douloureuses interrogations chez Gulbahar Haitiwaji : "Que pensait-elle ? D'où venait-elle ? Comment s'était-elle retrouvée ici ? Avait-elle été rééduquée pour faire ce travail ?", écrit-elle dans Rescapée du goulag chinois.
 

Pensaient-ils nous briser avec quelques pages de propagande ?
Gulbahar Haitiwaji

Dans un premier temps, elle veut résister, ne pas céder : "Pensaient-ils nous briser avec quelques pages de propagande ?", interroge-t-elle. Et puis au fil des jours, la fatigue s'installe, l'épuisement guette. "J'étais fatiguée, tellement fatiguée. Je ne pouvais même plus penser," se souvient-elle. Des journées et des soirées entières à répéter les mêmes phrases vides de sens qui, jour après jour, abrutissent, effacent les souvenirs, gomment les visages du passé. "Personne ne nous a dit combien de temps cela allait durer," écrit la détenue.

Gulbahar Haitiwaji était condamnée à 7 ans de rééducation. Mais au bout de deux ans, lors d'un procès expéditif en août 2019, un juge de Karamay la déclare innoncente. "Personne ne m’a expliqué pourquoi j’avais été arrêtée, sans avoir commis de crime, je suis devenue criminelle. J’étais prise au piège. Une fois, je suis restée enchaînée à mon lit pendant 20 jours sans savoir si j’avais enfreint le règlement. Avec le recul, je comprends que c’était une forme de torture pour que j’aie peur et que j’obéisse sans discuter", confie-t-elle à nos partenaires de France 2 après son retour en France, le 11 janvier 2021.

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Comme toutes les femmes revenues des camps, Gulbahar Haitiwaji, à 54 ans, sait qu'elle ne sera plus jamais la même. "Nous sommes des ombres, nos âmes sont mortes. On m'a fait croire que mes proches, mon mari et ma fille, étaient des terroristes. J'étais si loin, si seule, si épuisée et aliénée, que j'ai presque fini par le croire. Mon mari, Kerim, mes filles Gulhumar et Gulnigar - j'ai dénoncé vos "crimes". J'ai demandé au parti communiste de me pardonner les atrocités que ni vous ni moi n'avons commises. Je n'en croyais pas un mot. J'ai joué la comédie de mon mieux. Je regrette tout ce que j'ai dit qui vous a déshonoré. Aujourd'hui, je suis en vie et je veux proclamer la vérité. Je ne sais pas si tu m'accepteras, je ne sais pas si tu me pardonneras," écrit-elle aujourd'hui.
 

Une spécialiste de l'Asie centrale dénonce la "violence inouïe" à l'encontre des Ouïghours

 
voyage au pays des ouighours

"Les Ouïghours subissent depuis des années une violence inouïe", affirme la journaliste et anthropologue Sylvie Lasserre qui publie en France Voyage au pays des Ouïghours. Réédition d'un ouvrage de 2010 augmenté et mis à jour, il tient compte des développements intervenus ces dernières années dans la région des Ouïghours (Xinjiang, nord-ouest de la Chine), un peuple majoritairement musulman et de langue turcique. 

Selon des experts et organisations des droits de l'homme, au moins un million de Ouïghours et autres minorités, surtout musulmanes, sont ou ont été internés dans des camps - que la Chine qualifie de centres de formation professionnelle - victimes de sévices, voire de stérilisations forcées, selon une récente étude du chercheur Adrian Zenz.

Vous fréquentez les Ouïghours de la diaspora depuis une quinzaine d'années, outre les contacts gardés de votre voyage de 2007 dans la région qui a engendré ce témoignage - rare en français. Vos sources corroborent-elles ces accusations, niées par la Chine ? 

Sylvie Lasserre : Dès 2013, 2014, j'ai entendu des amis ouïghours dire "comme j'ai vécu à l'étranger, je ne retourne plus là-bas, untel a été mis dans un centre à son arrivée...". Petit à petit, il y a eu de plus en plus de témoignages. J'en ai recueilli des dizaines de première main et avec les images satellites (des camps, des mosquées détruites, ndlr), tout se recoupe. Toutes les familles ouïghoures que l'on connaît ont un membre ou deux dans un camp, voire plus. Si on extrapole, on a la mesure des internements. Visiblement on s'en est pris en priorité aux intellectuels comme Ilham Tohti (ex-professeur de géographie, arrêté en 2014, condamné à perpétuité pour séparatisme, prix Sakharov du Parlement européen) et Tashpolat Tiyip (ancien président de l'Université du Xinjiang, condamné à mort en 2018 avec deux ans de sursis, ndlr).

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Et l'horreur des camps, on ne peut plus la nier, même s'ils ne sont pas tous du même niveau. Il y a ceux où il y a du travail forcé et les camps plus horribles où ils sont entassés, sans place pour seulement dormir, sans eau pour se laver, avec de la torture... Les Ouïghours finalement libérés n'ont pas le droit de quitter le pays et de parler, mais on a eu des témoignages comme celui de Gulbahar Jalilova, une Ouïghoure de nationalité kazakhe qui a passé un an et demi en camp avant d'être relâchée et de s'exiler en Turquie.

L'ancienne présidente du Congrès mondial Ouïghour, Rebiya Kadeer, évoquait déjà il y a une décennie une "épuration ethnique" et un "génocide culturel". Pourtant, les réactions internationales semblent tardives et rares. Comment expliquez-vous cela ? La Chine est-elle désormais hors de toute atteinte?

Sylvie Lasserre : L'absence de réactions, c'est très simple : c'est l'argent! Parmi les 46 pays qui, au conseil des droits de l'homme de l'ONU, ont récemment signé une lettre de soutien à la politique chinoise au Xinjiang figure par exemple le Pakistan qui marche main dans la main avec la Chine qui l'aide économiquement dans le cadre du vaste projet CPEC (China-Pakistan Economic Corridor, construction et modernisation d'infrastructures pakistanaises, ndlr). La plupart des autres signataires sont des pays très pauvres, pour lesquels la Chine est une manne financière. Ces pays savent que s'ils ne signent pas la lettre de soutien, la Chine coupe les vivres. Même en dehors de ces pays, la puissance chinoise fait peur. Mais les choses sont quand même en train de changer et cela pourrait s'accélérer sous la pression de l'opinion publique mondiale.
 

Si les Ouïghoures ont commencé à se voiler, ce fut pour des raisons politiques, par réaction à cette répression orwellienne en place depuis 2013.
Sylvie Lasserre, spécialiste de l'Asie centrale

Vous évoquez une manifestation d'exilés ouïghours en Turquie aux cris d'Allah Akbar, avec de rares femmes présentes revêtues de voiles islamiques, y a-t-il une radicalisation ?

Sylvie Lasserre : L'image du Ouïghour terroriste a été fabriquée par la Chine et, malheureusement, le peu de Ouïghours devenus terroristes depuis donnent raison à la Chine. Mais si les Ouïghoures ont commencé à se voiler, ce fut pour des raisons politiques, par réaction à cette répression orwellienne en place depuis 2013, avec des postes de police tous les 200 mètres, des caméras partout etc. C'est politique, pas traditionnel.

(Entretien réalisé par l'AFP)
 

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