Résilience et émancipation : en Irak, les femmes investissent le théâtre

A Bagdad, le théâtre n’a cessé de vivre en quinze années de guerre. Autrefois surtout animé par les hommes, certaines femmes osent aujourd’hui remonter sur scène et ainsi défier les a priori patriarcaux et conservateurs de la société irakienne. Une activité qui donne le trac, non pas d’oublier son texte, mais d'être rejetée par sa propre communauté.
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L’actrice de théatre Noura Talal participe à une répétition au Théâtre national de Bagdad, une salle de 1000 places construite durant la guerre Iran-Irak.

(c) Sébastian Castelier
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Une porte s’ouvre, une femme assise à un large bureau bien ordonné attrape le document qu’un homme lui tend. Elle y jette un oeil attentif, puis signe. L’homme s’éclipse, passant sous un puits de lumière venu d’une fenêtre donnant sur le grand rond point du Théâtre national où plus d’une centaine de voitures tourbillonnent au ralenti dans un brouhaha de moteurs et klaxons. La femme au grand bureau s’appelle Ikbal Naim. Elle est la première en Irak à avoir été élue directrice Générale du théâtre et du cinéma en avril 2017. Sous son blazer en velours noir et sa coupe courte, c’est elle qui dirige les programmations des quelques lieux culturels du pays.

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Ekbal Salmar, première femme a avoir pris la direction du Théâtre National de Bagdad en avril 2017, veut rendre son lustre à cet art corrompu par ses prédécesseurs...  
(c) Sebastian Castelier

Une politique déterminée pour la féminisation et contre le favoritisme dans le théâtre

Presque un an après sa nomination, Ikbal Naim dit avoir fait le ménage dans les effectifs masculins des théâtres publics. Aucun contrat des fonctionnaires engagés par connivence n’ont été renouvelés. Pareil pour ceux qui avaient l’habitude de produire des pièces et films de propagande orientés vers certains partis. Ils sont remplacés, bien souvent par des femmes diplômées en art. ‘’J’ai 250 employées dans mes théâtres. Maintenant, les femmes sont devenues majoritaires. Je les ai placées cadres, chefs de sections ou bien managers.’’

Diriger et être une femme en Irak ne veut pas dire qu’il faut être forte. Il faut être professionnelle, consciencieuse, s’organiser, réfléchir, avoir des coups d’avance
Ikbal Naim, directrice Générale du théâtre et du cinéma en Irak

La nouvelle "patronne" vient d’une famille reconnue et puissante en Irak. Elle admet qu’il faut cependant du caractère pour ‘’devenir la première femme technocrate d’Irak’’, comme elle se qualifie. ‘’J’ai gravi les échelons avec mes qualités et heureusement je suis issue d’une célèbre famille d'artistes. J’ai aussi un caractère bien trempé et je dis ce que je pense. Diriger et être une femme en Irak ne veut pas dire qu’il faut être forte. Il faut être professionnelle, consciencieuse, s’organiser, réfléchir, avoir des coups d’avance’’, sourit-elle. C’est sur cette base solide qu’elle commence des études à l’Iraqi Institute of theater et ensuite finie sur un Master en jeu d’acteur au College Fine arts de Bagdad.

L’Irak est alors sous le contrôle de Saddam Hussein. Elle avoue que le pays était alors plus tolérant envers la gente féminine. Mais sous la dictature, il faut jouer avec les textes, les métaphores et les symboles. ‘’Avant on avait une seule statue de dictateur à respecter. Aujourd’hui, on en a une multitude’’, lance-t-elle. Après l’invasion des Etats-Unis, la majorités des Irakiens découvrent la démocratie. Les rancoeurs communautaires, les colères, l’islamisme rigoriste, les libertés individuelles, les peurs et le terrorisme s’entrechoquent violemment. Tout le monde revendique des droits. De ce mélange chaotique, la société irakienne se replie sur elle-même. Les femmes, lors de la première guerre civile, ne peuvent circuler ou sortir aisément. Les théâtres sont fermés.

Des peurs et des pressions sociales sur les femmes fluctuantes, au rythme des événements

Pendant cette période Ikbal Naim, se souvient d’avoir tenté de créer des classes de théâtre pour jeunes enfants, en collaboration avec une ONG suédoise. ‘’De 2003 et 2007, à cause de la guerre civile, beaucoup de femmes ont été kidnappées. Donc peu de familles acceptaient d’envoyer leurs filles à l’école ou à des cours. Je me rappelle que les rares petites filles qui sont venues portaient toutes le hijab. C’était affreux.’’ Aujourd’hui encore, réside une crainte sociétale de voir une femme bouger, s’émouvoir, danser ou crier sur scène. La pression sociale, suivant les quartiers de Bagdad, est forte. ‘’ Avant, les femmes avaient peur de monter sur scène sous peine de se faire tuer ou enlever. Mais aujourd’hui, on a quelques actrices et réalisatrices. Malheureusement, la situation s’est de nouveau dégradée avec l’idéologie des terroristes venus de l’étranger. La guerre encore retardé ou coupé la scolarisation de beaucoup de filles également’’, souffle t-elle.

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Un homme passe devant le Théâtre National de Bagdad, pas bien connu de la population, une salle de 1000 places pourtant, construite durant la guerre Iran-Irak
(c) Sebastian Castelier

Outre les troubles liés à la guerre, le théâtre n’a pas toujours bonne réputation. L’activité est souvent associée à des pièces bas de gamme que les Irakiens appellent : ‘’théâtre commercial’’. Il se joue dans les travées d’al-Rafedain, de Samiramees et de Kahramana, où il est de coutume pour certains hommes de prendre une bière ou de la drogue, et d’observer des femmes danser et chanter sur des pièces ordinaires, portées sur l’amour et le sexe. Le théâtre classique, méconnu du grand public, pâtit donc de l’image ordinaire de son voisin et ses audiences sont moindre.

Mon mec a pensé que j’avais changé, que je pouvais être infidèle avec d’autres garçons parce que je me suis mise au théâtre.
Safa Nadjm, comédienne

Dans un café littéraire du quartier de Karrada, Safa Nadjm, 23 ans, fume une cigarette en compagnie d’une amie. Les cheveux détachés bouclés, en haut presque moulant, elle avoue que sa relation avec son petit copain et un certains nombre d’amies ont changé depuis qu’elle fait du théâtre : “Mon mec a pensé que j’avais changé, que je pouvais être infidèle avec d’autres garçons parce que je me suis mise au théâtre. Mais je suis toujours la même !’’ Sa famille et ses cousins lointains se sont également inquiétés de la nouvelle activité de la jeune femme, étudiante au College of Fine Arts de Bagdad. ‘’Même mes cousins ne sont pas d’accord avec mon activité. En Irak beaucoup se font une mauvaise image du théâtre. Quand j’ai commencé et que ma famille a vu le type de pièces dans lequel je jouais, ça s’est détendu. Mais une partie de ma famille reste sur ses positions et continue de me regarder et considérer autrement. Dans la rue, dans mon quartier, si quelqu’un sait que je fais du théâtre, il va penser automatiquement que je suis une fille facile. On m’accoste alors comme une prostituée.’’

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Safa Nadjm, 23 ans, une actrice de théâtre irakienne basée à Bagdad, Irak
(c) Sebastian Castelier

Safa, va plus loin et parle également d’une pression sociale venue de ses amis de faculté. ‘’Certaines de mes camarades filles considèrent les études d’art comme un moyen d'obtenir un diplôme pour ensuite avoir un poste de simple fonctionnaire de bureau dans un ministère. Quand ces filles-là ont su que je faisais du théâtre, elles ont aussi commencé à se comporter différemment et à ne plus me parler.’’

Son amie, Shihad al-Obaidy, amatrice de breakdance (danse acrobatique, au sol), avoue avoir connu les mêmes difficultés de femme dans le théâtre. ‘’Je suis une fille facile pour beaucoup de gens qui me connaissent. Ils pensent qu’on fait sur scène ce que font les filles du théâtre commercial. J’ai arrêté le breakdance car ça n’était plus vivable pour moi. Mais je n'arrêterai jamais de jouer.’’

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Shihad Al Obaidly, actrice de théâtre irakienne qui a dû abandonné la breakdance qu'elle amait tant, en raison de la pression sociale
(c) Sebastian Castelier

Personne ne critique mes choix et je ne laisserai personne le faire
Milad Sirre, comédienne

Assise sur une chaise d’une scène de Bagdad, Milad Sirre, 41 ans, a roulé sa bosse en tant qu’actrice, au début dans le théâtre ‘’commercial’’, puis aujourd’hui dans le ‘’classique.’’ Pour le premier, elle a chanté et dansé, parfois peu vêtue. ‘’Le théâtre commercial c’est juste du loisir qui parle d’amour et de sexe, mais ne s’adresse pas à la pensée.’’ Mais pour cette native de Falloujah (au centre de l'Irak, la ville fut occupée par l'Etat islamique entre 2014 et 2016), pas question de se soucier des pressions sociales venues de la société irakienne ou de son entourage. ‘’Personne ne critique mes choix et je ne laisserai personne le faire.’’ Elle concède néanmoins que de s’exposer sur scène, pour une femme, peut l’exposer davantage aux ‘’dangers’’ d’une société encore très patriarcale et tribale. Les dangers vont du harcèlement sexuel, à violences verbales, en passant par des pressions physiques de la part d’un père ou d’un chef de communauté. ‘’Le théâtre classique est mieux réputé que le théâtre commercial, mais rares sont ceux qui sont capables de faire la distinction.’’ 

Allégorie d'une riche princesse, un rare rôle principal de femme

Plus haut, dans une salle de répétition, une jeune femme aux cheveux gris, lit son script avec timidité au milieu d’hommes figés par leurs jeux d’acteurs. Noura Talal, 23 ans, joue une riche princesse, qui, par vengeance d’un amour raté avec un villageois, dû à la pression du bourg, décide de racheter toutes les terres agricoles environnantes. Ce faisant, ses titres lui procurent ainsi un moyen de pression sur les villageois, afin de vivre, comme bon lui semble, son amour en toute liberté. Son père, metteur en scène à la moustache épaisse et au ventre rebondi, donne des conseils à chaque pause ou hésitation de l’actrice. Après la répétition, chacun sort de la salle et balaie les nuages de fumée de cigarettes. Noura avoue qu’elle fait du théâtre parce que son père est le metteur en scène : “Sans lui, je ne viendrai pas en faire. Vous savez, notre société est très fermée et surtout vis-à-vis des femmes. Cette pièce est un moyen de m’exprimer et m’affirmer. Mais la plupart des irakiens pensent que les femmes sont faites juste pour les besoins de la maison, et c’est tout.’’

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L’actrice de théatre Noura Talal en répétition pour le théâtre national de Bagdad sait bien que sans son père metteur en scène, elle n'aurait pas eu droit à un rôle principal, celui d'une femme, émancipée et puissante
(c) Sebastian Castelier

Les filles qui font du théâtre sont considérées comme des putes, voilà tout.
Noura Talal, comédienne

Le rôle que joue Noura Talal est relativement rare sur la scène irakienne. Les rôles principaux sont effet souvent attribués aux hommes. Les attributs de qualité d’affirmation de soi et de pouvoir sont également réservés aux acteurs de la gente masculine. ‘’On nous donne souvent des rôles limités, très clichés. On nous fait jouer des femmes fragiles, qui peuvent jouer de leur charme et être désirée’’, révèle Shihad al-Obaidy. Malgré un père dans le milieu, même son de cloche pour Noura Talal : sa famille n’approuve pas. ‘’Quand j’ai dit à mes oncles, tantes et cousins que je voulais faire du théâtre, ils m’ont dit ‘’pourquoi ? tu pries, tu lis le coran, tu es musulmane… pourquoi vouloir être actrice ?’’. C’est comme si j’avais fait quelque chose contre l’islam. Les filles qui font du théâtre sont considérées comme des putes, voilà tout.’’ 

Des échanges culturels avec la France

Histoire de donner un peu d’air aux étudiantes et étudiants, et de leur fournir d’autres perspectives, Ikbal Naim s’est rapprochée de la France pour des échanges culturels. Ainsi, il n’est pas rare que de jeunes Irakiennes et Irakiens viennent en hexagone se produire et échanger autour de leur profession. Renaud Serraz, conseiller artistique de Vagamondes, festival culturel à Mulhouse, a accueilli certains d’entre eux et s’est rendu à Bagdad. ‘’On pense souvent à des artistes irakiens qui veulent migrer, mais si on va voir leur travail en tant que français, ça renverse la chose. Ca leur donne de l'existence.’’ Une existence réclamée en premier lieu par les femmes.