Fil d'Ariane
La "fianciée de Guy Moquet", Odette Nilès, (au centre) nous a quitté le 27 mai 2023 à Drancy à 100 ans, à gauche Odile de Vasselot, à droite Michèle Agniel. Trois résistantes oubliées de la 2e guerre mondiale.
Michèle, Odile, et Odette : trois femmes en lutte pendant la Seconde guerre mondiale, trois profils différents avec un point commun, essentiel : la Résistance était pour elle "une évidence". Trois héroïnes simples et modestes, inconnues du grand public, mais dont le rôle a, comme des milliers d'autres anonymes, été majeur face à l'occupant allemand.
Sans les femmes, la résistance intérieure n'aurait jamais pu exister : dactylos, radios, agentes de liaison, en charge de la presse clandestine, convoyeuses de soldats évadés, ravitailleuses de maquis ou maquisardes elles-mêmes, espionnes, parfois cheffes de réseaux de centaines d'hommes. Les actes de bravoure de ces femmes invisibles ont souvent été sous-estimés ou oubliés, l'Histoire glorifiant d'abord une vision guerrière et masculine de la Résistance.
"On estime entre 12 et 25% la proportion des femmes dans les mouvements de résistance, mais ce chiffre est très trompeur, souligne l'historien Laurent Douzou, spécialiste de la Seconde guerre mondiale. Leur nombre et leur rôle sont mécaniquement minorés par le processus d'homologation, déclaratif, les femmes ayant moins tendance à revendiquer ce qu'elles avaient fait". "Ma résistance a été très modeste, très ordinaire, au ras des pâquerettes", minimise par exemple l'une de ces résistantes Odile de Vasselot.
Leur invisibilisation ramène aussi au statut des femmes de l'époque. Il n'était pas question de se mettre en avant.
Vladimir Trouplin, conservateur du musée de l'Ordre de la Libération
On identifie souvent aussi les résistants comme ceux ayant agi armes à la main. On ne compte que 8,6% de femmes parmi les médaillés de la Résistance et seulement 6 femmes Compagnons de la Résistance pour 1 038 hommes. "La résistance civile, qui était beaucoup le fait des femmes, n'a pas donné lieu à des décomptes, explique Vladimir Trouplin, conservateur du musée de l'Ordre de la Libération. Cela ramène aussi au statut des femmes de l'époque. Il n'était pas question de se mettre en avant", ajoute-t-il.
On était beaucoup moins repérées, on ne nous soupçonnait pas.
Michèle Agniel
Cela a pu servir leur action dans la clandestinité. L'occupant allemand, avec une vision conventionnelle de la guerre, a eu tendance, très longtemps, à ne pas s'en méfier et à traquer prioritairement les hommes. "On était beaucoup moins repérées, on ne nous soupçonnait pas", confirme Michèle Agniel. Et la peur, dans tout ça ? "Je ne me souviens pas si j'ai vraiment pris conscience du danger", dit l'une. "La peur, c'était secondaire, on n'avait pas le temps d'y penser", balaie une autre. Elles paieront toutefois un très lourd tribut, comme Michèle, déportée avec sa mère vers l'Allemagne – on recense 6 700 femmes déportées de France, hors zone annexée.
"Tu n'as plus le droit de te taire", lui a dit un jour sa mère face à la montée du négationnisme. Alors la Française Michèle Agniel, 96 ans aujourd'hui, s'est mise à raconter la guerre, la Résistance et la déportation à Ravensbrück, en Allemagne.
A l'été 1940, elle n'a que 14 ans mais dire non à l'occupant allemand est pour elle une évidence. La famille, qui s'était réfugiée au début de la guerre à Fort-Mahon, dans le nord-ouest de la France, refuse le défaitisme du maréchal Pétain et l'armistice. Elle se range naturellement derrière le général de Gaulle, qui prend la tête de la Résistance et prononce son premier discours à la radio de Londres le 18 juin 1940.
Le retour dans la capitale est un choc. Les uniformes vert-de-gris partout dans Paris, les drapeaux nazis aux façades et Radio Paris qui répand sa propagande collaborationniste... "Mon père a tout de suite dit 'il faut faire quelque chose'. A la maison, ça a résonné en nous tous", résume-t-elle.
Née Michèle Moet le 11 juin 1926 à Paris, elle a grandi en toute proche banlieue, à Saint-Mandé, dans une famille de fervents catholiques, "profondément patriotes", qui "rejettent autant le bolchévisme que le nazisme". D'origine néerlandaise, le père, Gérard, travaille à la Bourse. C'est un ancien combattant de la guerre de 1914/18 contre l'Allemagne, ancien vaguemestre aux ordres de celui qui, 20 ans plus tard, reste auréolé de son statut de héros de la bataille de Verdun (1916), Philippe Pétain.
Pour la jeune fille, l'opposition aux Allemands commence dès la rentrée des classes. Au lycée, elle dessine des croix de Lorraine avec le V de la victoire. Viennent ensuite les tracts. Michèle fait la navette entre Paris et Versailles pour ramener les feuilles ronéotypées, cachées dans son cartable entre "le cahier de musique et le livre d'histoire". Aux postes de contrôle, elle ouvre à l'avance sa besace, qui ne sera jamais fouillée. Qui soupçonnerait une lycéenne ?
En 1942, l'engagement prend une autre dimension. La famille intègre le réseau "Bourgogne" et héberge des prisonniers de guerre évadés. Des aviateurs américains et britanniques pour la plupart.
Chaque jeudi, jour de congé des écoliers à l'époque, l'adolescente a pour mission d'aller chercher, jusqu'en province, ces hommes pour les ramener en train à Paris. Ils la suivent à distance, sans échanger un mot avec elle. Et si jamais ils sont contrôlés, elle a ordre de poursuivre son chemin, sans s'occuper d'eux. Elle les accompagne aussi au Photomaton se faire tirer le portrait pour les faux papiers. Et a une réponse toute prête si on la questionne sur ces allées et venues : "Ce sont des sourds-muets qu'on envoie dans un établissement spécialisé à Toulouse", dans le sud de la France. Le danger dans tout ça ? "Secondaire..."
Mais fin avril 1944, deux semaines avant son baccalauréat, Michèle Agniel est arrêtée à son domicile avec ses parents. Sur dénonciation. Seul le petit frère, Jean-Marie, 12 ans, échappe à la rafle. Il vivra chez des voisins jusqu'à la fin de la guerre. Ils sont déportés en Allemagne. Le 15 août 1944, dans le dernier train qui part de Paris, juste avant la Libération... Elle ne reverra jamais son père, mort à Buchenwald.
Avec sa mère, dont elle n'est jamais séparée -"ça nous a sauvées"-, Michèle Agniel est internée à Ravensbrück puis Königsberg, matricule 75402 et triangle rouge (celui des résistants) sur la poitrine. "Nous pensions arriver dans un camp de prisonniers, nous arrivions dans quelque chose qui puait la mort." Elles sont finalement libérées par l'Armée rouge le 5 février 1945 avant d'être rapatriées à Paris en juin. Michèle Agniel vient d'avoir 19 ans.
Avec ce qui se passe en Ukraine, je revis juin 1940.
Michèle Agniel
Pendant des années, comme beaucoup, elle garde le silence. Mais face aux discours négationnistes, celle qui est devenue institutrice et a fondé une famille décide de témoigner dans les écoles, collèges et lycées. A ces garçons et ces filles rencontrés par centaines, elle termine toujours son récit en citant Primo Levi : "N'oubliez pas que cela fut, non ne l'oubliez pas".
Devoir de mémoire aussi face à l'actualité... "Avec ce qui se passe en Ukraine, je revis juin 1940, dit-elle. On y est arrivés, pourquoi les Ukrainiens n'y arriveraient pas ? Il faut les aider !"
Odette Nilès est morte ce 27 mai 2023 à Drancy. Elle avait franchi le cap des 100 ans en décembre dernier dans sa maison de retraite. Militante communiste, elle était l'une dernière rescapée du camp de Choisel, à Châteaubriant, en Loire-Atlantique. C'est là qu'elle avait fait la connaissance de Guy Môquet, son "fiancé", fusillé avant le baiser qu'elle lui avait promis. Longtemps, elle a été discrète sur cette idylle naissante avec le jeune héros de la Seconde Guerre mondiale. Deux adolescents de 17 et 18 ans pour une amourette séparée par des barbelés, aussi éphémère qu'éternelle.
Même son fils, né juste après guerre et prénommé Claude-Guy, n'apprendra que tardivement que son état civil fait référence à ce symbole de la Résistance à l'occupant allemand. Et puis, quand Nicolas Sarkozy annonce en 2008 que la dernière lettre de Môquet sera lue dans les lycées, les micros se tendent vers son ancienne amoureuse, qui a alors 84 ans.
Dans les médias puis dans un livre Guy Môquet, mon amour de jeunesse, elle racontera cette rencontre au camp d'internement de Choisel, à Châteaubriant. Elle y a été transférée en septembre 1941, un mois après son arrestation à Paris. Les jeunes gens font connaissance "à la barrière", la limite entre le camp des hommes et celui des femmes. Et échangent de part et d'autre de la bande de terre qui sépare les clôtures.
Il joue de l'harmonica, écrit des poèmes et a vite le béguin pour Odette. Il lui demande un jour si elle voudrait bien lui donner "un patin". "Je ne savais pas ce que c'était mais j'ai dit d'accord", se remémore-t-elle.
Il lui offre une bague confectionnée dans une pièce de monnaie. Et lui fait passer un mot doux d'adieu avant de partir pour le peloton avec 47 camarades, le 22 octobre 1941 : "je vais mourir... Sans avoir eu ce que tu m'avais promis".
Fille d'ouvriers, Odette Lecland, de son nom de jeune fille, naît le 27 décembre 1922 à Paris. Elle a trois ans lorsque sa famille en banlieue, à Drancy, au coeur de la future ceinture rouge. Son père a adhéré au PCF dès le congrès de Tours. Elle fait partie du Secours rouge puis des Jeunes filles de France. Ses héroïnes sont Rosa Luxemburg et Dolores Ibarruri, la Pasionaria espagnole.
Dès le début de la guerre, la lycéenne distribue des tracts et participe aux manifestations sur les Grands boulevards à Paris. Elle se fait arrêter par la police française le 13 août 1941 au métro Richelieu-Drouot en se rendant à l'une d'elles. En même temps que 16 garçons.
Tous ont moins de 20 ans et comparaissent en cour martiale, devant les Allemands. La peine de mort est requise. Trois seront exécutés, les autres emprisonnés. Elle est vite transférée au camp de Choisel, à Châteaubriant.
Dans les baraques, les caisses de bois infestées de vermine servent de lits. Elle croise Jean-Pierre Timbaud --il sera fusillé en même temps que Guy Môquet-- mais aussi Jackie, Paulette, Marie... Six grandes copines, les "Bistouillardes", "soeurs" pour la vie. "Les étudiantes donnaient des cours, on faisait de la gym, pas par plaisir mais parce qu'il fallait bien s'entretenir. Le soir, l'une de nous faisait la lecture pour les autres".
Pendant près de trois ans, Odette est internée dans plusieurs camps. Jusqu'à celui de Mérignac, d'où elle s'évade en 1944 et rejoint la résistance à Bordeaux. C'est là qu'elle rencontre un certain Maurice Nilès, jeune commandant des Forces françaises de l'intérieur. Son futur époux.
Après guerre, lui devient député, de 1958 à 1985, et maire PCF de Drancy de 1959 à 1997. Elle aussi reste toute sa vie fidèle à son idéal communiste et milite pour les droits des femmes. Directrice du patronage laïque de la ville d'Aubervilliers, elle rencontre Youri Gagarine et dîne avec Fidel Castro. Pendant des décennies, elle témoigne dans les écoles, inlassablement, pour faire vivre la mémoire de ses camarades fusillés.
La foi en la patrie et en Dieu a toujours guidé Odile de Vasselot. Résistante entrée après guerre dans une congrégation religieuse, elle est l'une de ces héroïnes anonymes qui, sans verser de sang, ont joué un rôle-clef face à l'occupant.
On s'est tout de suite dit ‘il faut faire quelque chose’. On ne savait pas très bien quoi mais c'était une évidence.
Odile de Vasselot
Elle a 18 ans en 1940 et sent instinctivement qu'il faut agir : "Ce n'était pas possible de ne rien faire avec ces grands étendards qui pendaient avec la croix gammée dessus, les affiches en allemand ou bien les affiches de Vichy..., raconte-t-elle. On s'est tout de suite dit ‘il faut faire quelque chose’. On ne savait pas très bien quoi mais c'était une évidence", résume cette jeune fille de bonne famille. Résister, dire non à l'occupant, elle veut le faire !
A la fois hardie et inconsciente du danger, elle sera agente de liaison et convoyeuse à travers la France de prisonniers évadés ou d'aviateurs alliés, échappant à plusieurs reprises à l'arrestation. Cet engagement total, elle le met ensuite au service de Dieu en rejoignant en 1947 la communauté apostolique Saint-François-Xavier. Elle consacre trente années de sa vie à l'enseignement en Afrique.
Née le 6 janvier 1922, Odile de Vasselot de Régné grandit dans une famille noble et patriote. Fille et petite-fille de militaires, elle a déjà beaucoup entendu parler d'un certain Charles de Gaulle quand éclate la guerre. Son père l'a côtoyé en garnison à Metz et son grand-père maternel, le général de Cagnac, vante depuis des années le raisonnement du futur général sur les blindés. La jeune bachelière entend en direct l'Appel du 18-Juin depuis le donjon du château familial, dans le Poitou, sur un poste à galène trafiqué avec une aiguille.
Le père étant prisonnier en Allemagne, la mère emmène ses filles à Paris. Avec ses deux soeurs, Odile commence par lacérer des affiches allemandes et à dessiner à la craie des croix de Lorraine sur les murs. Le 11 novembre 1940, elle arbore un pompon tricolore fait maison pour rejoindre les étudiants sur les Champs-Elysées en dépit du couvre-feu, l'un des tout premiers actes publics de résistance en France.
Viennent, fin 1942, les choses "sérieuses". Elle a fait savoir qu'elle était disponible. Une certaine madame Poirier, du réseau Zéro, lui demande : "Etes-vous prête à partir à Toulouse vendredi par le train de nuit ?" Elle est tétanisée, mais accepte sans hésiter cette mission d'agent de liaison. "Danièle" – son nom de code – effectue chaque semaine le trajet aller-retour, en transportant des paquets dont elle ignore le contenu.
Le réseau est démantelé en avril 1943. Mais "Jeanne", son nouveau pseudonyme, intègre vite une autre organisation, le "réseau Comète", avec désormais pour mission de faire traverser la France à des aviateurs alliés et leur permettre de regagner la Grande-Bretagne via l'Espagne. Dans cette vidéo, Odile de Vasselot parle d'Andrée de Jongh, fondatrice du réseau Comète :
Le 4 janvier 1944, elle croit sa dernière heure arrivée. Elle convoie dans un train deux Anglais quand la Gestapo surgit dans le compartiment et arrête les aviateurs, qui l'ignorent pour ne pas la compromettre. "J'avais encore les annexes de leurs billets dans ma poche, je les ai mangées..." Face au danger, "Dieu était mon seul ami, mon confident". Elle participe en août 1944 à la libération de Paris et échappe de peu à la mort lors d'une ultime mission d'agent de liaison.
Après la guerre, titulaire d'une licence d'histoire à la Sorbonne, elle enseigne au sein de la Communauté Saint-François-Xavier à Paris puis, de 1959 à 1988, à Abidjan, où elle crée le collège-lycée Sainte-Marie.
Revenue en France, cette dame au regard azur et à la voix claire se rend dans les écoles pour raconter inlassablement, avec cette mémoire si aiguisée, son combat.
"J'ai été 'passeur' dans les réseaux et je continue à être 'passeur'", dit celle qui, à 101 ans désormais, n'est "pas pressée" de "tomber dans les bras de Dieu". Sa nouvelle mission : "transmettre l'amour de la patrie, le refus de l'intolérable, l'empathie, le respect des cultures..."
Malgré leur rôle, déjà essentiel, tout au long de la guerre 1914-1918, les Françaises, pendant la Seconde guerre mondiale, sont toujours des mineures civiques. Leur implication dans la Résistance sera décisive dans l'obtention du droit de vote en 1944.
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