Retour de bâton ou "backlash" : une dynamique mondiale contre les droits des femmes ?

Procès Johnny Depp-Amber Heard; annulation de l'arrêt Roe vs Wade sur le droit à l'avortement aux Etats-Unis: ces deux évènements ont résonné comme un coup de semonce post #MeToo. En France, deux organisations publient un rapport sur l'étendue du phénomène dit de "riposte" ou "backlash" et des menaces que font peser ultra-conservateurs, mouvement anti-droits et réseaux masculinistes sur les droits des femmes à travers le monde. 
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marche des femmes washington
©AP Photo/Amanda Andrade-Rhoades
Le recul en matière de droits des femmes a été particulièrement marqué par la révocation du droit à l'avortement aux Etats-Unis en juin 2022, une illustration  majeure du phénomène de "backlash". Ici, de jeunes féministes défendant le droit à l'IVG participent à la Marche des femmes en se dirigeant vers le bâtiment de la Cour suprême à Washington, le dimanche 22 janvier 2023.
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procès amber depp
©AP Photo/Steve Helber
Le procès ultra-médiatisé Amber Heard/Johnny Depp, une illustration du "backlash" subi par les femmes ? La parole de l'actrice a été décrédibilisée et moquée sur la Toile via des attaques menées et organisées par les réseaux masculinistes. Amber Heard, condamnée à verser 10,35 millions de dollars pour diffamation, a informé qu'elle ferait appel du jugement.
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backlash couv livre
@Antoinette Fouque editions
"Retour de bâton ", "retour en arrière", "recul", "régression", ou "riposte". Difficile de trouver au terme "backlash" un équivalent en français. Dans la version française du livre de Susan Faludi, Backlash. La guerre froide contre les femmes (Antoinette Fouque, 1993), pour lequel elle a reçu le prix Pulitzer, il est traduit par "revanche". La journaliste américaine a été la première à mettre en avant ce concept, en se référant à un film des années 1950 dans lequel un homme accuse sa femme du meurtre qu’il a commis. Dans son livre, Susan Faludi pointe les multiples facettes des remises en cause des droits des femmes par la droite américaine en réaction au mouvement de libération des femmes des années 1970 et 1980. 

Aujourd'hui, ce terme est communément utilisé dans les médias, sur les réseaux sociaux, pour désigner l’action de mouvements conservateurs et masculinistes qui réagissent violemment dès que les droits des femmes connaissent de nouvelles avancées, en déployant des stratégies pour non seulement saper ces progrès, mais aussi faire reculer les droits des femmes de façon générale. 
 
Les mouvements anti­-droits ont les moyens d'empêcher des avancées, de maintenir le statu quo ou d'entraîner des reculs en matière de droits des femmes.  
Rapport "Droits des femmes : combattre le backlash" (Equipop et Fondation Jean Jaurès)
L'organisation Equipop et la Fondation Jean Jaurès ont enquêté sur les risques que ce phénomène fait peser sur les droits des femmes. Les résultats sont publiés au sein d'un rapport Droits des femmes : comment combattre le backlash ?,  qui s'est fixé pour objectif "de provoquer un sursaut politique face aux anti­droits". Ces mouvements anti-droits "sont souvent le fruit d'alliances hétéroclites" de groupes opposés aux avancées sociales "tels que les mouvements religieux fondamentalistes ou les groupes politiques d'extrême droite", analyse Lucie Daniel, chargée de plaidoyer chez Equipop. Particulièrement "bien organisés, connectés entre eux et généreusement financés par de grandes fortunes conservatrices", ils ont, selon ce rapport, les moyens "d'empêcher des avancées, de maintenir le statu quo ou d'entraîner des reculs en matière de droits des femmes".

À (re)lire ►​Masculinisme : derrière les influenceurs, une idéologie inquiétante
 
L’histoire des droits des femmes et des mobilisations féministes, au niveau international, a été ponctuée d’épisodes d’avancées et de reculs, que ce soit pour la conquête des droits civiques, politiques, économiques et sociaux, ou le droit à disposer de son corps. À quelques semaines du 8 mars, la question est : comment défendre ces acquis si difficilement conquis au fil de ces dernières décennies et combattre le retour de bâton auquel nous assistons et qui les met en péril ? 

 
Procès Depp/Heard : "backlash"ou comment silencier la parole des femmes

Johnny Depp vs Amber Heard, c'est l'histoire de deux stars d'Hollywood qui s'accusent de violences conjugales lors d'un procès pour diffamation diffusé en direct sur Internet, à la télévision et commenté dans le monde entier au printemps 2022. Une frénésie médiatique qui s'est accompagnée d'une campagne de haine et de dénigrement en ligne sans précédent contre l'actrice américaine, orchestrée par des groupes d'hommes en colère qui, depuis des années, font de la haine contre les femmes leur priorité : les masculinistes.


"Affaire Johnny Depp / Amber Heard - La justice à l’épreuve des réseaux sociaux", un documentaire de 80 minutes, réalisé par Cécile Delarue et produit par @Novaproduction, dans lequel de nombreux-ses expert-e-s, historiennes, sociologues et chercheuses analysent le processus mis en place par les réseaux ultra-conservateurs américains pour décrédibiliser la parole d'Amber Heard . 

Condamnée à verser 10,35 millions de dollars pour diffamation, l'actrice a informé qu'elle ferait appel du jugement.

(Re) lire notre article ►​« The red pill », un documentaire en défense des masculinistes que les féministes ont du mal à avaler

"Backlash" : une même dynamique mondiale? 

#MeToo devait en toute logique ouvrir la voie à "une transformation profonde de nos sociétés, de nos représentations genrées et de nos systèmes juridiques", rappellent les autrices de ce rapport. "Pourtant, nous assistons partout dans le monde à de sévères levées de boucliers conservatrices, voire à des retours en arrière, aggravés par diverses crises politiques, économiques et sociales à la fois structurelles et conjoncturelles, comme celle liée à la pandémie de Covid-19", regrettent-elles.

À travers différents exemples de pays - l’Afghanistan, le Brésil, la Corée du Sud, les États-Unis, la Hongrie, l’Italie, la Pologne, la Russie, le Sénégal, la Suède, la Tunisie et la Turquie - le rapport dresse un panorama non-exhaustif de régressions des droits des femmes dans le monde. Si elles interviennent dans des situations et des contextes très divers, elles relèvent des mêmes dynamiques de "backlash".
 
Aucune région n'est épargnée par ce phénomène de retour en arrière qui se produit lorsque des groupes très divers vont s'allier contre les droits des femmes.
Lucie Daniel, chargée de plaidoyer Equipop
"Aucune région n'est épargnée" par ce phénomène de retour en arrière qui se produit lorsque des "groupes très divers vont s'allier contre les droits des femmes", commente Lucie Daniel.

Si les États-­Unis ont concentré l’attention des médias, l’Union européenne n'échappe pas à ce phénomène. Des États comme la Pologne et la Hongrie ont restreint leurs législations en matière d’avortement, déjà très conservatrices, note le rapport. La Suède, souvent érigée en exemple en matière d’égalité de genre, a elle aussi connu un revers : la droite et l'extrême droite nouvellement élues ont abandonné la diplomatie féministe emblématique du pays. 

Notre article ►​2022 : retour sur une année pas vraiment féministe
 

Afghanistan, Brésil, Corée du sud et Sénégal

Ailleurs, les regards se tournent évidemment vers l'Afghanistan, exemple particulièrement révélateur du "backlash" mené par les mouvements anti­droits issus de l’extrémisme religieux. Si le pays était loin d’être exemplaire en matière de respect des droits des femmes avant 2021, les quelques droits qu’elles avaient obtenus ont été annihilés par la reprise du pouvoir par les talibans. Mariages précoces, forcés, fermetures des portes des écoles aux filles, comme celles des universités, interdiction de sortir en public ou d'apparaitre à la télévision sans être quasi-totalement couverte ou accompagnée d'un homme ... L'objectif des talibans étant de faire "disparaitre" le féminin du paysage public, à l'image de ces têtes de mannequins recouvertes de sacs en plastique noir dans la vitrine d'un magasin de Kaboul .
 
mannequins afghans
Sous les talibans, les mannequins dans les magasins de vêtements pour femmes de la capitale afghane offrent un spectacle obsédant, leurs têtes recouvertes de sacs en tissu ou emballés dans des sacs en plastique noirs, ici la vitrine d'une boutique à Kaboul en décembre 2022. 
©AP Photo/Ebrahim Noroozi
Le rapport pointe aussi du doigt l'ère Bolsonaro au Brésil, président connu "pour ses prises de position sexistes, homophobes, racistes et plus généralement illibérales". Pendant son mandat, les violences contre les femmes ont explosé. En 2021, une femme était violée toutes les dix minutes. Et elles n'ont pas été les seules victimes : alors que le Brésil était déjà le pays avec le plus grand nombre d’assassinats de personnes LGBTQIA+ (420 assassinats en 2018), les agressions LGBTQIAphobes ont connu une recrudescence après l’élection du président Bolsonaro. Tous les espoirs sont maintenant tournés vers son successeur Lula pour inverser la tendance dans le cadre de son mandat durant les prochaines années.

Autre exemple cité par les rapportrices : la Corée du Sud. En 2019, l’écart de salaire entre les hommes et femmes y était de 32 %, ce qui en fait le pays le moins bien classé de l’OCDE dans ce domaine. Après l'écho retentissant provoqué par le mouvement MeToo, notamment sur le harcèlement des hommes vis à vis des femmes sur internet ou via des photos sous les jupes ou dans les toilettes, le soufflé est vite retombé. Les mouvements antiféministes et masculinistes "gagnent du terrain dans les sphères économiques et politiques". "Très actifs sur les réseaux sociaux, ils parviennent à faire retirer des campagnes publicitaires de supermarché jugées dénigrantes à l’égard des hommes, à faire annuler des conférences féministes au sein d’universités prestigieuses et investissent même l’Assemblée nationale lors de tables­ rondes", lit-on. Une offensive antiféministe qui a permis l'élection de l’actuel président conservateur Yoon Suk­Yeol. Son parti, le People Power Party conteste l’existence d’inégalités structurelles liées au genre, et s'est même engagé à renforcer les peines à l’égard des femmes pour diffamation. Selon lui, c'est le féminisme qui est responsable du faible taux de natalité du pays.

Enfin, le cas du Sénégal suscite lui aussi bien des inquiétudes. Selon l’indice d’inégalité de genre des Nations Unies, il se classe à la 131ème place sur 190 pays en 2021. Il est pourtant l'un des pays du continent africain à avoir signé nombre de traités et lois de défense des droits des femmes, mais leur application fait souvent défaut. Lors des élections locales du 23 janvier 2022, l’Observatoire national pour la parité (ONP) a observé le non ­respect de la parité dans les bureaux de certains conseils départementaux et municipaux. Respect de la loi sur la parité, banalisation de la culture du viol, impunité des violeurs : les féministes bravent la censure morale et religieuse pour faire entendre la voix des femmes. 
 

Corps des femmes, champ de bataille patriarcale

"Le contrôle du corps des femmes et des moyens de reproduction est un symptôme précoce de l’autoritarisme.", écrit Gloria Steinem dans son best-seller Actions scandaleuses et rébellions quotidiennes (Editions du portrait / 2018). "Il n’est donc pas étonnant que le droit à l’avortement, en particulier, suscite à la fois les mobilisations les plus marquantes et transformatrices de nos sociétés et les reculs les plus virulents", analysent les rapportrices.

 
Un discours édulcoré qui occulte le fait que leurs actions anti-avortement mettent précisément en danger des dizaines de millions de femmes dans le monde. 
Extrait du rapport "Combattre le backlash" Equipop et Fondation Jean Jaurès.
En visant le droit à l’avortement, les mouvements anti­droits s’attaquent directement au droit des femmes à disposer de leur corps. Il y a une véritable volonté de réduire la sexualité à la simple nécessité de procréer. Les anti­droits construisent ainsi une rhétorique autour des valeurs de la "famille" dans une définition patriarcale, hétéronormée et cisgenrée, constatent les rapportrices.

Et dans ce combat, le choix des mots joue un rôle déterminant. Selon le rapport, en parlant de mouvements "pro-vie" (pro-life en anglais), les "anti-droits" ancrent leur discours dans une dynamique prétendument positive "pour la défense de la vie", "face aux féministes qui seraient selon eux contre la vie et commettraient des crimes en avortant". Un discours édulcoré qui occulte "le fait que leurs actions anti-avortement mettent précisément en danger la vie de millions de femmes dans le monde". "De la même manière, le mot "gender" qui signifie "genre" n’est parfois volontairement pas traduit, et utilisé tel quel en anglais dans les discours des anti-droits",  ce qui permet de faire croire que ce concept est "étranger" et imposé par une autre culture, et de "discréditer les discours féministes et LGBTQIA+".

Enfin, au delà de la question du corps des femmes, le rapport insiste aussi sur le continuum de violences sexuelles et institutionnelles dans lequel s'inscrivent ces attaques qui visent les droits "de toute personne qui ne répond pas au modèle hétéronormé et cisgenre".
pro life manif Virginie
Les participants marchent et tiennent des pancartes lors de l'événement "Marche pour la vie" le mercredi 1er février 2023 à Richmond, en Virginie (Etats-Unis).
©AP Photo/Mike Caudill

Faire de la diplomatie féministe une priorité

Une dizaine de pays dont la France ont déclaré leur intention de mettre en oeuvre une politique étrangère féministe.

On a un peu soufflé après les dernières élections aux Etats-Unis et au Brésil (...) mais la capacité de nuisance des mouvements anti-droits reste forte.
Lucie Daniel, experte plaidoyer Equipop

"Le gouvernement (français, ndlr) doit prendre la mesure de ces menaces", estime Lucie Daniel, qui veut provoquer "un sursaut politique en France". "On a un peu soufflé après les dernières élections aux Etats-Unis et au Brésil", qui n'ont pas été remportées par les camps conservateurs, "mais la capacité de nuisance des mouvements anti-droits reste forte", avertit-elle.

Pour cela, le rapport recommande d'augmenter "de façon substantielle" le soutien financier aux associations féministes et de faire des luttes féministes "un sujet de diplomatie prioritaire".

Sur l'ensemble de l’aide publique au développement dite "genrée" dans le monde, seulement 0,4 % finance in fine des associations féministes, regrettent les rapportrices. En France, 4% de l'aide publique au développement va à des projets dont l’objectif principal est l’égalité de genre, selon les derniers chiffres de l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE). "L’objectif fixé par la loi de programmation relative au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales d’ici 2025 est de 20 %".

Le rapport réclame une action pour la régulation des GAFA contre les discours en ligne sexistes, la désinformation sur les DSSR (droits à la santé sexuelle et reproductive, ndlr) et pour la modération des espaces digitaux masculinistes et antidroits, ainsi qu'un plus fort soutien aux plateformes digitales féministes.

"La pluralité des mouvements féministes représente la force et la richesse des expériences des femmes et des filles, y compris celles des groupes les plus marginalisés", insistent-elles, "il est important de "considérer le milieu féministe dans son ensemble".

panneau backlash rapport
Les régressions en matière de droits des femmes se multiplient dans le monde, alertent les associations Fondation Jean Jaurès et Equipop dans un rapport, qui recommande de mettre le sujet sur le devant de la scène diplomatique.
©Jean Jaures Fondation/Equipop