Retour sur la disparition de Oksana Chatchko, ou l'histoire de la dépossession des Femen

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Trois semaines après le suicide de Oksana Chatchko, pas plus qu'Olivier Goujon, journaliste et biographe des Femen, Sasha Shevchenko ne comprend toujours pas pourquoi son amie s'est donné la mort.
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Le suicide d'Oksana Chatchko, peintre, activiste, qui fut l'une des fondatrices ukrainiennes des Femen incite ceux qui l'ont connue à s'interroger : qu'est devenu ce mouvement radical et collectif d'émancipation féminine qui avait pour ambition de conquérir le monde ? 
C'était le 23 juillet 2018 et son amie Sasha (Alexandra) Shevchenko ne peut toujours pas y croire : Oksana Chatchko, qui fut avec elle et quelques autres à l'origine des Femen en 2008, voilà tout juste 10 ans, se donnait la mort, à Paris, ce jour d'été là. Olivier Goujon, chroniqueur photographe de la révolte des Femen, reste stupéfait lui aussi. Tous deux sont en colère. Et même si les facteurs d'un suicide sont multiples, l'une et l'autre ne peuvent s'empêcher d'y voir aussi la tournure, en forme de tromperie idéologique, prise par ce mouvement féministe atypique des années 2000.

Elles étaient trois filles de Khmelnytsky (Oksana Chatchko, Sasha Shevchenko et Anna Hutsol), une ville de quelque 270 000 habitants à plus de 350 kms  à l'Ouest de Kiev qui a laissé comme trace dans l'histoire du 20ème siècle une série de pogroms contre les populations juives établies dans les alentours (les Proskurov pogrom du nom récédent de la ville en ces temps de guerre civile nationaliste -  1917 à 1921). Elles avaient à peine plus de 20 ans, étaient artistes, déçues par la révolution Orange (2004) qui leur avait fait entrevoir un autre monde possible.
 
Femen oksana
Les trois Femen historiques en 2012 à Kiev pendant l'Euro. Oksana est à droite
(AP Photo/Efrem Lukatsky)

A l'origine, les Femen dans une tradition révolutionnaire d'art et d'activisme

Et dans la plus belle tradition révolutionnaire, à rebours de tous les conservatismes, mais à l'image des "artivistes" (art et activisme combinés) russes ou ukrainiens qui avaient accompagné la révolution d'Octobre, elles choisirent leur corps pour manifester contre ce qu'elles considéraient comme le noyau dur hostile à toute émancipation démocratique : le patriarcat, le machisme. En Russie, leurs alter-ego les Pussy Riot mêlent elles aussi art et activisme, tout comme le groupe Voïna ou encore les militantes discrètes de la "manifestation silencieuse"... 
 

Leur nudité peinte de logos, slogans, et autres dessins était lancée contre tous les symboles de la domination masculine, à commencer par la prostitution et la pornographie, jusqu'à atteindre une notoriété planétaire à l'occasion de l'Euro 2012 (il se déroulait en Ukraine), ce championnat de foot européen qui vit exploser les bordels destinés aux supporters. A l'extérieur, le mouvement commença à essaimer. Des antennes furent installées dans plusieurs pays de tous les continents, des actions menées à travers le monde

Ailleurs, on vit des Togolaises, des Cambodgiennes, des Péruviennes ou encore des Chiliennes s'en inspirer et manifester bustes dénudés, ornés de mots d'ordres contre les atteintes aux droits des femmes, mais aussi pour conserver leurs habitations, obtenir plus de démocratie pour tous, ou encore plus de moyens pour lutter contre le cancer du sein.  

Communication et pouvoir, le temps du dévoiement

Mais cette reconnaissance internationale sonna aussi comme le début de la fin. Arrêtées, torturées dans leur pays natal, elles s'exilèrent, et dans l'exil en France, la dernière arrivée, Inna Shevchenko, qui venait d'une autre ville ukrainienne (Kherson au sud du pays), leur vola la vedette, imposa son pouvoir, et avec la complicité de féministes françaises (au premier rang desquelles la journaliste/essayiste Caroline Fourest) fit prendre un virage idéologique au mouvement, en choisissant l'islam pour cible prioritaire, un travers dénoncé par d'autres militantes.

Contrairement aux fondatrices historiques, Inna Shevchenko, dernière arrivée, n'avait pas été malmenée en Ukraine, elle n'était pas artiste mais journaliste, issue d'une famille de militaires, et elle était dotée d'un sens certain de la communication et du commandement martial. Qualités qu'elle mit en pratique avec talent à son arrivée en France, prenant la tête de Femen international. Jusqu'à inspirer la Marianne choisie en 2014 par le président François Hollande... 

Dans son livre "Femen, histoire d'une trahison", le photographe Olivier Goujon qui fut l'un des premiers à s'attacher aux défis des Femen raconte cette dépossession, ce recentrage occidental à l'inverse des références des fondatrices : 

"Femen, histoire d'une trahison", extrait

Femen livre
Sur la photo en couverture du livred'Olivier Goujon sur les Femen, Oksana Chatchko est à droite
Oxana s'est intéressée aux ethnies africaines qui font appel aux  au corps dénudé de la femme comme ultime posture de revendication

"Si les filles ont étudié les modes d'action des Black Panthers, elles en ont évacué toute forme de violence. Elles ont aussi connaissance de la lutte de féministes allemandes et des suffragettes anglaises. Sacha ou Anna connaissent l'histoire du MLF, elles savent que certaines actions du mouvement français ont utilisé la nudité du corps des femmes, et notamment qu'on brûlait des soutiens-gorges à paris en 1968. Oxana (ou Oksana, ndlr) s'est intéressée aux ethnies africaines qui font appel aux  au corps dénudé de la femme comme ultime posture de revendication : en 1930 au Nigeria, contre les impôts anglais ; en 1952, en Côte d'Ivoire, contre les colons français dans les villages du Nord ; ou en 2013, au Burkina Faso, contre Blaise Compaoré, des femmes se sont dénudées jusqu'à la ceinture pour exprimer leur souci de liberté et de justice."

De toutes, à l'évidence, Oksana Chatchko était la plus politique, la plus ouverte au monde (elle est d'ailleurs le personnage principal du documentaire suisse "Je suis Femen"). Elle ne pouvait se résoudre à voir les Femen se rétrécir, se replier. Elle avait choisi de se consacrer à la peinture, dans un atelier désormais à elle. Cela n'a pas suffi à lui faire oublier les trahisons de ce monde. Elle s'est pendue le lundi 23 juillet 2018...

Suivez Sylvie Braibant sur Twitter : @braibant1