Fil d'Ariane
Miren Arzalluz, directrice du palais Galliera, musée de la mode de Paris, qui rouvre ses portes au public après deux ans de travaux, dit avoir pris une décision "radicale" de ne se concentrer que sur "le travail" de cette personnalité controversée à laquelle sont consacrées "presque 100 biographies" qui explorent les secrets de son succès et parlent des hommes de sa vie, dont un amant nazi, rencontré au Ritz, le baron von Dincklage, officier de l’Abwehr et de sa collaboration présumée pendant la seconde guerre mondiale. "Nous nous attendons à des interrogations sur son existence, mais ce n'est pas le propos de l'exposition", précise-t-elle.
Est-ce en raison de ce passé sombre qu'elle n'a jamais bénéficié d'un hommage à la hauteur de son talent ?
"Je ne pense pas", estime la directrice de Galliera.
"Son style est tellement intemporel et présent dans nos vies" qu'on avait déjà l'impression de bien la connaître. "On a redécouvert Chanel, c'était une surprise à quel point nous ne connaissions pas en profondeur ses créations, les principes qui ont guidé son travail", ajoute Miren Arzalluz.
Autre idée reçue que cette exposition s'efforce de balayer: Mademoiselle Chanel "a tout découvert grâce aux hommes". "La vérité c'est qu'elle n'avait pas besoin d'hommes pour maîtriser des tissus" ou capter l'air du temps. Un manteau d'inspiration russe date de 1918 bien avant sa rencontre avec le grand duc Dimitri.
L'exposition met également en valeur la pureté de la ligne, la sophistication dans la simplicité et la cohérence esthétique entre vêtements, bijoux ou parfums.
Une salle est consacrée au N°5 créé en 1921, quintessence de l’esprit de "Coco". Créé par Ernest Beaux, l'un des plus grands parfumeurs du monde, pour Mademoiselle Chanel, en 1921, le N°5 reste encore aujourd'hui l'un des parfums les plus vendus au monde. Il ne renvoie à aucune senteur précise, contrairement aux fragrances de l'époque qui mettaient l'accent sur une seule senteur.
"Je veux lui donner un parfum artificiel, comme une robe, c'est-à-dire fabriqué", disait Gabrielle Chanel. Le jasmin, la rose et l'ylang-ylang s'allient aux notes boisées et épicées, démultipliées par des aldéhydes, matières de synthèse. La présentation est toute aussi innovante: un flacon carré dans l'étui en carton blanc surligné de noir tranche avec les fioles ornées de l'époque et les noms abstraits aux titres fleuris. La forme du flacon aurait été inspirée par celle des flasques de vodka des troupes russes de l'époque, Gabrielle Chanel vivait à ce moment-là une relation amoureuse avec le Grand Duc Dimitri Pavlovitch.
Quant au nom, il s'agirait tout simplement du cinquième échantillon de parfum proposé par Ernest Beaux que Coco Chanel a retenu en ajoutant : "Je lance ma collection le 5 mai, cinquième mois de l'année, laissons lui le numéro qu'il porte et ce numéro 5 lui portera chance".
En 1937, elle incarnera même son parfum N°5 dans des publicités pour des magazines américains.
En regard du parcours articulé en dix chapitres, dix portraits photographiques de Gabrielle Chanel ponctuent la scénographie et affirment combien la couturière a incarné sa marque. Thématique, la seconde partie de l’exposition invite à décrypter ses codes vestimentaires. C'est l'extrême modernité qui frappe dans ce parcours jalonné de plus de 350 pièces issues des collections Galliera, du patrimoine de la maison Chanel ou du Victoria et Albert Museum à Londres.
Dès ses débuts, Gabrielle Chanel s'inscrit en totale opposition avec la mode de son époque en introduisant la notion du confort dans les vêtements qu'elle porte elle-même alors que ses pairs hommes habillent une féminité idéalisée. "Le confort, le naturel, la liberté des mouvements, ces notions n'étaient pas dans la haute couture avant elle", souligne Miren Arzalluz. Souples, ses vêtements s'inspirent des tenues de sport et empruntent des codes au vestiaire masculin de dandy. Elle détourne les matériaux populaires et fabrique avec de la maille et du tweed des tenues raffinées à l'allure désinvolte.
De retour dans la profession en 1954, dans le contexte marqué par le New Look de Christian Dior avec une silhouette exaltant les anciens canons de la féminité, Gabrielle Chanel a 71 ans et se positionne de nouveau contre la mode du moment.
Dans un premier temps son tailleur dépouillé est critiqué pour son manque de nouveauté avant de devenir une pièce iconique. La veste est légère et s'apparente davantage à un cardigan. Elle ne moule pas, mais souligne la poitrine, les emmanchures permettent le libre mouvement des bras sans entraîner la veste. Les ganses de couleurs structurent la silhouette tout en lui conservant sa souplesse. La jupe légèrement basculée vers l'arrière n'enserre pas la taille et s'arrête sous le genou en dessinant joliment la jambe.
Peu porté actuellement dans sa forme classique, le tailleur-jupe de Chanel est "parfaitement modernisable" grâce à ses principes "indémodables", assure Véronique Belloir, commissaire de l'exposition. Pour elle, les principes de Chanel qui "manie les paradoxes, mêle l'ordinaire au chic, les bijoux fantaisie et la joaillerie, le masculin et le féminin", résonnent dans notre façon de s'habiller.
Pas besoin d'enfiler un tailleur en tweed avec un collier de perles. Une robe aérienne avec de grosses baskets ou une chemise d'homme portée de façon féminine, cela vient de l'esprit Chanel, conclut l'experte.
Pas besoin en effet. Un an avant sa mort, alors qu'elle conversait avec Jacques Chazot pour une émission télévisée filmée rue Cambon, voici ce qu'elle confiait : "Moi j'ai trouvé un style et je m'y tiens ! Mes robes ne sont pas démodées au bout de trois jours. Parce qu'il y a des couturiers qui font des robes, et qui, trois jours après sont démodées, mon cher ! C'est pas possible ça !".