Dans un livre qui vient de paraître, Annik Houel, professeure de psychologie sociale à Lyon (France), étudie les rivalités féminines au travail. Sa lecture psychanalytique met en lumière la place du féminin dans le monde professionnel. Entretien.
Article paru dans le Temps, reproduit ici grâce à un partenariat avec TV5MONDE.comSi elles ne sont pas "toutes des putains", elles ne sont pas, non plus, "toutes des mamans". Cette prise de conscience permettra peut-être qu’un jour, les femmes mènent enfin une vie professionnelle plus épanouie. Du moins, est-ce le pronostic d’Annik Houel. Professeure (avec un "e" auquel elle tient) de psychologie sociale à l’Université de Lyon?II, cette féministe engagée a récemment publié un livre qui interroge les rivalités féminines au travail, à travers le prisme de la relation mère-fille. C’est un point de vue osé, dans la mesure où "ces femmes qui se crêpent le chignon" sont, en soi, un stéréotype dommageable. Mais il est éclairant, parce qu’en empoignant franchement les clichés, on finit par en dégager les ressorts.
Annik Houel s’attaque donc à la relation mère-fille qui sous-tendrait les rapports hiérarchiques au travail et, de fil en aiguille, met le doigt sur ce que l’on attend d’une femme de pouvoir en milieu professionnel : qu’elle incarne une sorte de "bonne-maman" fantasmée.
Ainsi, au-delà de la relation femmes-femmes, ce livre interroge la place du féminin dans un monde du travail qui reste, en dépit de toutes les évolutions, structuré par et pour des hommes.
Pourquoi s’intéresser aux rivalités entre femmes au travail ? Les hommes aussi ont des conflits professionnels. Ceux des femmes sont-ils si différents ?
Annik Houel : Les rivalités entre hommes sont déjà bien connues, elles sont même inhérentes au monde du travail et à ses hiérarchies. De ce fait, depuis longtemps, les coaches et les entreprises ont mis en place des mécanismes pour les aider à les analyser et les gérer. Les femmes, elles, ne sont sur le marché du travail que depuis un demi-siècle. La nature des conflits qui les opposent a donc peu été étudiée. Et puis, on continue de penser que c’est un fait de nature : les femmes se chamaillent, elles se crêpent le chignon, etc. Cela fait partie des stéréotypes sexistes ordinaires, dont on préfère rigoler, au lieu de les analyser. Parce que c’est bien pratique comme ça : pendant qu’elles sont occupées à se disputer entre elles, les femmes ne pensent pas à grimper les échelons de la hiérarchie, elles ne viennent pas remettre en question la position dominante des hommes.
Pourquoi les femmes se soumettent-elles plus volontiers à une autorité masculine que féminine ?
Je propose de l’expliquer par le mode de structuration psychologique des filles. Pour tous les petits enfants, garçons ou filles, le premier objet d’attachement et d’autorité, c’est la mère. Mais pour pouvoir devenir des femmes et apprendre à aimer les hommes, les petites filles se tournent vers leur père, et doivent se détacher de leur mère. Or, cette soumission à l’autorité du père est beaucoup plus confortable, parce que celui-ci ne dispose, en fait, que d’une autorité déléguée. La petite fille y trouve alors un havre de sécurité, à l’écart de la relation passionnelle qu’induit la mère. Et c’est cela, dans son esprit, qui restera comme une formule efficace. En revanche, elle vivra ce mouvement comme une trahison à l’égard de sa mère, et cela la mettra en conflit avec sa figure d’identification. C’est cette trahison refoulée qui se rejoue dans les rivalités entre femmes au travail.
Cette lecture psychanalytique est intéressante, mais n’est-elle pas un peu étroite ?
Le lien mère-fille n’est que l’une des grilles d’analyse possibles des conflits entre femmes au travail. La plupart du temps, ces conflits se jouent entre niveaux hiérarchiques différents, où interviennent aussi des rapports de classe. Il ne faut pas rêver, les femmes sont des hommes comme les autres, soumises aux rapports d’argent et de pouvoir. D’ailleurs, une femme PDG ne sera pas plus solidaire de ses ouvrières, qu’un homme de ses ouvriers. Il n’y a pas de solidarité féminine dans le monde du travail. Et contrairement à ce que l’on attend d’elles, les femmes ne sont pas plus gentilles que les hommes.
Dans votre livre, vous dites que le monde du travail attend beaucoup des femmes qu’elles présentent un profil de "bonne mère". C’est à cette condition qu’elles seraient mieux acceptées dans les positions de pouvoir.
En effet, on est loin ce que l’on voit dans les films. Ou de ce que préconise parfois la presse féminine. Les femmes cadres, par exemple, présentent souvent un profil très tranquille, notamment sur le plan vestimentaire, avec des tenues qui sont tout le contraire de sexy. D’ailleurs, on remarque qu’au sein d’un groupe de cadres mixte, on est plutôt copains, et on couche peu. Les coucheries, c’est entre différents niveaux hiérarchiques. Mais à statut égal, on se méfie beaucoup de l’Eros. Une femme qui porte des vêtements trop féminins, ou serait simplement trop jolie, est mal regardée, à la fois par les hommes et par les femmes. On la traite d’ambitieuse.
En même temps, dès qu’elles deviennent mères pour de vrai, les femmes sont pénalisées dans leur carrière…
C’est un paradoxe, en effet. La maternité est un handicap professionnel, mais surtout le temps de la petite enfance. Idéalement, il faudrait que les entreprises et les institutions en tiennent compte et les soutiennent. En attendant, le résultat, c’est que les femmes font des enfants plus tard, pour, d’abord, asseoir leur situation professionnelle. Une fois que les enfants ont un peu grandi, elles se lancent enfin à l’assaut des postes hiérarchiques supérieurs. Elles y accèdent donc beaucoup plus tard. Mais on peut considérer que c’est un progrès: avant, quand les enfants avaient grandi, les femmes s’éteignaient, tout simplement.
Le problème, c’est que les femmes célibataires et sans enfants ne sont pas mieux traitées par le monde du travail…
Parce qu’elles sont perçues, non seulement par les femmes, mais aussi par les hommes, comme de vraies rivales. Beaucoup d’études montrent d’ailleurs que, chez les cadres, elles sont plus performantes que les hommes. Elles sont donc souvent plus maltraitées. D’autant qu’elles ne peuvent même pas jouer la carte du maternel, qui leur permettrait d’être mieux acceptées dans le monde professionnel.
Les femmes sont-elles plus sujettes aux conflits professionnels que les hommes ?
Les femmes sont plus habituées à analyser les relations en termes d’affects. Cela ne vient pas de leur nature, mais de leur éducation. Elles ont appris à être attentives à la qualité des relations, à regarder le monde à travers le prisme psychologique. Alors, quand elles sont au travail, elles vivent les choses de manière beaucoup trop passionnelles. Elles disent "ma cheffe, elle ne m’aime pas". Un homme, lui, ne pense pas en ces termes. Il voit d’abord les logiques hiérarchiques, les logiques du système, il ne pense pas en termes d’amour. Et puis, il y a cette réalité structurelle: la plupart des femmes occupent des places de travail inintéressantes. Alors l’affectif va occuper beaucoup de place dans leur tête.
L’éducation des garçons a beaucoup évolué. Les hommes aussi sont toujours plus nombreux à être sensibles au relationnel…
C’est vrai. D’ailleurs, le monde professionnel a déjà commencé à changer à cet égard. On entend toujours plus d’hommes se plaindre de la violence des rapports hiérarchiques, et dire qu’ils préfèrent, du coup, s’investir davantage dans leur vie de famille. Le monde du travail est en train de changer, pas seulement du côté femmes, mais aussi grâce au rééquilibrage des rapports entre les sexes.
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