Fil d'Ariane
La maison est bourgeoise. On y manque de rien. Les quatre enfants sont pleins de vie. Chacun a sa chambre. Le décor parait figé et les rites immuables, comme dans des souvenirs d'enfant. Le temps y est suspendu ; tout semble reposer sur le "docteur", le père de famille. Mais les silences entre monsieur et madame pèsent. Et lorsqu'il part vivre son histoire avec sa maîtresse, Sofia, sa femme et la mère de ses enfants, n'a plus grand-chose à quoi se raccrocher pour mener sa barque, sauf peut-être les trivialités du quotidien. "C’est un film sur le quotidien, sur la vie (...) sur le courage, sur la force que l’on trouve en soi malgré les difficultés qui se dressent sur notre passage," dit l'actrice Marina De Tavira lors d'une interview."
#Oscars: Alfonso Cuarón wins Best Director for "Roma"
— BuzzFeed News (@BuzzFeedNews) February 25, 2019
"I want to thank the academy for recognizing the film centered around an indigenous woman. One of the millions of the domestic workers around the world without rights." pic.twitter.com/DLdfa4DV5J
Dans la séparation, elle n'a aucun droit. Sur l'avenir, aucune garantie. Pas question de pension alimentaire ni de garde alternée. Seulement de laisser le champ libre quand monsieur revient chercher ses affaires et de le supplier de voir ses enfants. La vie de la maisonnée semble suspendue au bon vouloir d'un fantome. Nous sommes au Mexique dans les années 1970 - Roma est un quartier résidentiel de Mexico.
Roma croise plusieurs histoires révélant plusieurs formes de violence : la violence envers les femmes, sexiste et misogyne, mais aussi la violence quotidienne de la pauvreté, de l’exclusion liée au genre et à la race.
Mixtèque, fille, pauvre et sans éducation, Cleo n'a rien, n'a jamais rien eu. C'est à elle, alias Liboria Rodríguez dans la vraie vie du réalisateur, que le film est dédié. La nounou est toujours en vie : elle a même participé à l'élaboration du film. C'est en tournant Roma qu'Alfonso Cuarón, de son propore aveu, a compris que "Libo" était une femme avant d'être une autochtone et qu'il a pris toute la mesure de l'univers d'injustice où vivent les dépossédés.
« Il n'est pas très difficile de voir que le pouvoir économique est basé sur la couleur de la peau et que les peuples autochtones sont ceux qui finissent toujours avec moins de privilèges » @alfonsocuaron, réalisateur du film #ROMA https://t.co/S4vNC69T4c
— ONU Info (@ONUinfo) 22 février 2019
Dans la maison du docteur, Cleo fait partie de la famille, sans y appartenir vraiment, dans une prosmiscuité qu'elle vit avec fatalisme et dignité. Elle est attachée aux enfants, qui lui rendent son affection avec naturel - réminiscences de l'enfance du réalisateur, souvenirs de tendresse maternelle davantage liés à la nounou qu'à une mère occupée à cacher à ses enfants la rupture conjugale. Des souvenirs dépeints en noir et blanc, d'une blancheur aveuglante comme le soleil du Mexique.
Dans Roma, la famille du docteur ignore tout de la vie intime de son employée.
Quand Cleo est admise à l'hôpital, la grand-mère, Teresa, est incapable de donner le nom de famille et la date de naissance de la jeune femme - elle ne sait pas. Et pourtant, Cleo ramasse les saletés du chien, fait la cuisine pour toute la famille, réveille les enfants et les prépare pour l’école, leur chante des chansons, lave et repasse le linge, change les draps, passe la serpillère, s'assoie à même le sol quand toute la famille est dans le capané, se lève pour aller chercher le thé du docteur à n'importe quelle heure...
Un travail silencieux et incessant qui monopolise l’écran pendant 7 longues premières minutes - au risque de déconcerter, voire de décourager quelques spectacteurs. Reste qu'au Mexique le Roma a scuscité une véritable prise de conscience de la population quant à la condition des domestiques, sans droits, sans moyens financiers. Les sites du tournage, qui sont aussi les lieux de l'enfance de réalisateur, font l'objet d'une exposition de photographie et sont le point de rassemblement des manifestants qui réclament la reconnaissance des employé.e.s de maison.
Cleo incarne le sort des domestiques en Amérique latine, mais aussi ailleurs dans le monde, comme en Inde ou en Arabie saoudite. La majorité sont des femmes, exploitées, souvent méprisées, sans droits. Lorsqu'elles sont mères, elles doivent se séparer de leurs enfants pour s'occuper de ceux des autres. Certaines sont séquestrées, en butte aux agressions sexuelles des pères ou des fils de la famille.
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Confinée à la maison, Cléo s'accorde quelques escapades en ville, flirte, se laisse séduire. Quand elle s'aperçoit qu'elle est enceinte, aussitôt abandonnée par le petit copain, elle se tourne vers sa patronne, elle-même délaissée par un mari discrètement parti "en voyage d'affaires", qui ne donne plus signe de vie. Engluées dans leurs drames personnels, elles vont se serrer les coudes pour prendre en main leur destinée.
Nous sommes seules. Ils peuvent dire ce qu'ils veulent, nous les femmes, nous sommes toujours seules.
Sofia à Cleo
Roma est une histoire de femmes résilientes, qui apprennent à improviser, à surmonter la sidération et à réagir face à l'adversité et aux changements. "Il montre comment les femmes sont un moteur, une force extraordinaire pour maintenir l’union de la famille, pour reconstruire ce qui pourrait être détruit par tel ou tel accident de la vie. D’une certaine manière, c’est un film féministe," dit l'actrice Marina De Tavira à nos confrères d'Allociné. A travers les chemins de ces deux femmes, Alfono Cuarón brosse aussi le portrait de la ville de son enfance, marquée par les disparités sociales et les répressions autoritaires, comme celle de la manifestation étudiante de 1971, qui coïncide avec la fatalité qui s’abat sur Cleo.
Succès critique et public, Roma ne compte plus les distinctions. Lion d'or à la Mostra de Venise, meilleur film et meilleur réalisateur aux British Academy Awards en janvier 2019, il part aux Oscars avec dix nominations. La cérémonie se tient ce dimanche 24 février à Los Angeles.