Elle est l’autre femme. Celle dont on ne parle pas ou peu, tant le Chili semble polarisé aux yeux du monde entre les deux figures féminines principales (dont l’une sera à coup sûr élue présidente), la socialiste Michelle Bachelet et la conservatrice de droite Evelyn Matthei. Et pourtant, avec un franc parler hors norme, combative et directe, Roxana Miranda, couturière d’origine modeste et militante sociale, a su s’imposer et gagner une place remarquée parmi les neuf candidats (trois femmes, six hommes) en lice pour ce scrutin présidentiel dont le premier tour (et peut-être le seul) se déroule le 17 novembre 2013.
Du haut de ses convictions, anticapitalistes et parfois sans nuance, Roxana Miranda affirme que « pour la première fois le peuple chilien est représenté dans un bulletin de vote, pour la première fois les 'jamais', les 'anonymes', les 'édentés', les 'sans terre', les 'sans logements', ont la possibilité d être représentés dans des élections ». Le temps d’une campagne, avec sa franchise peu banale et sa « grande gueule », « la tía Roxy » (tante Roxy), comme on la surnomme sur les réseaux sociaux, a laissé des traces dans les débats présidentiels qui ont opposé les neuf candidats. Tous se rappelleront sa vive interpellation de l’ex-présidente socialiste Michelle Bachelet, candidate et peut-être future présidente, favorite des sondages. A quelques jours de l’échéance électorale du 17 novembre, premier tour de la présidentielle chilienne Roxana Miranda, nous parle d’elle, de ses luttes, ses exploits, ses craintes.
Cette femme de 47 ans dotée d’un tempérament et d’une volonté à toute épreuve, candidate du « Partido Igualdad » (Parti de l’égalité) s’est transformée en porte-voix de tous les oubliés, les sans-grade du Chili. Elle dénonce les atteintes aux droits humains, la répression policière qui frappe le peuple mapuche(indiens autochtones), les expulsions des familles de leurs logements, la pédophilie des curés catholiques, les salaires de misère, sans oublier ce qu’elle désigne de piège de la législation sur l’avortement thérapeutique. Aux côtés des damnés de la dette Depuis plus de 10 ans, elle se place en première ligne pour défendre les droits de ses concitoyens. Elle fut la bête noire de la première présidence de Michelle Bachelet, lors des manifestations et actions d’un groupe des « deudores habitacionales » (les « endettés du logement »), habitants des bidonvilles, noyés par leurs emprunts immobiliers et malmenés par le gouvernement. Dans sa lutte pour alléger les emprunts ou renégocier les dettes de ces défavorisés, elle a été arrêtée une dizaine des fois, jusqu’à être jugée en 2009, pour avoir proféré des menaces à l’encontre de Michelle Bachelet. Cela ne l’a pas empêchée de redescendre dans la rue pour, sans langue de bois, défendre inlassablement « ses gens ». Lors des débats télévisés de la campagne présidentielle, elle a fait face aux candidats avec lucidité et simplicité. Elle y a parlé de son vécu, de l’expérience de ses semblables ; de tous ces Chiliens et Chiliennes qui n’ont pas de quoi se payer un médecin, par exemple, « vous savez comment les vieilles de ma cité font quand elles ont mal au dents ? ...Elles soulagent la douleur avec des clous de girofle ! Vous savez comment elles font quand elles perdent une dent ? …Elles le collent avec de la super glue ! »
“Nous déplacerons les montagnes avec une petite cuillère“
Lors du débat organisé par ANATEL (l'association nationale de télévision) fin octobre 2013, Roxana Miranda porte une robe qu'elle a créée. Elle rapporte à ce moment du débat, l'histoire d’un vieux qui voulait déplacer une montagne avec une petite cuillère, car elle l'empêchait de voir le soleil. Tout le monde se moquait de lui… Mais le vieux en levant sa cuillère dit : "quelqu’un doit commencer". Elle invite les électeurs à ne pas renouveler leur confiance aux sortants et aux habituels et à voter par son pacte une « Nouvelle Constitution pour le Chili ».
Des phrases qui ont fait grimper sa cote auprès d’une partie de l’électorat. Selon les sondages, elle est créditée de 2 % des voix, mais elle ne s’inquiète pas, car « Il y a beaucoup d’espoir. Je ne sais pas combien il y aura de voix pour moi dans les urnes, mais j’ai une certitude c’est que nous nous réveillons d'une longue période de sommeil. Même si nous ne gagnons pas, nous pouvons créer une belle surprise. Nous sommes heureux car nous savons que nous prenons le droit chemin. Mais s’ils ne nous rendent pas tout ce qu’ils nous ont volé, alors nous n’aurons rien gagné. On creuse le chemin, mais la véritable lutte commence après le 17 ! »
Une femme est une femme Roxana est une femme du peuple, habitante d’un bidonville, à San Bernardo, secteur sud de la grande agglomération de Santiago, la capitale chilienne. Séparée de son mari, elle vit avec ses quatre enfants, des adolescents qui la critiquent et l’observent. Ils se sont habitués à la voir ferrailler sur l’arène politique, cette mère qui n’en est pas à sa première campagne. Elle a déjà été candidate en 2008 pour emporter la mairie de sa commune, en 2009 aux législatives, dans sa circonscription, puis une fois encore lors des municipales de 2010 ; lors de tous ces rendez vous électoraux, elle a obtenu peu de voix mais elle a fait entendre la sienne. Quand on l’interroge sur la spécificité de la présidentielle, elle affirme : « Plus qu’une candidature c’est un projet révolutionnaire qui va au de-là de la conjoncture électorale, c’est une occasion de redonner de la dignité et de la justice sociale à des milliers de Chiliennes et Chiliens, laissés pour compte et oubliés par cette élite politique qui nous méprise. Nous ne voyons pas cela comme une campagne électorale de plus, mais comme une façon de créer des mécanismes pour que le peuple s’assume. On encourage ainsi la participation citoyenne, on veut aider à instaurer un vrai pouvoir populaire. Nous pouvons dire que pour les autres ceci est juste une campagne électorale, mais pour nous c’est un style de vie dans lequel on récupère notre peuple. »
Electron libre dans le milieu politique chilien Le Parti Igualdad a fait preuve de courage en présentant une telle candidature à cette élection où il faut s’imposer et se faire entendre au delà de l’habituelle polarisation des candidat-e-s. Ne pouvant compter sur le soutien de médias dits « officiels », les moteurs de la diffusion de son programme et de sa parole sont
le site web de la campagne et
les réseaux sociaux, les médias alternatifs, les radios populaires, le porte-à-porte, « la campaña de la ventana » (campagne de la fenêtre). Avec peu de moyens, elle assume une propagande austère, « hors de question de dépenser et balancer de l’argent par la fenêtre, comme le font les autres ». Elle a tout de même reçu un don pour 100 000 affiches, qu’elle et son équipe ont collées dans des endroits ciblés : « On ne pouvait pas risquer de se faire piquer ou arracher les affiches, donc on les a mises stratégiquement sur les fenêtres de 100 000 maisons. Avec simplicité, nous sommes parvenus à pénétrer dans beaucoup de foyers ; face à la télé ou en écoutant la radio, ils échangent les mêmes réflexions sur l’état du pays, la classe politique, que nous », affirme la candidate. Il a fallu qu’elle hausse le ton et qu’elle s’exprime sans détours lors du débat organisé par l’ARCHI le 25 octobre dernier (Association de radiodiffuseurs du Chili) ou lors de ceux de l’ANATEL (Association Nationale de Télévision) les 29 et 30 octobre, pour que les « grand médias, ceux qui nous font du bourrage de crâne », commencent à lui consacrer des articles. Du passé, elle veut faire table rase De la classe politique, elle ose dire que ce sont des « mafieux » : « rendez-nous tout ce que vous nous avez volé pour maintenir votre dynastie politique. Il faut éliminer les mafias qui se sont introduites dans notre système judiciaire, au Sénat, c’est là qu’il y a les vraies mafias, ce sont eux les délinquants, les encagoulés », dénonçait-elle lors du premier débat télévisé. Elle n’épargne personne dans sa critique, surtout pas la socialiste coalisée à la démocratie chrétienne Michelle Bachelet. « Nous avons eu une femme à la tête de ce pays, qui aujourd’hui prétend briguer un nouveau mandat, et qui avec sa tête d’ange trompe le peuple. Avec elle comme avec les autres, nous les femmes nous n’avons rien à récupérer en matière de droits. » Pour Roxana Miranda, la situation des Chiliennes reste très précaire : « il faut que les femmes prennent le pouvoir à la base, car nous continuons à travailler dans des conditions différentes, nous sommes traitées différemment : les postes les plus importants ne sont pas dans les mains des femmes. Il est fondamental que les femmes puissent accéder à ces postes de pouvoir car qui sont ceux qui légifèrent ? … Les hommes ! Et ils n’ont aucune idée des difficultés et des questions des femmes, pas plus de ce que c’est qu’être travailleuse et mère à la fois. Nous devons faire un double travail, les conditions de travail égalitaires n’existent pas, ce qui entraine des conséquences graves dans les bidonvilles où les enfants sont livrés à eux mêmes puisque les mères doivent s’absenter de longues heures de la maison, pour aller travailler. Ce sont les failles d’une société ancrée sur un ancestral machisme. »
Elle proclame sa fierté d’être une Chilienne, parce que, pour elle, ce sont les femmes qui ont fait grandir ce pays. Roxana gagne peu d’argent, elle éduque ses enfants avec difficulté, comme la plupart de ses concitoyennes, à l’aide d’une pension alimentaire et d’une aide sociale - 340 euros par mois pour faire tourner la maison. Lors du dernier débat électoral, elle a interpellé vivement Michelle Bachelet, en lui disant « Mme Bachelet, vous savez comment avec votre allocation de 40 milles pesos (65 euros) je peux arriver à boucler mes fins de mois ? ». C’est pour cela qu’elle réaffirme : « Nous, les femmes nous devons être solidaires, nous soutenir, nous encourager, nous épanouir dans tous les domaines ». L’avortement thérapeutique : un piège L’avortement thérapeutique timidement proposé par les deux principales candidates dans ce pays qui continue à le proscrire sous toutes ses formes et dans toutes les conditions (il a depuis été retiré du programme de la coalition ultra conservatrice de Evelyn Mattei) est pour Roxana, un piège, un cadenas de plus qui continuera à verrouiller le corps et la sexualité des femmes : « Aujourd’hui, lorsqu’on parle dans notre pays d’avortement thérapeutique, c’est le pire qu’on peut accepter, car si on légifère seulement pour permettre l’accès à l’avortement thérapeutique je suis sûre et certaine que ce sera une entrave aux droits des Chiliennes. Je refuse qu’on nous mette un chapelet sur la tête ou dans l’utérus. Il est temps d’avancer vers une société plus ouverte. » La société chilienne est-elle prête à entendre ses quatre vérités lancées avec une telle force et pugnacité ? « Il y a un changement mais il n’est pas substantiel, il est lent, il commence à peine à prendre forme, et les gens s’y reconnaissent. Nous nous réveillons d’un long et profond sommeil, nous sommes encore un peu étourdis. Nous avons dormi 40 ans telles des marmottes mais nous nous allons nous réveiller tels des lions. Cela signifie que tous les mouvements de contestation qui se sont produits dans ce pays, symbolisent ce réveil de lion. » Née rebelle Cette attitude désinvolte et téméraire remonte à l’enfance : « J’ai toujours été contestataire », s’amuse-t-elle. Fille d’un ouvrier et d’une couturière, elle a connu l’extrême pauvreté. Son père meurt quand elle avait 6 ans, sa maman doit alors faire face seule, aux besoins de la famille. « J’ai grandi en voyant ma mère travailler durement pour nous nourrir, cela n’était pas du tout facile, c’est elle qui m’a appris mon métier et comment survivre en travaillant avec mes mains ». A l’heure de s’avancer vers les urnes, dimanche 17 novembre 2013, elle s’interroge et doute : « Nous avons provoqué une telle attente dans le peuple… Nous ne pouvons pas le trahir. On nous a suffisamment trahis dans le passé. Je me sens porteuse d’une énorme responsabilité. Tout au long de ce parcours j’ai reçu tellement d’affection, de tendresse, que j’ai peur de ne pas pouvoir répondre aux espoirs des gens. Je vais donner jusqu’au dernier souffle de mon existence pour améliorer les choses dans ce pays, en obtenir justice sociale pour mon peuple, même si cela implique d’y laisser la vie, je le ferai. D’autres nous ont montré le chemin par le passé, d’autres frères qui rêvaient d’un Chili diffèrent, en sont morts. Aujourd’hui c’est nous la continuité, avec les mêmes drapeaux de lutte, d’organisation, d’unité. Il faut continuer. En tous cas moi, personne ne m’arrêtera. »
Neuf candidat-e-s pour un fauteuil de président-e
Liste et liens vers les sites des postulants
Sebastián Piñera Echenique, l'actuel président sortant, de droite, ne pouvait se représenter, la Constitution chilienne interdisant deux mandats consécutifs. C'est d'ailleurs cette contrainte qui a éloigné du pouvoir chilien sa prédécesseuse
Michelle Bachelet élue en 2005, partie en 2009, nommée en 2010 à la tête de ONU Femmes, dès la création de cette direction des Nations Unies, et à nouveau candidate socialiste d'une coalition qui penche au centre pour le scrutin du 17 novembre 2013. La candidate du président sortant est sa ministre du Travail,
Evelyn Matthei, désignée par une coalition qui gravite autour de l'Union démocrate indépendante, imprégnée de traces de la dictature du général Pinochet. Suit donc
Roxana Miranda, 46 ans, couturière et militante sociale, représentante du petit Parti Egalité et qui appelle au renversement du capitalisme. D'autres petits concurrents tentent la course, tel l'économiste de gauche
Marcel Claude, très populaire auprès du mouvement étudiant, l'écologiste
Alfredo Sfeir, un ancien économiste de la Banque Mondiale soutenu par le parti des Verts, ou encore l'avocat
Alfredo Jocelyn Holt, ex-député de la démocratie chrétienne et qui se présente en indépendant, tout comme l'économiste de droite
Franco Parisi. Enfin
Ricardo Israel, soutenu par le Parti régionaliste indépendant et le cinéaste
Marco Enriquez-Ominami, du Parti progressiste qu'il a créé, sont également candidats.