Royaume-Uni : avec les militantes de la « Women’s Death Brigade »

Chaque année, la  "Women’s Death Brigade" du mouvement Class War mène la danse durant les manifestations du 1er mai. Ces féministes, anarchistes, non politiquement correctes sont en guerre contre la gentrification de Londres et les injustices sociales que, selon elles, le Brexit ne ferait que renforcer.
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Women's brigade death
Dr Lisa McKenzie, chercheure en sociologie à la prestigieuse London School of Economics, dans son "autre bureau" de Class War, figure de proue de la "Women's death brigade"
© Elisabeth Blanchet
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Lisa cherche un café dans l’East End de Londres où elle vit mais surtout pas un de ces tous nouveaux endroits bobos à 4 € l’Americano. “On va aller là, les filles sont sympas, c’est très bien”. Lisa McKenzie, 47 ans, est une fes figures de proue de Class War (Guerre de classe). Sociologue à la prestigieuse London School Of Economics, elle est fière de ses origines working-class (ouvrière) du nord de l’Angleterre. “Class War, c’est plus un concept qu’un mouvement, on est un noyau dur d’une quinzaine de personnes, on s’entend bien, même si on s’engueule, mais on est soudés, on est une communauté”, explique Lisa. “Il n’y a pas d’adhérents, n’importe qui peut faire partie de Class War”, poursuit-elle. “A condition d’être anarchiste et de se reconnaître dans la working-class”, ajoute Jane Nicholl, la soixantaine pimpante et anarchiste de la première heure.

Jane Nicholl
Jane Nicholl, membre de la Women's death brigade, lors d'une action devant la Whitecube Gallery, symbole de l'art "bobo" dans le centre de Londres
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Class War, trois décennies plus tard

Fondé en 1983 par Ian Bone, 68 ans, le mouvement Class War est au départ un journal d’extrême-gauche. Sur fond de thatchérisme, il évolue vers un mouvement anarchiste dont le but est de s’attaquer aux riches. Après des hauts et des bas, Class War se dissout en 1997 pour mieux renaître en 2014 quand Lisa se présente comme députée aux élections législatives. En effet, autour de Ian Bone - le fils d’une gouvernante et d’un majordome -, un nouveau noyau dur d’activistes se forme, dont la moitié sont des femmes. Elles inventent le nom provocateur de “Women’s Death Brigade” (les femmes de la brigade de la mort). “C’était du temps des Russes avant la révolution d'octobre (celle de février 1917 durant laquelle le gouvernement provisoire créa un bataillon de femmes à Petrograd, ndlr), je ne sais pas trop ce qu’elles faisaient, c’est le nom qui m’a plu. Si ça dérange les gens, tant mieux, c’est fait pour ça, pour perturber les gros capitalistes patriarchaux ! On jure, on crie, on insulte, on est en colère !”, s’insurge Jane. Tout en mentionnant que les femmes de Class War travaillent très bien avec les hommes : “J’ai rarement fait partie d’un groupe où les hommes écoutaient vraiment les femmes. Des fois, pour des raisons évidentes, nous menons les campagnes, comme dans le cas du musée Jack The Ripper (Jack l’Eventreur, ndlr) dans l’East End”.

Women's brigade death en action
"Nous devons dévaster les avenues où les riches vivent" disait l'anarchiste américaine Lucy Parsons (à l'origine des défilés du 1er mai), d'origine afro américaine, et morte brûlée en 1942 dans l'incendie de sa maison. Un modèle pour la Women's death brigade...
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L’affaire du musée de Jack l’Eventreur

Jack l'Eventreur ou la haine des femmes

On l'appelait aussi le tueur de Whitechapel, quartier populaire de l'Est de Londres, où les réfugiés s'installaient, venus de l'intérieur poussés par l'exode rurale, où de l'extérieur, fuyant les famines comme les Irlandais, ou les pogroms comme les Juifs d'Europe centrale. Onze meurtres, de femmes uniquement, atrocement mutilées jusque dans leur intimité, furent commis entre le 3 avril 1888 et le 13 février 1891. Mais seulement cinq ont été attribués avec certitude à un même assassin, surnommé Jack l'Eventreur, dont on ne connaît toujours pas l'identité… En s'attaquant uniquement à des femmes, en manifestant une haine viscérale au genre féminin, Jack l'Eventreur fut un masculiniste avant l'heure.

Ce musée avait annoncé mettre à l’honneur les femmes militantes de l’East End, mais son propriétaire a transformé ces objectifs louables en un hommage à Jack l’Eventreur… Depuis son ouverture, Class War et sa brigade des femmes protestent contre les reconstitutions misogynes et macabres des crimes mis en scènes en multipliant les actions musclées : poupées ensanglantées (à la peinture rouge) jetées à l’entrée ou insultes au propriétaire et aux policiers. Les protestations font leur effet : le musée est inaccessible, perd de l’argent, des clients. La presse, les passants et d’autres mouvements féministes sont sensibilisés.

De l’Eventreur aux tueurs en série (de céréales)

Mais le musée de l’Eventreur n’est pas le seul combat de Class War pour qui la gentrification de la capitale est le pire ennemi. En septembre 2015, l’“attaque” très médiatisée du Cereal Killer Café à Brick Lane - toujours dans l’Est -, où l’on vend des bols de céréales pour 6 €, marque un tournant. “En fait, on n’avait pas prévu de s’attaquer à ce café”, raconte Lisa. “L’idée c’était de faire une marche anti-gentrification. Tout d’un coup, quatre ou cinq types ont commencé à lancer de la peinture et des céréales pas chères sur le café…” Côté Cereal Killer, les gérants se barricadent, clients inclus.

L’affaire, qui se termine sans heurts, prend une tournure internationale. “Ils ont embauché une boîte de com pour que l’histoire perdure dans la presse…”, raconte Lisa. Les propriétaires du café se positionnent en victimes. “Pourquoi nous et pas des chaînes de cafés ? Pourquoi nous alors que nous participons à la régénération du quartier ?” ont-ils demandé… Pour Lisa, le Cereal Killer Café est  précisément une chaîne (des avatars ont poussé à Camden et à Vancouver) et “quand on a une vingtaine d’années et qu’on est du quartier, qu’on voit sa famille lutter tous les jours pour s’en sortir, on n’a pas les moyens de se payer un bol de céréales à 6 euros. Ce sont des gamins des classes favorisées qui viennent là, des gamins en lesquels ceux de Brick Lane ne se reconnaissent pas”.

Cereal Killer Café
Souvenir de l'attaque du Cereal Killer Café, symbole de la gentrification de la capitale anglaise, en septembre 2015...
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La guerre contre la gentrification, nouvelle forme de "colonisation"


Suite à l’affaire du Cereal Killer, Class War fait du buzz … Les réunions se multiplient, “c’est très simple, on se réunit, on discute et on se met d’accord sur quelles actions mener en fonction de ce qui se passe et nous choque”, explique Lisa. “En ce moment, c’est la manière dont les communautés sont brisées, les logements sociaux détruits pour être remplacés par des appartements de luxe, c’est honteux”, poursuit-elle. La crise du logement et l’apartheid social deviennent leurs priorités. “Mais ce n’est pas pour autant que nous arrêtons nos autres combats, on n’en a pas fini avec le musée Jack The Ripper par exemple”, glisse-t-elle avec un sourire taquin. 

Nous voulons développer un phénomène de contagion, inspirer d’autres personnes à mener des actions similaires afin que le mouvement s’élargisse au sein de la Working Class”, explique Ian. Il ne croit pas aux cibles traditionnelles, aux syndicats qui s’attaquent au gouvernement ou aux employeurs : “C’est ennuyeux et ils n’y croient même plus”.

affiche contre jack l'éventreur
En octobre 2015, la Women's Death Brigade appelait une fois encore à manifester contre le musée de Jack l'Eventreur, ce temple dédié à "la glorification de la violence sexuelle"
On ne peut pas parler avec les politiques, on ne peut pas s’entendre avec eux, ils seront toujours gagnants. La seule façon de faire bouger les choses c’est de déplacer les arguments, de perturber, de créer des nuisances. Oui on peut dire “fuck you” à un policier, oui on peut refuser quelque chose que les autorités locales imposent, l’idée c’est de donner de la confiance aux gens, du pouvoir”, explique Lisa. Mais attention, le rôle de Class War n’est pas de dire aux gens ce qu’ils doivent faire, “ça c’est le rôle de la gauche”, ironise Jane, mais de les encourager. Et Class War a du boulot, au Royaume Uni où les écarts entre les riches et les pauvres se creusent et où, selon Jane, « un potentiel Brexit risque de renforcer les inégalités sociales ».

Malgré cette inquiétude face à une possible sortie britannique de l'Union européenne, les membres de la  « Women’s Death Brigade » en particulier - et de Class War en général - n'ont manifesté aucune réaction, ni sur leur site, ni sur les réseaux sociaux (seulement un lien sur leur compte twitter vers un article du Guardian "Pourquoi l'extrême droite a-t-elle élu domicile dans le Ouest Yorkshire ?"), après l'assassinat de la députée Jo Cox, pourtant issue des classes populaires, membre de l'aile gauche du Parti travailliste, féministe et militante anti-Brexit. Un refus de tout compromis sans doute ? Jane Nicholl répond : "Je pense que c'est une terrible tragédie, mais je pense aussi qu'ajouter un commentaire pourrait probablement sembler, je ne sais pas mais comme de prendre un train en marche. Il faudrait tout un article sur le sujet sans doute…"

Le dimanche 19 juin 2016, trois jours avant le référendum, les activistes avaient une autre priorité : mettre à bas la façade du musée de Jack l'Eventreur...

Manifestation anti musée jack l'éventreur
L'appel du 19 juin 2016, par voie d'affiche, contre la façade du musée de Jack l'Eventreur, lancé par la "Women's death brigade"