Rubaiyat Hossain a tourné ce film pour "montrer la résistance de ces femmes", explique-t-elle. Après le film Les Lauriers-roses rouges qui, en 2015, mettait déjà en avant la condition des femmes au Bangladesh dans les usines, elle signe Made in Bangladesh, son troisième long métrage.
Rubaiyat Hossain est depuis toujours passionnée par les études de genre. Elle dévore la littérature sur le sujet et voit tous les films possibles. Puis elle va à la rencontre des ouvrières, et fait la connaissance de syndicalistes, "des femmes fortes, organisées, au courant de leurs droits et qui ne se laissent pas faire," dit-elle. Daliya et son histoire lui vont droit au coeur. Alors elle lui propose de faire ce film, inspiré de son vécu. Lorsque la jeune femme accepte, Rubaiyat Hossain se lance, n'engageant presque que des femmes pour réaliser ce projet. Aujourd'hui, quelques jours après la sortie de son film sur les écrans, elle se confie à Terriennes.
Entretien avec Rubaiyat Hossain
Terriennes : Qu’est-ce qui vous a le plus marqué chez Daliya ? R. H. : J’ai été frappée par son jeune âge. Elle a tellement d’assurance que je la pensais bien plus vieille ! J’admire aussi son parcours, le fait qu’elle se soit évadée de chez elle pour échapper à un mariage forcé. Elle est très intelligente et révoltée. Un jour, elle m’a dit "
Nous sommes des femmes. Foutues si on est mariées, foutues si on ne l’est pas." J’ai mis cette phrase dans le film. J’ai remarqué qu’elle avait une analyse résolument féministe de la place des femmes dans la société bangladaise, même si elle ne met pas ce mot dessus.
Au Bangladesh, comme dans beaucoup d’autres pays conservateurs, le mariage est une étape clé pour être socialement respectée.Rubaiyat Hossain, réalisatrice
Dans le film, c’est Shimu, qui prononce ces mots : "Foutues si on est mariées, foutues si on ne l’est pas". Que révèle cette phrase puissante ?
R. H. : Au Bangladesh, comme dans beaucoup d’autres pays conservateurs, le mariage est une étape clé pour être socialement respectée. En tant que femme, tu ne peux pas vivre toute seule. Tu as besoin d’un mari pour pleins de raisons différentes, mais ce mari a un prix. Au final cette situation est une impasse pour les femmes, il n’y a pas de solution. Peu importe ton milieu social, ta couleur de peau ou ta religion : les femmes, à différentes échelles, subissent les mêmes contraintes liées au mariage.
Shimu est celle qui ramène l’argent à la maison : pourtant, son mari, chômeur, la contrôle. Pourquoi ce paradoxe ?
R. H. : Parce que la société est patriarcale ! Même au chômage, un homme aura toujours plus de pouvoir et sera plus respecté. Dans une fratrie, le petit garçon aura plus de droits que la petite fille, juste parce qu’il a un pénis. Ça n’a rien à voir avec l’intelligence, le travail ou les qualités des uns et des autres. Au Bangladesh, beaucoup de travailleuses ont un mari sans emploi. Ils vivent sur les revenus de leur femme et essayent, en même temps, de la dominer.
Au travail et dans la société, les Bangladaises acquièrent de plus en plus de liberté, en devenant par exemple présidente de syndicat. Mais quand elles rentrent chez elles, elles reviennent à leur statut d’épouse. C’est même l’inverse qui se produit : plus elles sont puissantes, plus elles sont écrasées car considérées comme dangereuses. À la maison, les femmes doivent toujours exécuter plus de tâches ménagères (faire la cuisine ou s’occuper des enfants). Je pense que ce n’est pas qu’au Bangladesh, c’est partout dans le monde. Les magazines diffusent le fantasme de la superwoman: belle, professionnellement et socialement accomplie, tout en étant une bonne mère et une bonne épouse. Il y a tellement de pression sur les femmes.
Le secteur du textile au Bangladesh en chiffres :
► Les ouvrier.ères du textile au Bangladesh sont les plus mal payé.es au monde. 4
millions d'ouvriers sont employés à bas coût dans quelque 4 500 ateliers.
► Les femmes représentent
85% de la force de travail dans les usines textiles au Bangladesh.
► Les exportations du secteur textile représentent
80% des exportations totales du pays. Au total,
60% des habits vendus en Europe proviennent des usines bangladaises.
► Ce gigantesque secteur d'activité rapporte
30 milliards d'euros par an.
Daliya, comme son personnage, Shimu, semble perdue entre le discours religieux et les injonctions sexistes dictées par la culture populaire … R. H. : Daliya, comme Shimu, est tiraillée par des forces opposées. Un jour, en conférence de presse, un journaliste a demandé à Daliya la tenue qu’elle préférait. Elle a répondu simplement "un jean et un t-shirt". Elle aime des choses qui appartiennent à la pop culture ou aux modèles occidentaux, mais ce n'est pas ça qui la définit ou la contrôle. Elle est croyante à sa manière, elle danse, chante et sait s’amuser. Ces femmes n’ont que faire des injonctions de la société : elles essayent juste de survivre. Elles font ce qu’elles ont à faire.
Le parcours de Shimu pour créer son syndicat est laborieux et semé d’embûches. Les syndicats sont-ils rares au Bangladesh ? R. H. : Il y en a de plus en plus, même si le nombre reste assez modeste. Beaucoup de femmes sont inscrites à ces syndicats, parce qu’elles représentent une masse salariale importante dans les usines. Les syndicats sont une forme d’empouvoirement nouvelle. On dit souvent que les femmes qui travaillent dans les
sweatshops ("ateliers de misère") sont des victimes. Je veux montrer qu’elles sont en réalité très fortes, résistantes et dignes. Ce sont des femmes qui méritent le respect et l’empathie.
Si on arrête la fast-fashion, toutes ces femmes vont perdre leur travail.Rubaiyat Hossain, réalisatrice
Les occidentaux s’habillent beaucoup dans les magasins de fast-fashion, qui s'approvisionnent auprès d'usines comme celle de Shimu, avec des conséquences écologiques et humaines désastreuses. En tant que consommateur, que peut-on faire pour ralentir la fast-fashion? R. H. : C’est une question très compliquée. Si on arrête la
fast-fashion,toutes ces femmes vont perdre leur travail. Ne plus acheter de vêtements de
fast-fashion du jour au lendemain n’est pas une décision responsable. Cela a va affecter celles qui fabriquent ces vêtements. On ne peut pas changer toute la structure de l’économie du jour au lendemain, c’est un long processus. Dans la transition vers une mode plus écologique, on doit être attentif au sort des ouvrières. L’usine dans laquelle travaillait Daliya, par exemple, a fermé en 2016 parce qu’elle ne répondait pas aux normes de sécurité. Elles ont toutes perdu leur emploi. On essaye de changer le système pour le mieux mais à la fin, les ouvrières sont toujours les victimes. En faisant ce film, je me suis rendue compte de la difficulté de la situation.
Le Bangladesh est dirigé par une femme, une femme est à la tête de l’opposition et l’Assemblée est présidée par une femme. Pourtant, la société bangladaise reste archaïque. Un changement est-il possible ? R. H. : Les mentalités sont déjà en train de changer. C’était encore pire avant ! Ce dont le Bangladesh a besoin, c’est d’un mouvement féministe puissant et organisé qui réveillerait le peuple. Souvent, en tant que femme, on vit des situations anormales dont nous n’avons même pas conscience. On doit déconstruire le monde qui nous entoure. Je suis devenue féministe parce que j’ai eu la chance de déménager aux États-Unis à 17 ans et d’étudier les
gender studies, [l'étude des genres]. On doit insuffler le changement.