Fil d'Ariane
Des militantes persécutées pour une pancarte, une "story" sur Instagram, une inscription dans la neige, un ruban dans les cheveux… Ou même pour rien de très précis. Qui sont-elles, ces jeunes femmes courageuses qui, depuis le début de la guerre en Ukraine, continuent de défendre la paix malgré les arrestations et les intimidations du pouvoir ? Rencontres.
"Le 5 mars, au petit matin, mon copain et moi avons été réveillés par des coups à la porte. Je me suis levée, j'ai regardé par le judas et vu plusieurs personnes, les visages couverts de cagoules, avec des casques", raconte Daria, âgée de 18 ans.
"Ils ont commencé à forcer la porte et je me suis dit que je n’avais pas envie d’en installer une nouvelle, alors je leur ai ouvert. Ils m’ont plaquée contre le mur et ont mis mon copain à terre, visage contre le sol. Ils lui ont marché dessus plusieurs fois", poursuit-elle.
Les forces de sécurité ont fouillé l’appartement de Daria pendant une heure et demi. La jeune femme a été emmenée dans les locaux de la police pour un interrogatoire, puis placée dans un "IVS", un centre de détention provisoire, où elle a passé deux jours. C’était la première fois que Daria, encore lycéenne l’année dernière, se retrouvait dans une cellule.
Daria est une militante de Saint-Pétersbourg, engagée dans une association qui lutte pour la démocratie en Russie. Elle avait prévu de prendre un gap year, une année de césure, avant de commencer ses études à l’université.
Les projets de la jeune femme ont été suspendus le jour où la Russie a envahi l’Ukraine. "A présent, tout ce qui compte, c’est de lutter", dit-elle.
Daria affirme qu’elle était préparée aux persécutions. Elle avait déjà été arrêtée juste avant la première réunion de son association. Quand elle était encore mineure, ses parents avaient été convoqués par les forces spéciales russes à cause de son blog politique sur un réseau social.
Et pourtant, ce que la jeune activiste a vécu le 5 mars a été un choc : "A mon arrivée dans le centre de détention, j’ai subi une fouille, on m’a demandé d’enlever tous les vêtements et de m’accroupir, complétement dénudée". Daria reconnaît qu’elle a trouvé tout cela "normal".
Plus tard, elle a appris que d’autres femmes ont vécu les mêmes humiliations, mais aussi que ces mesures sont illégales pendant un interrogatoire.
La militante raconte sa vie en cellule : "Au début, je n’osais toucher à rien, et encore moins y dormir ou y manger (…) Je demandais à ma voisine de fumer autant que possible, pour couvrir les odeurs". Soupçonnée d’avoir lancé "une fausse alerte à la bombe", Daria a "rigolé nerveusement" quand elle a lu le mandat de perquisition. "C’était complètement délirant", se souvient-elle.
Daria n’était pas la seule à avoir "eu de la visite" le 5 mars.
Une militante qui se présente sous le pseudonyme Palad’d’a, raconte que ce matin-là les "siloviki", les forces de sécurité, sont intervenus chez plus d’une centaine de personnes. C’était la veille des manifestations du 6 mars contre la guerre, qui ont été dispersées avec violence. "Ils sont venus pour une affaire de terrorisme téléphonique, montée de toute pièce", explique Palad’d’a.
Les choses ne sont pas passées comme prévu chez cette peintre engagée de 23 ans. "Je leur ai fait un vrai show. Je n’ai pas ouvert pendant trois heures. Ils ont fini par appeler l’ambulance et des renforts pour forcer la porte. Alors je leur ai enfin ouvert, sur une musique de Tchaïkovski", raconte-t-elle, en riant.
Selon Palad’d’a, la vraie cause des interpellations "de personnes très différentes, qui ne se connaissaient pas", la veille d’un important rassemblement contre la guerre, ne fait pas de doute : "Leur point commun, c’est leur opposition à la guerre en Ukraine." D’après l’activiste, ces interventions des forces de sécurité sont une manière de "désactiver ou effrayer" ces personnes.
Un peu plus tard dans la journée, dans les locaux de la police, Palad’d’a se sent moins "guerrière", que le matin. La militante raconte les intimidations qu’elle y a vécu.
Les policiers ont beaucoup parlé de son physique. "Comme ça, en blaguant", ils disaient qu’ils allaient l’emmener au "bania", bain public russe. "Le bania est l’euphémisme pour le viol collectif des travailleuses du sexe, explique Palad’d’a. Plus tard, l’un d’eux a pris en photo mon passeport et mon domicile. Il m’a dit qu’il viendrait. Ça m’a fait froid dans le dos", se souvient l’artiste.
Les personnes qui s’opposent au régime de Poutine le savent : souvent, les persécutions ne se limitent pas aux intimidations.
Palad’d’a a été meurtrie quand elle a appris les violences subies par Alexandra Kaluzhskih, âgée de 26 ans, dans les locaux de la police. Alexandra avait réussi à se rendre à la manifestation du 6 mars, à Moscou, où elle a été arrêtée.
Novaya Gazeta, l’un des derniers médias indépendants dans un contexte de censure quasi militaire (entre-temps, Novaya Gazeta a suspendu sa publication, ndlr), a pu publier l’enregistrement de l’interrogatoire de la jeune femme. On y entend des coups, des menaces de décharges électriques, des menaces de mort. La jeune femme résiste, en invoquant l’article 51 de la Constitution. Connu de tous les militants, cet article donne le droit au silence au cours de l’enquête. L’activiste finit par s’effondrer, puis l’enregistrement s’arrête.
"Alexandra est une consœur, je la connaissais. Ce qui lui est arrivé, c’est la terreur totale", confie Palad’d’a, bouleversée.
Dmitry Muratov, le rédacteur en chef de Novaya Gazeta, colauréat du prix Nobel de la paix 2021, a adressé une lettre ouverte au ministère de l’Intérieur. Il demande d’enquêter sur ce cas de maltraitance, "à la limite de la torture".
Comme si les leviers d’oppression n’étaient pas assez nombreux, une nouvelle loi répressive a été signée le 4 mars. Elle interdit de "discréditer" les forces militaires russes.
Il est devenu dangereux de dire (ou d’écrire) "Non à la guerre". Ou même le mot guerre tout court pour désigner ce qui se passe en Ukraine, car selon les autorités, il s’agit d’une "opération militaire spéciale".
A présent tout le monde peut se retrouver dans le viseur.
Parmi les premières personnes inculpées en vertu de la nouvelle loi restrictive, Vera Kotova avait simplement écrit "Non à la guerre" sur la neige, sur une place centrale de la ville de Krasnoïarsk. Une amende de 30 000 roubles lui a été infligée (environ 300 euros).
Des actes de femmes qui s’opposent à la guerre se succèdent dans les quelques médias indépendants et réseaux sociaux encore accessibles (certains à l’aide de l’outil de sécurité VPN).
Le plus connu est probablement celui de la journaliste Marina Ovsyannikova, qui a brandi une pancarte pacifiste en plein JT de la première chaine télévisée russe. L’activiste Daria commente : "Marina a brisé la machine de la propagande, elle a montré que celle-ci est en train de pourrir de l’intérieur".
De nombreuses femmes mènent la même lutte, mais en coulisses.
C’est le cas de la peintre Elena Osipova, à Saint-Pétersbourg. Au fil des années, cette artiste âgée de 77 ans a brandi des pancartes, qui ressemblent à des toiles, pour de nombreuses causes. Les Pussy Riot, le massacre de Beslan, l’emprisonnement du metteur en scène ukrainien Oleg Sentsov… Les sujets ne manquent pas ! Dans sa ville, on l’appelle "la Conscience de Saint-Pétersbourg".
L’une de ses dernières pancartes, en forme d’oiseau blanc, affiche ces mots : "Une Russie qui inspire non pas la peur, mais l’admiration ! Une Russie sans Poutine. Une Russie pacifique." Quand Elena Osipova est arrêtée (elle l’a été à plusieurs reprises depuis l’invasion de l’Ukraine), le public scande "Non à la guerre !", en dépit de l'interdiction des autorités.
Selon l’ONG OVD-Info, presque la moitié (44 %) des personnes arrêtées lors des manifestations du 24 février au 17 mars, étaient des femmes. Un chiffre nettement en hausse, comparativement aux contestations précédentes, notamment celles en soutien d’Alexeï Navalny en 2021.
Pourquoi une telle mobilisation des femmes aujourd’hui ?
L’activiste Daria souligne l’enjeu, vital, de la contestation actuelle : "Lorsqu’il s’agit d’une action militaire, et donc des fils, des frères, des maris décédés, les femmes ne peuvent pas agir autrement".
D’après Palad’d’a, les femmes sont en première ligne aujourd’hui, car les hommes qui s’opposent à Poutine ont été considérablement affaiblis avant le début de la guerre en Ukraine : "Ils ont été forcés de quitter le pays, ou alors ont été emprisonnés".
L’opposant principal, Alexeï Navalny, qui a pourtant survécu à un empoisonnement, est incarcéré depuis l’année dernière. Le 22 mars dernier, il a été condamné à 9 ans de détention.
S’il est interdit de dire "Non à la guerre", peut-on dire "Oui à la paix" ?
Une femme moscovite en a fait l’expérience. Elle est sortie avec un sac à dos affichant un message laconique : le mot guerre est barré, le mot paix apparait en lettres majuscules.
Reconnue coupable d'avoir "discrédité l’armée russe", la Moscovite devra payer une amende de 50 000 roubles (environ 500 euros au taux du jour). La photo de ce geste apparaît sur le canal Telegram du mouvement Résistance Féministe Antiguerre, créé juste après le début de l'offensive russe.
Dans la lignée de la Manifestation Silencieuse, dont nous avions rencontré les militantes en 2016, le mouvement Résistance Féministe Antiguerre utilise des moyens astucieux pour contourner les lois répressives.
Les actions se déroulent tous les jours. Inscriptions contre la guerre sur des billets de banque, sur du papier toilette, actions hebdomadaires, telles "Femmes en noir", ou ponctuelles, telles des fleurs déposées sur la tombe du soldat inconnu, le 8 mars… Les idées sont relayées en continu.
Avec audace, et même humour, les dissidentes mettent les autorités face à leurs contradictions.
Ainsi, la police a arrêté une jeune femme affichant le message "Tu ne tueras point" devant la cathédrale du Christ-Sauveur à Moscou. Pourtant, la militante ne faisait que transmettre un message de la Bible, et donc de l’Église, qui a une place politique importante en Russie !
Un autre exemple : l’interpellation d’une femme qui a noué sa tresse avec un ruban vert (symbole du mouvement Printemps), sur une photo publiée sur Instagram par le journal DOXA.
Dans les commentaires, un internaute, mi-sarcastique, mi-sérieux, s’interroge : "J’ai des chaussures jaunes et un jean bleu (couleurs du drapeau ukrainien, ndlr), peuvent-ils m’arrêter, aussi ?"
Nous échangeons avec une autre activiste, Nadia, le lendemain de sa sortie de prison, pour infractions administratives. Elle y a passé 10 jours. Nadia est une ingénieure de 26 ans, engagée politiquement : "Mon rôle de citoyenne est de lutter pour défendre les libertés et les droits qui m’ont été donnés".
Sur la photo prise au moment où elle franchit le seuil de l’établissement pénitentiaire, la jeune femme affiche un visage radieux, comme après une grande épreuve … réussie !
Nadia a été emprisonnée pour avoir partagé un appel à des manifestations solitaires, dans une story sur Instagram (une publication éphémère). " Avant, je n’avais jamais remarqué que mes réseaux sociaux étaient sous surveillance", dit la militante. Les manifestations solitaires sont formellement autorisées, mais en pratique, sont souvent réprimandées : plusieurs actions solitaires, même dissociées, sont considérées comme un "rassemblement" par les autorités. "J’assume complètement le fait que j’appelle mes concitoyens à descendre dans dans la rue, pour protester pacifiquement, afin d’exiger d’arrêter cette guerre fratricide", reconnait l’activiste.
Spontanément, Nadia fait le récit des belles rencontres faites en prison : "Grâce à la solidarité et la cohésion des détenues entre elles, il était beaucoup plus facile d’y survivre. Aucune des femmes ne se retrouvait seule. Si l’une d’elles commençait à se sentir triste, elle était immédiatement entourée par les autres". Ce qui a emmené cette militante à méditer sur "la puissance de l’auto-organisation féminine", qui caractérise la contestation actuelle, selon elle.
Parmi les détenues, Nadia a rencontré la députée municipale Ioulia Galiamina. Cette femme politique, activement opposée au régime, a une chaîne YouTube dédiée à la condition des femmes en Russie.
Ioulia a été emprisonnée pour 30 jours. Selon son service de presse, l’objectif était de "l’empêcher à inciter ses concitoyens à protester".
Au tribunal, en dépit des interruptions de la juge, Ioulia Galiamina dit son dernier mot : "Je vais aller en prison pour notre droit commun à appeler les choses par leur nom : la guerre c’est la guerre, la paix c’est la paix".
Dans un texte publié sur son compte Instagram, cette rebelle du milieu politique russe raconte que la plupart des détenues de la "première prison politique en Russie", où elle se trouve, sont des étudiantes. "Elles sont la Russie de demain, la Russie pacifique", affirme-t-elle.
Pourtant, l’avenir de ces femmes est pour l’heure incertain.
Le 25 mars la militante Daria a contacté notre rédaction pour dire qu’elle venait de subir des actes de vandalisme : excréments sous la porte, inscriptions "Nous savons ce que tu as fait". L’oppression vient aussi de l’extrême droite, qui soutient la guerre avec véhémence…
De même, Palad’d’a n’est pas tranquille : "Tous les soirs, en me couchant, je me demande s’ils vont revenir me chercher ”, témoigne l’activiste.
Qu’est-ce qui aide ces femmes à continuer la lutte ?
Des souvenirs, des mots de poésie, des images de femmes qui ont changé l’histoire.
Avant le début de l’invasion russe, Palad’d’a avait créé un calendrier, "Le visage féminin de Saint-Pétersbourg". "Aujourd’hui à Saint-Pétersbourg il y a beaucoup de femmes qui protestent contre la guerre. Peut-être que ce calendrier sera un soutien pour elles."
Pour Nadia, ce sont les souvenirs du 8 mars, passé en prison, qui lui donnent de la force : "Pendant la promenade, nous avons lu de la poésie, chanté des chants contestataires, fait la ronde. Je garderai ces souvenirs toute ma vie !”
Avant son départ en prison, sa mère lui dédie un poème, "Les mots de soutien pour ma révolutionnaire”, où elle écrit : "En avant, avec les cigognes !”