Ruth Buendia, voix péruvienne des 'sans voix' à la conférence sur le climat
La péruvienne Ruth Buendia est une femme au parcours modèle, à l’image de la guatémaltèque nobélisée Rigoberta Menchu : cheffe indigène Ashaninka, dans une société machiste, et récompensée elle aussi par un prestigieux prix international pour la défense inlassable de son peuple face aux maltraitances de l’Etat péruvien. La COP20, 20ème conférence mondiale sur le climat de l'ONU, accueillie par le Pérou, à Lima du 1er au 12 décembre 2014, lui offre une nouvelle tribune. Rencontre
Ruth Buendia en “kushma“, la tenue traditionnelle des Ashaninkas
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C’est lorsqu’on la voit dans les communautés qu’on la sent chez elle. Lorsqu’elle partage le « masato » (un alcool à base de manioc) avec sa « famille », lorsqu’elle vogue en bateau sur le fleuve Ene qui l’a vue naître. Pourtant en ces lieux reculés de l’Amazonie péruvienne, dans la région de Junin, rebelle au pouvoir central, en proie aux trafiquants de drogue et au radicalisme maoïste du Sentier lumineux, à une dizaine d’heures de Lima, Ruth Buendia n’a vécu que ses premières années. C’est là tout son paradoxe et son sacrifice. « Je préfèrerais vivre dans une communauté qu’en ville. Mais c’est à Satipo ou à Lima que je suis la plus utile pour défendre mon peuple » explique-t-elle le cœur serré.
Ruth Buendia en réunion avec les membres de la communauté de Chiquireni
Le récit de sa jeunesse varie beaucoup selon la personne qui le déroule. Mais une permanence marque son histoire, celle d'avoir été traversée et marquée par le Sentier Lumineux, le mouvement extrémiste qui a fait trembler une partie du Pérou dans les années 1980 et 1990. Pour les uns, son père avait rejoint ces révolutionnaires et les membres de sa communauté l’auraient tué. Pour les autres, c’était un héros, tué par les terroristes. S’il paraît difficile 25 ans après, de démêler les fils de la narration biographique, il est clair que cet épisode marque une première étape importante de sa vie. Celle qui l’a forcée à quitter la communauté de Cutivireni où elle vivait jusque-là avec sa mère. Née en 1977, la jeune femme prend, à 12 ans, la direction de Satipo, la capitale de la province.
Dégustation du masato, l'alcool traditionnel
Le chemin escarpé d'une femme au sein d'une société patriarcale
C’est là qu’en 2003, elle découvre Centrale Ashaninka du Fleuve Ene (C.A.R.E). Cette organisation indigène, défend les intérêts de 32 communautés vivant le long du Rio Ene. Education, alimentation, santé… ses tâches sont nombreuses. Parmi elles, l’accompagnement vers les problèmes « modernes ». Entrée comme volontaire pour permettre à chaque membre de ces micro sociétés de recevoir une carte d’identité, Ruth Buendia en devient la présidente trois ans plus tard. Mais le chemin aura été semé d’embûches.
Même si elle ne le reconnaît qu’à demi-mots, la société Ashaninka demeure aujourd’hui encore machiste. Dans les réunions, les hommes sont d’un côté, les femmes de l’autre. Celles-ci restent au village à s’occuper des enfants et à préparer la nourriture pendant que leurs époux pêchent, chassent et boivent du masato. « Chaque femme a très fortement incité son époux à voter pour Ruth, à se ranger derrière sa candidature. Les convaincre a été une opération de très longue haleine » souligne Luzmila Chiricente Mahuanca, fondatrice historique de la Fédération des Femmes Ashninka, Nomachiguenga et Kekinti (FREMANK), l’une des premières fédérations de femmes indigènes au Pérou. « Même après son élection, les choses ont été compliquées, de nombreux hommes contestaient sa capacité à diriger. On n’avait jamais vu ça encore ici, une femme cheffe d’organisation indigène » précise-t-elle.
Des défis universels
Huit ans plus tard, elle est toujours là. Réélue en 2009 puis reconduite en 2013 pour un nouveau mandat, quasiment par acclamation. Toutes et tous ont alors considéré qu’elle était la seule à même de répondre aux défis qui les attendaient. Et pour cause. En 2008, le gouvernement péruvien lance le projet de « Pakitzapango ». Un barrage hydroélectrique sur le fleuve Ene, né d’un accord entre le Pérou et le Brésil. Problème, les populations indigènes n’ont jamais été consultées. Pourtant 3500 personnes devaient être déplacées.
La C.A.R.E, sous l’impulsion de sa cheffe de file, se met alors en mouvement. Devant le refus du gouvernement péruvien de respecter leurs droits, Ruth Buendia finit par aller défendre son peuple devant la Commission Inter Américaine des Droits de l’Homme (CIDH) en 2010. Face à la pression médiatique et populaire, le Pérou et l’entreprise brésilienne Odebrecht font marche arrière, mais le projet n’est que suspendu. Si la menace reste présente, l’épreuve aura été formatrice pour la militante et lui a valu l’obtention du Prix Goldman pour l’environnement en 2014.
« Je l’ai vue se transformer en quelques années. Elle a gagné en assurance, en compétence et en connaissance d’une manière incroyable » explique Antonio Sancho, le coordinateur de projets de la C.A.R.E. C’est l’un des seuls « étrangers » placé à un poste à responsabilités au sein de cette organisation. L’ensemble du bureau d’administration est composé exclusivement d’Ashaninkas. Un choix sans équivoque de Ruth Buendia. A son arrivée, les « colons » étaient très nombreux. « C’est notre peuple, c’est nous qui savons ce qui est bon pour lui, pas les autres » insiste-t-elle.
Et si aujourd’hui, elle prend part à la 20ème conférence mondiale sur le climat de l'ONU, la COP20 , c’est avec le même état d’esprit. Faire entendre sa voix. Celle de son peuple.
Le Rio Apurimac, dans la région de Junin au Pérou, affluent de l'Ene, au bord duquel Ruth Bendia est née - Wikicommons