Rwanda, 30 ans après : "Les femmes peuvent être des génocidaires comme les autres"

Entre avril et juillet 1994, des femmes issues de la société civile rwandaise participent activement au génocide perpétré contre les Tutsis. Parmi elles, des notables, connues pour leur militantisme extrémiste "pro hutu". 

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Crânes Rwanda

Les crânes des victimes et les photographies de certaines d'entre elles tuées à l'église de Ntrarama, sont conservées dans un lieu de mémoire depuis le 5 avril 2019. 

©AP photo/Ben Curtis
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"Avant de tuer les femmes, vous devez les violer !" Telle était la devise de Pauline Nyiaramasuhuko – ordre qu'elle criait au mégaphone. Elle était la ministre de la Famille et de la Promotion féminine du "gouvernement intérimaire" qui a orchestré le génocide. Du 6 avril 1994 au 17 juillet 1994, près d’un million de Rwandais vont trouver la mort, essentiellement des Tutsis assassinés par les extrémistes Hutus.
 
Lorsqu’en juillet 1994, les troupes du Front patriotique rwandais (FRP) prennent le contrôle du pays, elle fuit à Bukavu, au Zaïre voisin (actuelle RDC). Avec d’autres génocidaires, elle se cache ensuite au Kenya, où elle est arrêtée en juillet 1997. Conduite devant le TPIR, Tribunal Pénal International pour le Rwanda, elle plaide non coupable. Le 24 juin 2011, après un procès fleuve de plus de dix ans, Pauline Nyiaramasuhuko est reconnue coupable de génocide et de crimes contre l’humanité. Le verdict est sans appel : la perpétuité. En 2015, sa peine est commuée en quarante-sept années de réclusion. 
 
Elle est la première femme condamnée par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). L'ex-ministre purge actuellement sa peine dans une prison au Sénégal. Comme durant son procès, elle continue de nier tout en bloc, professant à qui veut l'entendre des thèses négationnistes. 
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Cheffes de guerre

Pauline Nyiaramasuhuko n'est pas la seule. 
 
Si ce fait est souvent ignoré, nombreuses ont été les femmes hutus à participer activement au génocide. La plupart d’entre elles ont encouragé les tueurs, dénoncé les Tutsis, participé à leur humiliation et pillé leurs biens, mais certaines ont aussi tué de leurs propres mains. 
 
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Souvent, cela se passe en famille. A l'instar de Béatrice Munyenyezi, qui n'est autre que la belle-fille de Pauline Nyiramasuhuko. Elle aussi a joué un rôle actif dans ces massacres, aux côtés de son mari, Arsène Shalom Ntahobali, chef de milice zélé, violant systématiquement les femmes tutsis, sous les encouragements de sa mère. 
 
Après les événements, Béatrice Munyenyezi s'enfuit aux États-Unis où elle obtient l'asile politique jusqu'à son extradition. Celle que l'on surnomme "la commandante" est jugée au Rwanda pour son rôle dans les massacres. Le verdict devrait être prononcé courant avril 2024. Son mari, lui, a été condamné en 2013 à quarante-sept ans de prison par le Tribunal pénal international pour le Rwanda d'Arusha, en Tanzanie. 
 
Autre visage féminin du génocide, et parmi les plus redoutables, selon les propres mots d'une rescapée : celui d'Angéline Mukandutiye. L'ex-inspectrice des écoles connue et crainte pour son intransigeance durant sa carrière, va planifier et organiser les tueries depuis sa maison, véritable quartier général des Interahamwe, la milice armée, qui est sous ses ordres dans son secteur. Vraie cheffe de guerre, elle serait également impliquée dans des actes de torture, notamment sur des femmes tutsis.
 
Mais au-delà de ces figures féminines les plus tristement célèbres du génocide, combien ont-elles été, ces autres femmes, anonymes, voisines de quartier, à participer de près ou de loin au processus d'extermination des Tutsis ? 
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Entretien avec Juliette Bour, doctorante en histoire à l'EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales, Paris)

Terriennes : De nombreuses femmes ont joué un rôle actif dans le génocide, qui étaient-elles ?

Juliette Bour :  Les femmes qui ont participé au génocide étaient des paysannes rwandaises assez représentatives de la population féminine de l'époque, qui était à plus de 95% des cultivatrices. Les femmes qui se sont engagées dans le génocide l'ont été avec les ressources qu'elles avaient à disposition. Comme il s'agissait d'un génocide de proximité commis dans le voisinage, elles n'ont pas eu forcément à apprendre à manier des armes ou à se déplacer loin de chez elles. Lorsqu'elles ont participé, c'est souvent avec des ressources de femmes, en dénonçant des Tutsis qui pouvaient être cachés près de chez elles, par exemple, lorsqu'elles avaient des informations, en propageant des rumeurs à ce sujet. Ou encore en pillant les biens dans les maisons dont les occupants avaient été tués. Ou en prenant les vêtements sur les cadavres. 

Environ 90 000 femmes sur les 100 000 jugées pour génocide au Rwanda ont été condamnées pour atteinte aux biens, donc dans les catégories les moins graves, car moins impliquées dans les crimes de sang. 

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Certaines, pourtant, ont du sang sur les mains...

Parmi ces femmes, il y en avait aussi qui étaient des autorités politiques – ce sont elles que j'ai étudiées en particulier. Elles ont eu des participations complètement différentes parce qu'elles avaient du pouvoir, des ressources, de l'influence et qu'elles étaient engagées dans un projet politique, en organisant les massacres, en recrutant les miliciens en amont, en les envoyant sur des lieux où il y avait des Tutsis à tuer, ou encore en organisant des campagnes de viol. 

Ces femmes hutus ne considéraient plus les femmes tutsis comme appartenant au même genre qu'elles. Elles n'appartenaient plus à la même espèce. Juliette Bour, doctorante en histoire EHESS

Les femmes peuvent-elles être des génocidaires comme les autres ? 

Oui, quand elles ont les moyens de l'être, quand elles ont un pouvoir politique et qu'elles se sont engagées dans un extrémisme politique hutu avant le génocide. Alors elles se sont engagées dans le processus du génocide jusqu'au bout. Et le fait d'être une femme ne les a jamais stoppées. En fait, il faut un peu se défaire de l'idée qu'il existe une solidarité dite féminine, car ces femmes hutus, à ce moment-là, ne considéraient plus les femmes tutsis comme appartenant au même genre qu'elles. Elles n'appartenaient plus à la même espèce. Il n'y a pas de solidarité possible, c'était de la violence politique. Au contraire, cette idéologie a complètement brisé les rapports entre les femmes. 

Pauline Nyiaramasuhuko, par exemple, qui était ministre de la Promotion féminine et de la Famille. A son procès, les témoins sont venus raconter ce qu'ils l'avaient entendu dire sur les lieux où les victimes avaient été violées : "Faites ce que vous voulez de ces femmes tutsis qui se croyaient supérieures aux femmes hutus !" Il y a une sorte de revanche de genre dans ce génocide. 

Les femmes qui ont participé au génocide sans avoir directement violé, dans le sens où elles n'ont pas porté atteinte directement au corps, où elles ont assisté aux viols qui, le plus souvent, se déroulaient en public, en plein jour. Une foule de femmes pouvait y assister. Elles venaient ensuite dénuder le cadavre et montrer les organes génitaux en disant "Voilà, regardez, elles sont comme nous, pourquoi se croyaient-elles meilleures que nous ?" Toute cette violence n'est pas liée à une supposée nature des femmes non violente qui aurait pu arrêter ça, quand le principe d'un génocide est d'exclure complètement de l'humanité une partie du groupe. 

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Pauline Nyiaramasuhuko est la seule femme condamnée par le TPIR pour génocide et crimes de guerre. En 1994, elle était ministre de la Promotion des femmes... 

C'est une femme qui faisait partie d'une élite. Une élite de jeunes filles d'abord, parce qu'elle fréquentait un établissement secondaire parmi les plus prestigieux. C'est là qu'elle a noué des amitiés durables qui ont servi à sa promotion politique. Elle a entamé une carrière de fonctionnaire, en tant que monitrice sociale. Dans sa jeunesse, elle s'est engagée sur les collines rurales pour apprendre le développement à la population, et aussi pour les femmes de ces collines en écrivant des livres d'alphabétisation en les poussant à prendre la parole en public. Ce qui était très mal vu pour une femme rwandaise à l'époque. Elle a grimpé les échelons au fur et à mesure, elle est devenue fonctionnaire au sein du ministère, mais elle a toujours aimé ce rapport au terrain. Elle était marié à un homme politique qui, finalement, s'est mis en retrait pour lui laisser le lead jusqu'à ce qu'elle devienne elle-même ministre, en 1992. 

Pauline Nyiramasuhuko

Pauline Nyiramasuhuko, condamnée à quarante-sept ans de prison, le 24 juin 2011. Elle a été reconnue coupable de sept des onze chefs d'inculpation, y compris complot en vue du génocide, génocide et "viol comme crime contre l'humanité". 

DR

Elle est le fruit d'une promotion féminine mise en place par l'Etat rwandais. Sous Abyarimana, le gouvernement, très conservateur, se voulait garant d'un ordre des sexes chrétien - où les femmes devaient avant tout faire beaucoup d'enfants, continuer à cultiver, rester dominées dans toutes les sphères de la société. Mais il devait quand même montrer aux institutions internationales, notamment à ses bailleurs, qu'il respectait les nouvelles règles mises en place par l'ONU en promouvant certaines femmes à des postes de responsabilités. En 1992 par exemple, il y a eu trois femmes ministres au Rwanda. Pauline Nyiaramasuhuko, Agnès Ntamabyaliro Rutagwera, ministre du Commerce et de la Justice, qui au début était plutôt opposante, mais qui finalement s'est ralliée au mouvement Hutu power, mouvement extrémiste hostile aux Tutsis. Et la troisième, Agathe Uwilingiyimana, qui, elle, est devenue Première ministre, et qui a été assassinée le 7 avril 1994, parce qu'opposante. 

Pauline Nyiaramasuhuko reste dans un déni total de ce qu'elle a fait. Elle se présente comme une victime, comme une prisonnière politique qui ne reconnait pas la justice qui lui a été rendue. Juliette Bour, doctorante en histoire

Vous avez pu rencontrer Pauline Nyiaramasuhuko dans la prison où elle purge sa peine au Sénégal. Quelle est sa position aujourd'hui ? 

Comme la majorité des anciennes autorités de 1994, elle a complètement nié sa participation au génocide. Et au-delà de sa participation individuelle, elle continue à diffuser un négationnisme du génocide des Tutsis. Lors de notre rencontre l'an dernier, son discours n'avait absolument pas changé depuis son procès. Elle est restée dans une posture judiciaire de défense. Elle reste dans un déni total de ce qu'elle a fait. Elle se présente comme une victime, comme une prisonnière politique qui ne reconnait pas la justice qui lui a été rendue. Son discours se base sur les stratégies collectives mises en place par les anciens dirigeants : "C'était une guerre, il y a eu des massacres, confus de deux cotés, et nous, on est les perdants et on est en prison, mais il n'y a pas eu de massacres spécifiques contre les Tutsis". Ce qu'elle m'a dit c'est : "On était les mêmes, comment on aurait pu se 'génocider' entre nous ?" 

Pauline Nyiramasuhuko

Pauline Nyiramasuhuko devant le TPIR, en Tanzanie, en octobre 2005.

©Dessin d’audience: Isabelle Cridlig

Elle utilise aussi des arguments d'ordre genré. Dès 1995, lorsqu'elle était encore dans les camps au Zaïre, à une journaliste de la BBC, elle dit : "Comment une mère pourrait-elle avoir fait ce dont on m'accuse !" Elle va toujours revendiquer être une bonne mère, une bonne épouse. Comme si cela rendait impossible une violence extrême. De même que les rôles sociaux genrés comme s'occuper des enfants, de la famille, être à la maison... Ca devient pour elle, comme pour les autres femmes, des alibis : "Moi, j'avais pas le temps de m'occuper de ça". Et même sa fonction de ministre de la Promotion féminine et de la Famille  est présenté comme un rôle mineur, qui l'excluait des décisions importantes. 

Il y a deux niveaux de déni. Déni individuel de nature, qui va réviser l'histoire du Rwanda, de toute cette promotion féminine dont elle a bénéficié et dont elle a été actrice. Et un niveau de négationnisme qu'il ne faut pas sous-estimer chez ces anciennes autorités. 

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De nombreux témoignages ont rapporté qu'elle-même appelait au viol des femmes tutsis, elle rejette ces faits ? 

Pour elle, qu'une femme appelle au viol ne peut venir que d'une femme déviante, d'un monstre, ce qu'elle n'est pas. Elle, c'est une femme politique "charismatique", "intelligente", "agréable", et donc elle rejette en bloc tout ça. Pourtant, à son procès, il y a eu de multiples témoignages contre elle. Même si elle était ministre, elle se rendait en treillis avec ses miliciens dans les camps où étaient réfugiés les Tutsis pour sélectionner les hommes à faire tuer, et les femmes à faire violer. Elle disait expressément à ses miliciens, et donc à son fils : "Faites ce que vous voulez d'elles, violez-les avant de les tuer, il faut faire payer ces femmes tutsis"

Ce que la justice a permis de faire évoluer, c'est que le viol fait partie vraiment d'une politique de génocide. L'idée était que même si ces femmes survivaient, elles n'allaient pas survivre socialement. Juliette Bour, doctorante en histoire

Ce que la justice a permis de faire évoluer, c'est que le viol fait partie vraiment d'une politique de génocide. L'idée était que même si ces femmes survivaient, elles n'allaient pas survivre socialement, car avoir été violée rendrait difficile leur réintégration dans la société rwandaise. Et comme elles avaient été violées avec une telle cruauté que leurs organes génitaux avaient été mutilés, plus aucun Tutsi ne naitrait après ça. Il y avait une rupture de la filiation qui était voulue par ces génocidaires. Il y a eu une diffusion massive du viol, en sachant que des miliciens étaient porteurs du VIH et qu'en allant violer des femmes tutsis, la maladie les tuerait. On sait que 500 000 femmes environ ont été violées pendant le génocide, et que la plupart d'entre elles ont été tuées, mais pour celles qui ont survécu, 65% ont été contaminées par le VIH. 

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Qu'avaient à gagner les femmes génocidaires en participant de près ou de loin aux massacres des Tutsis ? 

Difficile de répondre à cette question... Etaient-elles complètement idéologues ? Ou opportunistes ? Un mélange des deux. Car s'engager dans le racisme, l'hypernationalisme, la haine de l'autre peut avoir des répercussions positives pour celles qui le font, on le sait dans d'autres cas. Au-delà de celles qui étaient déjà ministres, certaines avaient une autorité au niveau local. Celles-ci ont pu acquérir plus de pouvoir, sous des formes paramilitaires, déjà pendant la guerre en 1990. 

Montrer sa loyauté au parti MRND au pouvoir, qu'on suivait la marche du régime, ça permettait de rester en place, mais aussi de gagner de nouvelles prérogatives, de nouvelles opportunités. Par exemple, pour tout ce qui concernait l'accès aux armes. Il y a certaines femmes qui faisaient partie des autorités civiles qui ont eu des formations avec des militaires pour apprendre à manier une arme et qui ont pu en posséder avant 1994, et parader en armes dans leur quartier. Elles participaient au recrutement des miliciens et avaient donc une influence directe sur les groupes de jeunes hommes qui vivaient chez elles. Elles conduisaient des véhicules, allaient à des meetings politiques, prononçaient des discours. 

Quand les femmes s'engagent dans une telle violence, elles sont vues comme plus monstrueuses qu'un homme qui ferait la même chose.Juliette Bour, doctorante en histoire

Leur quotidien a complètement changé avec cet engagement. Leur horizon s'est complètement ouvert. Au moment du génocide, cette influence qu'elles avaient commencé à construire avant, s'est intensifié. Pendant trois mois, elles avaient des hommes armés à leurs ordres qu'elles envoyaient mener des attaques dans les zones qu'elles contrôlaient. Elles avaient des relations avec les militaires, les autorités politiques, tout un réseau de notabilité... Même au sein de leur foyer, elles ont fait entrer des miliciens. Le soir, elles organisaient des fêtes, ils s'y retrouvaient après avoir tué. Elles les recevaient en leur offrant de la bière et même des femmes à violer. 

C'est un nouveau quotidien qui s'est créé. Pour celles qui se sont engagées dans des carrières de miliciennes, même si elles ont été très rares, elles ont pu fréquenter des hommes, faire d'autres choses que cultiver. 

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Pourquoi on parle moins du rôle des femmes dans le génocide, c'est un sujet tabou ? 

Ce n'est pas un tabou, mais quand les femmes s'engagent dans une telle violence, elles sont vues comme plus monstrueuses qu'un homme qui ferait la même chose et que l'on va voir comme un homme politique qui a mis en place un projet d'extermination, un criminel de guerre. Alors que lorsqu'il s'agit d'une femme, on est toujours un peu surpris. Mais quand les femmes sont promues en politique, elles entrent dans un système qui, lui, ne change pas. Donc on a cette idée fausse que si on féminise plus les institutions, il y aura moins de guerres. C'est un peu paresseux, et ce qu'il faut changer, c'est le système. Est-ce qu'un système qui, dans le cas du Rwanda, était raciste, discriminatoire, violent, peut changer en faisant entrer des femmes qui étaient elles-mêmes promues par ce même système ? Il faut politiser la violence féminine, il faut comprendre que lorsqu'elles s'engagent, c'est souvent parce qu'elles y croient, par idéologie. 

Il y a eu des femmes qui ont refusé et qui l'ont payé de leur vie. Il faut se défaire de cette idée que ce sont forcément des monstres.

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