S comme sororité avec Chloé Delaume

Si le mot fraternité domine du haut des frontons des mairies de France, aucune n'y affiche le mot sororité. Et pour cause, qui connait ce mot hormis les militantes féministes qui depuis quelques années le hissent sur leurs banderoles ? Les femmes sont-elles, de fait, toutes soeurs dans une société patriarcale ? Entretien avec l'écrivaine Chloé Delaume, qui a conçu l'ouvrage collectif Sororité
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chloe delaume livre
Sororité : un concept ancien remis au gout du jour par les mouvements féministes et par l'autrice française Chloé Delaume, qui publie un livre collectif aux éditions Points. 
©Terriennes
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Sororité ... Ce mot sonne bien décidemment. Totalement (ou quasi) inconnu et-ou écarté du langage commun, le voici brandit -parfois dans sa version anglaise "sorority"- comme un étendart dans les manifestations pour les droits des femmes et contre les violences faites aux femmes. 
 
sorority manif
Sororité ou en anglais "sorority" devenu cri de ralliement des rassemblements féministes, comme ici lors du défilé contre les violences faites aux femmes, le 20 novembre 2021 à Paris. 
©Terriennes/IM

Sororité : toutes soeurs de combat ?

De quoi sororité est-il le nom ? Un combat ? Un mouvement féministe universel des femmes par et pour les femmes ? L'écrivaine Chloé Delaume en a fait un ouvrage collectif, rassemblant les écrits de 14 femmes, artistes, journalistes, philosophes et militantes, Sororité (Editions Points, 2021). "Envisagée comme outil de pouvoir féminin, la sororité nous invite à repenser ce que signifie être une femme aujourd'hui, à questionner les rapports de domination et à imaginer le monde de demain", lit-on en quatrième de couverture. Rencontre. 
 
Terriennes : quelle est votre définition du mot sororité ?

Chloé Delaume : Sororité, du latin soror, sœur. La sororité, c'est un lien indéfectible et prioritaire qui s'établit entre femmes et qui leur donne la puissance d'agir. Sans cette alliance collective, la chute du patriarcat ne pourra pas avoir lieu. La sororité est l'arme collective la plus utile, la plus nécessaire est la plus joyeuse, surtout.
Comment ce mot est-il réapparu au cours des dernières années ? 

Il est vrai que l'on a vu le terme de sororité revenir dans les années 1970, puis il a redisparu. Je pense que c'est parce que cela arrange bien ces messieurs, et parfois aussi certaines dames, hélas, qu'il n'y ait pas d'alliance entre femmes. Puisque ce qui n'est pas nommé n'existe pas, c'est bien pratique que l'on n'ait pas de mot. 

J'ai écrit Mes bien chères soeurs en 2019 et lorsque le livre est sorti, beaucoup ignoraient ce qu'était le terme de sororité. En 2015-2016, j'ai fait une résidence chez  Violette & Co, la librairie LGBTQI+ féministe militante, qui s'appelait "parité, liberté, sororité" et il fallait toujours expliquer le terme. Puis il est revenu dans l'espace public, parce que le propre de la quatrième vague féministe, c'est justement de nommer les choses.

A présent, le mot sororité est tellement utilisé qu'on le retrouve sur des sacs, sur des t-shirts, parfois fabriqués en Chine -attention hashtag purplewashing ! (sourires) - il faut rester vigilantes en ce moment sur les récupérations des sujets féministes par le capitalisme. Le terme est maintenant tellement ancré dans l'espace public qu'il en est même parfois mis en doute.

La sororité est-elle un outil, un outil de puissance ? 

La sororité est un outil de puissance, parce qu'ensemble, on décuple, et aussi parce que ça permet aux femmes, d'un regard, de s'allier et donc d'éprouver une expérience d'empouvoirement collectif. C'est très simple; mais c'est quelque chose qui se décide. Si on ne lance pas le signal, je pense que la fille en face n'est pas toujours consciente. C'est une hygiène de vie, en fait. C'est quelque chose qui doit être conscient, acté, et c'est une arme politique, aussi, mais sans la dureté militante, parce que la sororité permet l'humour, aussi, et permet de bien rigoler entre filles.
sorcières en colère manif 20 novembre
Les nouvelles sorcières, une branche sororale des nouveaux mouvements féministes. 
©IM
Le concept de sororité exclut de fait les hommes ? 

Oui, les hommes sont exclus, de fait, de la sororité et cela peut aussi poser certains problèmes. La sororité, c'est entre soeurs. C'est inclusif avec les trans, évidemment, mais c'est l'expérience des femmes. La fraternité était bien excluante, aussi, et ce qui est masculin est devenu obligatoirement universel, jusque dans la langue, puisque qu'il y a forcément captation - c'est plus fort qu'eux !

La sororité est un outil qui fait un peu peur parce que c'est un truc "entre meufs" et que les hommes n'aiment pas être hors du champs. Sauf que personne ne dit qu'on veut une société matriarcale ! Le but du jeu est donc l'adelphité, qui rassemble frères et soeurs. Reste que nous sommes dans une fenêtre historique qui nécessite  un durcissement et l'alliance entre opprimés. C'est donc un passage qui me semble obligé et excluant temporairement. Comme pour les réunions non-mixtes entre personnes racisées, on a besoin d'échanger sur ces questions, seules.

On ne nait pas soeur, on le devient ? Comment la sororité est-elle arrivée jusqu'à vous, jusqu'en vous ? 

On ne naît pas soeur, non. La société nous assigne à la rivalité, parfois au sein même de la famille - la famille étant souvent la première cellule de toxicité et de pouvoir. C'est pour ça que la sororité doit être une démarche volontaire, consciente, parce que spontanément, on a peur. On est tellement pas sûres de nous, à notre place de femmes, que percevoir l'autre, souvent, est ressenti comme inquiétant, comme une mise en danger. C'est pour ça qu'il faut systématiquement, quand on est dans une démarche sororale, faire ce premier pas, lancer ce signal vers les autres femmes, pour expliquer que l'on est dans un pacte de non-agression. Tout commence par le pacte de non-agression.
manif masquées 20 novembre
Des manifestantes défilent masquées de rouge, symbole du sang versé par les victimes de féminicides, le 20 novembre 2021 à Paris. 
©IM
Quel, moment fort, sororal, au cours de ces 10 dernières années, avez-vous gardé en mémoire ?

Les manifestations du collectif NousToutes et autres collectifs féminins lors des journées internationales des droits des femmes ou de lutte contre les violences faites aux femmes. Pour moi, le symbole d'une sororité active, ce sont les Colleuses, ces groupes de femmes, surtout de jeunes femmes, qui ne se connaissent pas obligatoirement et qui, d'un seul coup, vont faire résonner les murs, vont faire que les murs vont prendre le pouvoir et faire entendre la voix des femmes. Elles incarnent pour moi le plus fort symbole de sororité.
 
Je me suis rendue compte que je ne pouvais pas lutter contre le patriarcat en restant isolée.
Chloé Delaume
Comment la sororité est-elle arrivée jusqu'à vous, jusqu'en vous ?
 
toutes héritières
Hommage aux icônes du féminisme, de Simone Veil à Angela Davis, en passant par Frida Kahlo, lors de la marche du 20 novembre 2021 à Paris. 
©IM

La sororité est arrivée assez tard, chez moi. J'étais une "schtroumpfette". J'étais la seule femme dans un groupe d'hommes et me sentais terriblement en danger quand une autre femme débarquait dans mon périmètre avec des compétences similaires. Puis je me suis rendue compte que je ne pouvais pas lutter contre le patriarcat en restant isolée. Or depuis très longtemps, dans mes livres, j'ai des positionnements qui vont dans ce sens. J'ai donc décidé de travailler sur la question en organisant une résidence chez Violette & Co, en faisant intervenir un tas de femmes qui n'étaient pas forcéments créatrices - ce pouvait être des associations - pour entendre les expériences.

Cela a été une démarche intellectuelle, à la base. Une démarche relativement récente, Bien sûr, j'ai plein de cercles d'amies, mais elles ne sont pas des inconnues, elles ont montré patte blanche. La sororité, c'est une question de confiance a priori, une fois que le pacte est posé. Faire confiance, chez moi, a été un long chemin. Il faut aussi être plus assurée de sa place pour pouvoir s'ouvrir à l'autre.
 
Mon voeu serait bien sûr que l'on vive dans une société adelphe et apaisée, où l'on aurait gagné l'égalité, la fin de la culture du viol.
Chloé Delaume
Rendez-vous dans 10 ans : quel serait votre voeu le plus cher ? L'adelphité, les frères et soeurs réunis ?

Mon voeu serait bien sûr que l'on vive dans une société adelphe et apaisée, où l'on aurait gagné l'égalité, la fin de la culture du viol... Mais est-ce qu'en 10 ans seulement, on peut modifier aussi profondément cette société ? C'est vrai qu'il y a les jeunes qui seront devenus des adultes à des postes de pouvoir. Cette génération est dans quelque chose de dégenré, de fluide. Ils ont un rapport à la politique qui passe par leur propre construction, leur propre corps. Peut-être avions-nous tort de vouloir lutter contre le capitalisme avec nos manifs énervées. Peut-être la solution pour changer le monde passe-t-elle par soi-même, comme ils le font...

 
chloé delaume portrait
©Aude Boyer

Le hasard n'existe pas alors autant s'organiser


C'est par cette petite phrase que Chloé Delaume présente son site internet.

Née en 1973, elle pratique l’écriture sous de multiples formes et supports depuis plus de deux décennies. Près d’une trentaine de livres comme autant d’expériences. Romans, fragments poétiques, théâtre;  essais, autofictions.


Lauréate du Prix Décembre 2001, Chloé Delaume a été pensionnaire à la Villa Médicis 2011-2012. Parmi ses principaux ouvrages : Une femme avec personne dedans (Seuil, 2012), Les sorcières de la république (Seuil, 2016) (Terriennes l'avait rencontrée à cette occasion), Mes biens chères soeurs (Seuil, 2019). Son dernier ouvrage, Le cœur synthétique, toujours au Seuil, a obtenu le Prix Médicis 2020.​ 

Une fois par mois, elle organise une soirée lecture chez Mona, au 9 rue de Vaugirard, dans la Cité Audacieuse à Paris.


Elle collabore régulièrement avec des artistes; vidéastes, designers, musiciens. Performancespièces sonores, interventions, objets. Il lui arrive d’être parolière et de chanter de temps en temps. Elle a même sorti un album, Les fabuleuses mésaventures d’une héroïne contemporaine, chez Dokidoki en 2020.

"En chien" est son dernier clip (réalisé par Axel Würsten) tiré de cet album.

Retrouvez notre dossier spécial anniversaire ►TERRIENNES : DIX ANS D'ENGAGEMENT ET D'INFORMATION

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