« Depuis le premier film, j’ai eu tout ce que j’ai demandé : un travail, des papiers, un logement », se réjouit Salcuta, bien calée dans le petit appartement où elle vit depuis plusieurs années maintenant, à Achères, dans le département des Yvelines, banlieue Ouest de Paris. Depuis son arrivée en France en 2003, Salcuta, n’a pas quitté cette ville. Il y a douze ans elle vivait dans une caravane sur un terrain près de la gare, taguée du numéro 55 par la police et bougeant au gré du vent.
Aujourd’hui, elle a une vraie adresse : 8 avenue Lénine. Après avoir été expulsée, après avoir attendu ses papiers pendant deux ans et tant d’obstacles, c’est dans un séjour chaleureux, papier peint rose à fleurs et grand tapis bleu à motifs, que joue son petit-fils Hicham. A 40 ans, cette petite femme brune, souriante, est à nouveau le personnage principal d'un film, dont la réalisation fut pavée d'embuches, et que Terriennes à fort soutenu.
Ses propres enfants, Denisa et Gaby, sont devenus parents, leur émancipation y est peut-être moins évidente que celle de Salcuta. Est-ce parce qu'ils ont moins eu à se battre pour leur "intégration" et qu'ils ne sont pas encore passés par la lutte syndicale...
Les réalisatrices, Valérie Mitteaux et Anna Pitoun, ont décidé qu’il fallait raconter la suite de sa vie, pour « témoigner du parcours exemplaire de cette femme, face à la montée du racisme anti-roms ». Dans "8 avenue Lénine", Salcuta Filan explose de vitalité et de détermination. On la voit accrochée à l'école pour ses enfants, grâce aussi à la solidarité scolaire et celle d'une équipe municipale alors communiste, au premier rang des manifestant.es en lutte pour leurs conditions de travail et le maintien de leurs emplois. Mais aussi les mains dans la terre de son minuscule jardin avant d'intégrer un appartement dans une cité de la ville d'Achères.
Un rapport paru en 2015 sur les femmes et les enfants roms en France, met en avant la nécessité d’aider ces mères en grandes difficultés. Tandis que début février 2015 toujours, la ligue des Droits de l’homme parlait d’une année noire pour les Roms, dont un camp tous les trois jours était détruit en France en 2014. Et ce 23 février 2015, encore, quelque 185 personnes dont 30 enfants étaient expulsées d'un bidonville rom de Stains en Seine-Saint-Denis. Le campement évacué à l'aube, était détruit quelques heures plus tard. Les Roms représentent en France 80% de la population des bidonvilles. Près de 13500 d'entre eux ont été expulsés de ces zones squattées en 2014. Les destructions se sont encore accélérées en 2017 : entre janvier et décembre 2017, ils étaient 11 039 Roms à avoir été évacués de force de leurs campements. Un nombre en augmentation de 12 % par rapport à 2016.
Enfin, dans son rapport pour l'année "castrophique" 2014, publié le 24 février 2015, Amnesty International est très critique vis-à-vis de la France. L'organisation de défense des droits humains dénonce des expulsions de campements roms réalisées dans des conditions "épouvantables", une situation "désastreuse" pour les demandeurs d'asile.
C’est l’homme qui commande. La femme Rom a peu de droits, il n’y a pas eu beaucoup d’évolutions
Salcuta Filan
« Ce nouveau film montrera que les autres peuvent y arriver aussi. Il faut donner une chance aux Roms, il y en a qui veulent vraiment s’intégrer. Mais il y a encore beaucoup de préjugés sur eux », souligne Salcuta Filan, fière du chemin parcouru.
La jeune femme travaille pour la ville d’Achères, la municipalité a changé de couleur politique, la droite succédant à la gauche, dans cette commune de 20000 habitants. La solidarité des agents municipaux et des habitants avait été salvatrice à l’époque pour Salcuta Filan et ses enfants. Elle fait chaque jour le ménage à l’école et s’occupe aussi de la cantine. « Aujourd’hui je ne suis plus confrontée au racisme. Il y a une bonne ambiance au travail, c’est comme une famille pour moi », raconte-t-elle.
« Oui il y a des Roms profiteurs, mais pas moi », ajoute Salcuta. « On m’a proposé le RSA, mais je voulais absolument avoir un emploi. Je travaillais à trois endroits, dont un jardin maraîcher à Conflans. J’étais la seule femme sur quinze hommes dans les champs. J’ai adoré, même si les hommes se demandaient ce que je venais faire ici », dit-elle en rigolant.
Autonome, ambitieuse, Salcuta est aussi un exemple pour les autres femmes Roms, toujours victimes des traditions patriarcales de leur communauté. « C’est l’homme qui commande. La femme Rom a peu de droits, il n’y a pas eu beaucoup d’évolutions », regrette-t-elle. Mariées jeunes, mères de plusieurs enfants, leur rôle est de veiller sur eux et de s’occuper des tâches domestiques. Sa propre fille Denisa n'a pas échappé, semble-t-il, à la reproduction sociale... Dans "8 avenue Lénine" elle suit le même parcours que sa mère, malgré ses études dans le secteur de la petite enfance : mariée très jeune, vivant avec son mari et ses enfants dans un campement, avant d'intégrer à son tour un HLM d'Achères...
Son fils Gaby reconnaît que se marier très jeune, comme il le fait dans le film, est une obligation sociale dans la communauté, sinon il en deviendrait la risée et ne trouverait plus de candidate. Et pourtant, il réaffirme qu'il se sent définitivement français, malgré la maison dont il suit la construction dans le village d'origine de la famille.
Un rapport de l’ERRC (European roma rights centre) paru en septembre 2014 et intitulé « Les femmes et enfants roms, citoyens européens en France », indique que 68% des femmes roms de Roumanie se décrivent elles-mêmes comme des ‘femmes au foyer’.
Un statut qui persiste une fois arrivée en France, même si les femmes sont obligées elles aussi de ramener un peu d’argent au foyer. Ce sont elles d’ailleurs, qui se livrent le plus à la mendicité : 44% contre 22% des hommes. Mais leur besoin le plus urgent est de trouver un logement, disent 55% des femmes interrogées dans l’étude, alors que la priorité des hommes reste de trouver un emploi (62%).
Se marier à 14, 16 ans c’est beaucoup trop jeune
« La femme s’occupe des enfants et ne peut pas travailler. Il faudrait que les enfants soient davantage envoyés à l’école pour que les deux parents aient un emploi », commente Salcuta. Elle a compris très tôt que l’apprentissage du français et l’accès à l’éducation seraient les seuls moyens qui permettraient à ses enfants, Denisa et Gaby, d’avoir un vrai travail en France et de s’intégrer.
C’est elle qui, dans une vidéo réalisée il y a quelques années par Valérie Mitteaux pour des associations, expliquait aux Roms qu’envoyer ses enfants à l’école est un devoir et un droit en France.
Salcuta, a elle-même quitté l’école à 14 ans. Selon le rapport de l’ERRC, 2% des femmes roms de l’Union européenne auraient terminé leurs études secondaires. 17% des femmes Roms disent également parler le français, contre 29% des hommes interrogés. « Des cours de français avaient été proposés pour les Roms. Mais les femmes y sont très peu allées, car elles devaient s’occuper des enfants », témoigne-t-elle.
Salcuta elle, a eu deux enfants à élever. Elle n’en souhaitait pas d’autres, vues les conditions de vie dans lesquelles ils allaient grandir. Mais son mari, lui, en souhaitait encore un. Elle cède, puis vit deux tragédies coup sur coup. Elle perd l’enfant peu de temps après le décès de son époux. Comme pour d'autres femmes, ce veuvage précoce la pousse à devenir plus autonome, à ne compter que sur elle.
Depuis, elle lutte contre le mariage précoce des jeunes filles et les grossesses à répétition. « Se marier à 14, 16 ans c’est beaucoup trop jeune. Les filles sont encore des gamines. Elles ne se rendent pas compte qu’avoir un enfant, c’est des soucis. Les parents doivent absolument intervenir et les en empêcher ».
Sa fille, Denisa, s’est mariée peu avant ses 18 ans, même si Salcuta aurait aimé qu’elle patiente encore un peu. Mais sur les terrains, dans les campements, de plus en plus de jeunes filles seraient mariées à 12 ans, certaines envoyées directement de Roumanie.
Quant à sa belle-fille, elle regrette son mariage à l’âge de 16 ans. « Non je ne trouve pas cela normal. Je ne voulais pas me marier si jeune, mais c’est la tradition », confie la jeune femme, alors qu'elle est enceinte de son deuxième enfant. Une grossesse inattendue, suite à un accident de contraception.
Ces mères de plusieurs enfants dont certains non désirés, n’ont très souvent pas eu d’éducation à la sexualité. « J’ai assisté à des ateliers avec des infirmières sur la contraception pour les femmes Roms et j’ai vraiment été choquée. Il y a avait une telle ignorance sur le sujet et des utilisations grégaires, telles que l’usage du vinaigre après des rapports sexuels », raconte interloquée la réalisatrice Valérie Mitteaux.
Le rapport de l’ERRC demande à ce que la situation des femmes Roms soit une priorité, se basant sur une recherche de l’Unicef qui indiquait en 2011 que « dans les communautés roms pauvres et exclues, la survie, la croissance et le développement des jeunes enfants ne peuvent pas être traités de manière efficace si les droits des femmes ne sont pas assurées. En tant que mères, les femmes roms sont les principales personnes à s’occuper des enfants et à exercer une influence sur leur vie. Elles sont également souvent le principal modèle et repère des jeunes enfants et particulièrement de leurs filles ».
Salcuta Filan en est la preuve. Femme, mère, veuve, courageuse, c’est elle qui a pris son destin et celui de ses enfants en main. Son attitude différente des autres sur le terrain, sa ténacité et son attachement à la France, c’est ce qui a plu à Valérie Mitteaux quand elle l’a choisit comme héroïne. « J’ai toujours sentie qu’elle avait envie d’être une femme plus libre, et qu’elle voyait la France comme l’endroit où elle pourrait le devenir », conclut la réalisatrice.
"8 avenue Lénine", film superbe, ni hagiographique, ni plaintif, sort enfin en France, le 14 novembre 2018, après une gestation difficile et une réalisation qui n'a pu se faire que grâce à un financement participatif, relayé en 2015 par Terriennes.