Sandrine Rousseau / Christine Angot dans l’émission ONPC : le choix des larmes

Que penser de cette séquence de l’émission "On n'est pas couché" diffusée samedi 30 octobre 2017 sur la chaîne de service public française France 2, où l’on a choisi de couper au montage la colère de Christine Angot et de laisser les larmes de Sandrine Rousseau, ex-dirigeante écologiste, invitée pour son livre « Parler », sur l’affaire Denis Baupin ?  
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angot/rousseau
Une confrontation choquante selon de nombreuses réactions sur les réseaux sociaux, lors de l'émission "On n'est pas couché", diffusée le samedi 31 octobre 2017 sur France 2.
©capture d'écran/France 2
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Il est donc question de paroles, de mots mais aussi de télévision, d’images. Il est aussi question de douleur, d'omerta, mais aussi d’audimat, de spectacle médiatique. 

L’ex dirigeante du parti écologiste Sandrine Rousseau était justement venue parler de son livre intitulé « Parler » (éditions Flammarion). Elle y raconte comment elle a été victime d’agression sexuelle par Denis Baupin, l’ancien chef du parti, mais surtout de l’omerta qui l’a empêchée pendant longtemps d’être entendue au sein même de ce parti, mais aussi en dehors. Violemment prise à partie par les chroniqueurs de l’émission, la jeune femme a les larmes aux yeux mais reste en plateau, filmée en gros plan, et continue de parler, même avec difficulté, retenant ses sanglots. Elle est venue raconter son histoire, celle qu’elle a relatée dans son livre. 

Le livre est violemment critiqué par les deux chroniqueurs de l’émission, les écrivains Christine Angot et Yann Moix. C’est le jeu, on le sait, les invité.e.s viennent en connaissance de cause. 

Déjà peu avant la diffusion de l’émission, des fuites sont relayées dans un article de l’Express concernant l’enregistrement du programme. L’article parle de clash.  « Christine Angot quitte le plateau d'On n'est pas couché » titre l’hebdomadaire, aussitôt repris par de nombreux médias. « La chroniqueuse s'est emportée contre une invitée, Sandrine Rousseau, avant de déserter le plateau de l'émission de Laurent Ruquier enregistrée hier soir », peut-on lire sur le site de l’Express, précisant que la chroniqueuse s'était réfugiée dans sa loge, en « hurlant et en pleurant », avant d'accepter de revenir sur le plateau.

Un clash annoncé sur le plateau d'ONPC

Que de bons ingrédients pour faire monter la sauce comme diraient certains... L’émission est diffusée samedi 30 octobre, deux jours après son enregistrement. La scène tant annoncée et attendue, arrive. Une séquence de 18 minutes. 
L’ancienne dirigeante de EELV explique qu’elle a écrit son livre pour faire évoluer la parole sur ces événements encore très tabous. Elle précise qu'après l'affaire DSK, des gens à EELV avaient été « formés pour recueillir la parole » des victimes d'agression sexuelle. Ce qui provoque la colère de Christine Angot, dont le ton monte : « Formés pour accueillir la parole, mais qu'est-ce que j'entends ?! Arrêtez de dire des trucs pareils. Je retourne dans ma loge. On ne fait pas dans un parti politique la question des agressions sexuelles enfin ! On le fait avec l'humain, des oreilles, parce qu'on a des yeux, parce qu'on écoute ! ». « Ça ne s'est pas fait », répond Sandrine Rousseau. « Enfin, Christine, je l'ai dit à toutes les directions d'EELV, depuis que ça m'est arrivé. Je l'ai dit. Il n'y a personne ». La chroniqueuse revient à la charge : « Mais évidemment qu'il n'y a personne ! Il n'y a personne, ça n'existe pas ! C'est comme ça ! Il faut se mettre ça dans la tête ! ». « Mais comment on fait alors ? », demande l’invitée, étranglée par l’émotion. « On se débrouille ! », répond Christine Angot. 
 
C'est comme ça, il n'y a personne. 
On se débrouille !
 Christine Angot sur le plateau d’ONPC
C’est donc à ce moment qu’elle aurait quitté le plateau, mais à l’écran rien de tout cela ne se voit. Une relance de l’animateur et la séquence se poursuit, Christine Angot est sur le plateau. La tension qui y règne est lourde, quasi-insoutenable. C’est au tour de l’autre chroniqueur Yann Moix de s’en prendre au livre de Sandrine Rousseau, tout en prenant la défense de sa consoeur chroniqueuse, « Le but de l’écrivain, c’est regarder en face la réalité. Et il est vrai que les hommes politiques, dont vous faîtes d’une certaine manière partie, sont dans un autre cosmos, un autre univers qui est celui du discours ».

 « Je ne peux pas entendre que j’ai un discours là-dessus. Je ne peux pas l’entendre. Vous n’imaginez pas la violence de ce que vous dîtes là », s’exclame Sandrine Rousseau, les sanglots dans la gorge. 

Silence sur le plateau, assourdissant, du public, on le comprend, des autres invités, mais aussi de l’animateur, qui à aucun moment n’intervient ne serait-ce que pour soutenir l’invitée, mais surtout pour expliquer et informer le télespectateur, qui n’aurait pas lu les livres de Christine Angot. En 1999, Christine Angot avait publié L'inceste (Stock) dans lequel elle raconte la relation incestueuse entre elle et son père.

Embrasement des réseaux

Depuis ce difficilement qualifiable moment de télé,  que certains ont nommé « dérapage, » « buzz » ou de « bad buzz », médias et réseaux sociaux s’embrasent. Certains twittos vont même jusqu'à parler de journalistes agresseurs.
Sur sa page Facebook, Chloé Delaume, l’autrice des « Sorcières de la république » (relire l'article de Terriennes "Les Sorcières de la République", exquises vengeresses de Chloé Delaume), ironise : « Un grand moment de sororité, une exceptionnelle compréhension de la nécéssité de féminiser les mots pour modifier le réel, et un rapport particulier au monopole de la douleur ». 
Puisse cette séquence ouvrir enfin le débat sur la manière d'aborder les violences sexuelles Sandrine Rousseau
La principale intéressée elle-même a cherché à calmer la tempête en publiant un communiqué sur son compte twitter. « Parler de cela est difficile. Même longtemps après. Et peut-être ne comprend-on pas tout des raison de la montée de mes larmes et de mon désarroi. Mais dans celles-ci, ce serait une erreur de ne voir que les résultats de l’agressivité dont je fais l’objet dur le plateau. (…) Puisse cette séquence ouvrir enfin le débat sur la manière d’aborder les violences sexuelles », conclue-t-elle. 

Le message délivré par la chroniqueuse de la télévision publique aux victimes d'agressions sexuelles, notamment de la part des puissants, et sans aucune atténuation de l'animateur sur le plateau, restera donc : face aux agressions sexuelles, "on se débrouille, c'est comme ça"

Daniel Schneidermann, Arrêt sur image

Pour le journaliste de "Arrêt sur images", Daniel Schneidermann, contacté par Terriennes, «  l’équipe de l’émission a sans doute préféré occulter les scènes de " pétage de plombs" pour préserver sa chroniqueuse, mais qu’une chaine de service public laisse passer ce message, le « on se débrouille », c’est un message ignoble adressé à toutes les femmes victimes de ce genre de violences, quelles que soient les raisons personnelles qui ont pu pousser la chroniqueuse à s’exprimer ainsi.  L’animateur aurait dû intervenir, lui demander d’expliquer ses propos. Ce qui me parait manquer, c’est un rééquilibrage du « débrouillez-vous ! », et que personne ne vienne rectifier ces propos. »

Cacher les larmes de l'une et montrer celles de l'autre

Ce qui est en cause est avant tout le choix de ONPC : donner à voir les larmes de l'une et pas celle de l'autre. Deux femmes qui transportent leurs souffrances comme tant d'autres. Comme le rappelle avec modération le journaliste Claude Askolovitch dans un long plaidoyer tant à l'égard de Sandrine Rousseau que Christine Angot, et qui s'achève ainsi : « Sandrine Rousseau n’est pas écrivaine, et chaque livre parle pour lui-même, mais enfin: dans Un amour impossible (Flammarion), Angot a écrit autour de sa mère, avertie un jour de l’inceste que subissait sa fille, et qui n’y avait rien fait sinon tomber malade: «Au cours de la nuit qui a suivi, elle a eu une violente poussée de fièvre. La température est montée jusqu’à 41 degrés. Elle faisait une infection des trompes. Elle a été hospitalisée, elle est restée dix jours à l’hôpital. Elle tombait des nues. En même temps… elle n’était pas surprise.» Chaque déni se ressemble, ou pas, et la maman de Christine Angot, figure une soeur possible de la grand-mère de Sandrine Rousseau, deux femmes en soumission, au risque de leur progéniture. Elles auraient pu parler des livres, Angot et Rousseau, sinon de leurs familles, et des secrets que rien ne guérit. Une autre fois. Dans le bruit, les souffrances finissent par se détester. »

A ce point de vue tempéré, le chroniqueur de Arrêt sur images répond : « Alors reprenons. Oui, Angot a souffert. Et elle en a fait un très grand livre, L'inceste (paru en 1999), suivi d'un autre, Une semaine de vacances, paru en 2012. Oui, Angot est (à mon sens) un écrivain français majeur d'aujourd'hui. Mais parmi tous ceux qui auront vu l'agression insensée (et incompréhensible, après montage-charcutage) dont a été victime Sandrine Rousseau sur le plateau de Ruquier, qui l'auront vue en direct, en replay, dans les videos promotionnelles, qui en auront entendu parler dans les buzz préalables orchestrés par la prod de l'émission, combien SAVENT qui est Christine Angot ? Combien l'ont lue ? Un sur dix ? Un sur cinq ? Ce serait déjà énorme. Pour eux, cette personne hystérique est une snipeuse de Ruquier comme avant elle Salamé, Polony ou Pulvar. C'est une voix de la télé publique, rien de plus, rien de moins. Le message délivré par la télévision publique, par la chroniqueuse de la télévision publique, aux victimes d'agressions sexuelles, notamment de la part des puissants, et sans aucune atténuation de l'animateur sur le plateau, restera donc : face aux agressions sexuelles, "on se débrouille, c'est comme ça". Autrement dit, rien à faire. Personne à qui parler, Aucune instance à laquelle s'adresser. Aucun recours. Aucune aide, aucune solidarité à attendre, aucun espoir. Rien. La soumission à la loi du mâle est immémoriale, pourquoi ça changerait ? Si tu en es capable, tu fais un livre. Sinon tu te débrouilles. C'est comme ça.»

Oui, les mots agissent sur nous. C’est précisément pour cela qu’il faut parfois savoir les changer. Il faut nommer pour faire exister
Clémentine Autain, députée La France insoumise 

Mais pour la députée Clémentine Autain de France insoumise, cela montre tout simplement qu'il y a urgence à débattre. Elle le crie presque dans le quotidien Libération, elle, autre victime de viol, à l'origine d'un manifeste : "Le débat de fond doit avoir lieu. Le viol, les agressions sexuelles, le harcèlement fait aux femmes ne constituent pas une somme d’histoires personnelles, de faits divers sans liens les uns avec les autres mais le produit d’une histoire sociale et culturelle, le point d’orgue d’un rapport de domination hommes/femmes. Telle est ma conviction. Dans cette histoire, les rôles ont été distribués : le sujet est masculin, l’objet est féminin."

Face aux multiples critiques, mais aussi à une pétition qui réclame des excuses à la chaîne publique, France 2 a répondu lundi 2 octobre dans les colonnes du Parisien.« Le résultat ne dévalorise pas Sandrine Rousseau », estime la chaîne, selon laquelle Laurent Ruquier et l'émission n'ont rien à se reprocher : « On a assisté à un débat sur la manière de relater l'expérience de chacune et Laurent Ruquier a fait son travail de modérateur ».

Le CSA interpellé

Ce n’est pas l’avis de Marlène Schiappa, secrétaire d'Etat chargée de l'Egalité entre les femmes et les hommes, qui a adressé dans la journée de lundi, un signalement au CSA. 

Selon la lettre qu’elle a envoyée à l’autorité audiovisuelle, rendue publique par France Inter, la ministre juge qu'il « est éminemment regrettable qu'une victime ayant le courage de briser le silence autour des violences sexuelles soit publiquement humiliée et mise en accusation ».
 
Pas de quoi gâcher l’enthousiasme du service de presse de la chaîne qui publiait un peu plus tôt sur son compte twitter, le record de téléspectateurs enregistré par l’émission samedi soir. La loi de l’audimat vaut tous les discours, ceux coupés ou non au montage. Pour ne rien omettre, signalons que TV5MONDE rediffuse l'émission ONPC sur ses antennes.
 
montage.
 
L'affaire "Denis Baupin"

Sandrine Rousseau est une des quatre élues écologistes qui avaient accusé publiquement en mai 2016 Denis Baupin de harcèlement et d'agressions sexuels. Elle a annoncé vendredi 29 octobre (au lendemain de l’enregistrement de l’émission ndlr) qu’elle quittait  la direction d'EELV pour se consacrer à son combat pour sortir du silence les femmes victimes de violences sexuelles. « Après le classement (sans suite NDLR) de l'enquête visant Denis Baupin, se faire traiter de menteuse par celui qu'elle accusait d'agression sexuelle est quelque chose d'insupportable pour elle », explique son avocat, Jean-Yves Moyart.

Selon lui, cette plainte fait suite aux poursuites en "diffamation" lancées par l'ex-député EELV de Paris contre France Inter et Mediapart en mai 2016. Dans cette procédure, Sandrine Rousseau a été mise en examen le 24 mars pour "diffamation".


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