Fil d'Ariane
Autrice et dessinatrice de bandes dessinées, Sara Del Giudice fait partie de ces figures inspirantes qui utilisent le 9e art à la fois pour lutter contre les discriminations et sensibiliser le public à des sujets historiques. Rencontre.
Autrice et dessinatrice de bandes dessinées, Sara Del Giudice vient de signer un nouvel ouvrage Derrière le rideau (Dargaud éditions).
Sobrement intitulé Derrière le rideau, le dernier ouvrage de Sara Del Giudice met en scène la vie d’Émilie et Yaël, deux gamines confrontées à l’antisémitisme dès leur naissance, dans une Europe ayant décidé d’ériger certains de ses enfants en ennemis.
Dans ce livre, qui se veut également le portrait d’une époque, Sara Del Giudice, 26 ans, a fait le choix d’humaniser les deux petites filles en montrant, non pas uniquement des victimes, mais des fillettes avec leur quotidien rempli d’aventures, d’échanges cocasses et de banalités, malgré un climat vicié par les délations et les déportations dans les camps de concentration où des millions de juifs périront. De même, à travers la figure de madame Petit, l’autrice rend hommage aux justes, qui ont fait preuve d’un courage indéniable en protégeant des milliers d’enfants juifs.
Terriennes : Quel est votre parcours ?
Sara Del Giudice : Je suis née à Milan, mais à l’âge de six ans, j’ai déménagé avec ma famille à Côme. C’est là qu’a eu lieu toute ma scolarité, notamment dans un lycée linguistique. Cependant, malgré ma grande passion pour les langues, je voulais que mon métier soit plutôt en lien avec le dessin et l’écriture. Voilà pourquoi j’ai décidé de m’inscrire à une faculté d’illustration et d’animation à Milan. En troisième année, on a développé un projet personnel. C’est à ce moment-là que Derrière le rideau est né. Une fois terminé mon parcours à Milan, j’ai poiroté pendant un an pour attendre que la crise du Covid se calme un peu, puis je me suis inscrite en master de bande dessinée à l’école européenne supérieure de l’image d’Angoulême, où j’ai eu mon diplôme l’année dernière.
Quelles sont les raisons qui vous ont motivées à devenir autrice et dessinatrice de bandes dessinées ?
Depuis toute petite, je rêve d’être écrivaine et illustratrice de livres pour enfants, car les histoires me fascinent : j’ai toujours voulu en écrire pour les partager avec d’autres personnes. La bande dessinée se trouvant à la croisée des chemins entre l’écriture et le dessin, c’est tout naturellement que je me suis dirigé vers ce médium.
Quelle est la spécificité de la BD par rapport aux autres formes d’expression artistique ?
La bande dessinée me permet de raconter une histoire en ayant recours à l’écriture et au dessin en même temps. Et à travers la bande dessinée, on peut raconter des histoires de façon très sensorielle et immersive, puisqu’elle pousse les lecteurs à se plonger dans les images, à lire entre les lignes ce qui est implicite ou non-dit.
Derrière le rideau raconte l'histoire d'Émilie et Yaël, deux enfants confrontés à l’antisémitisme dans les années 1930. Pourquoi avoir choisi ce thème ?
Au début, j’ai écrit le récit sans être certaine de le garder tel quel ou de rajouter des illustrations. Mais finalement, cela aurait été juste accessoire puisque le texte marchait tout seul. Seule la conversion en bandes dessinées m’a permis de donner une juste place au dessin.
L’histoire en soi est née du désir de parler d’une époque que j’ai vécue à travers le regard de mes quatre grands-parents, qui m’en ont toujours beaucoup parlé. C’est pour cette raison que l’image que j’en ai retenue est celle de quatre enfants/adolescents, avec leurs soucis quotidiens, parfois éloignés des nôtres et parfois très similaires. J’ai choisi deux filles car j’ai moi-même une sœur cadette que j’adore et qui est fondamentale dans ma vie, à tel point qu’il m’est difficile d’imaginer des récits sans sœur… Le côté facétieux est lié au fait que je crois fortement en la puissance déstabilisatrice de l’ironie, qui permet de surmonter des situations parfois tragiques. Et d’ailleurs, j’imagine qu’il doit y avoir des petits moments cocasses dans la vie de n’importe qui, aussi fugaces soient-ils.
Les événements dépeints dans le livre sont en général montrés et racontés par Yaël, l’une des deux enfants. Pourquoi ?
Yaël est la narratrice de cette histoire, c’est donc sa réalité que j’ai tenté de représenter, avec son point de vue de petite fille curieuse et souvent en colère contre les adultes, qui la tiennent à l’écart de leurs conversations. Je crois que c’était probablement plus facile pour moi de me mettre à sa place puisque j’ai déjà été une enfant, alors que si j’avais voulu raconter la vie d’un soldat, par exemple, ça aurait été beaucoup plus compliqué pour moi de comprendre sa vision des choses. Je pense qu’on laisse toujours une petite part de nous-mêmes dans les personnages que l’on invente.
Comment le livre a-t-il été accueilli par les lecteurs ?
J’ai l’impression qu’il a été plutôt bien accueilli parce que j’ai souvent de bons retours des personnes qui viennent me voir en festival ou qui m’écrivent sur les réseaux sociaux… C’est une grande joie de voir que ces personnages que j’ai inventés et aimés ne sont pas seuls, qu’il y a plein d’autres personnes qui s’y attachent aussi.
Cette année le festival de bande dessinée d’Angoulême a décerné son grand prix à Posy Simmonds. Une réaction ?
Je suis très heureuse qu’il y ait de plus en plus de femmes qui reçoivent le prix, je trouve qu’on va vers un monde où on commence à comprendre que les autrices ne valent pas moins que les auteurs. Cela dit, je suis sûre que le prix ne lui a pas été remis parce que c’est une femme. Il lui a été décerné parce qu’à travers ses œuvres, elle a contribué au renouveau de la bande dessinée.
Y-a-t-il des autrices que vous aimez particulièrement ?
J’adore Camille Jourdy parce qu’elle arrive à créer des personnages très attachants et réels. J’aime beaucoup son style de dessin ainsi que ses histoires, qui sont à la fois très drôles et très touchantes. J’aime également Teresa Radice qui parvient toujours à donner une profondeur incroyable à ses récits, qui me donnent toujours la chair de poule. J’apprécie énormément l’humour de Florence Dupré la Tour et les dessins fabuleux d’Isabelle Arsenault et de Rébecca Dautremer (qui est peut-être plus connue dans le milieu de l’illustration).
Vos projets ?
J’ai un nouveau projet en cours avec Vincent Zabus, qui est scénariste de bandes dessinées. Le livre sera édité chez Dargaud. Je prends beaucoup de plaisir à le développer, car il s’agit d’une histoire aigre-douce sur l’adolescence et la difficulté à trouver sa place à un âge où on a rarement beaucoup de confiance en soi.
Vous qui êtes nouvelle dans le monde de la bande dessinée, quelles sont vos impressions ?
Ce qui m’a immédiatement plu, c’est l’impression d’être la bienvenue. Nombreux sont les auteurs et autrices qui m’ont fait part de leurs expériences dans le milieu. Les libraires que j’ai eu la chance de croiser ont été tous très accueillants, mes éditeurs sont quant à eux toujours enjoués. J’espère que le monde de la bande dessinée restera toujours ouvert aux petits nouveaux afin que cette solidarité que j’ai vue et ressentie se propage et permette aux auteurs et autrices d’autres pays également de se sentir inclus et accompagné(e)s. Au niveau européen, j’espère qu’on arrivera à avoir un statut d’artiste-auteur commun afin que celles et ceux qui veulent travailler dans la bande dessinée n’aient pas constamment la sensation de suffoquer à cause de la précarité liée au métier.
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