Fil d'Ariane
Sarah Bernhardt savait jouer la mort comme personne. Aujourd'hui, on pourrait la qualifier de "drama queen", (reine du drame). Les foules venaient l'écouter déclamer jusqu'à feindre l'agonie sur les scènes du monde entier.
"On vient la voir mourir en scène. Quand elle défaille, quand elle s'évanouit, parfois elle s'évanouit vraiment et quand elle sanglote, c'est son exutoire pour sa propre souffrance qui n'apparait pas quand elle est en société", confie Laurence Cohen, présidente du collectif "Sarah dans tous ses états".
"Voix d'or" pour Victor Hugo, ou "monstre sacré" - expression inventée pour elle par Jean Cocteau - elle fut l'Interprète mythique des plus grands dramaturges comme Racine, Shakespeare, Rostand et même Guitry. "C'est une femme qui s'inscrit dans un siècle d'hommes, mais c'est surtout une femme à hommes !", se plaît à dire cette admiratrice intarissable qui a tenu à organiser un festival pour commémorer le centenaire de la disparition de la comédienne. "Dans son sillage, nous retrouvons Edmond Rostand, Victor Hugo, Emile Zola, Gambetta, Ferdinand Foch, Oscar Wilde etc ...", ajoute-t-elle. "Aujourd'hui, on se doit de la réhabiliter pour qu'elle soit connue du plus grand nombre", insiste-t-elle.
Née à Paris le 22 octobre 1844, Sarah Bernardt connait une enfance austère et marquée par l'abandon, un sentiment qui l'accompagnera tout au long de sa longue vie. Née de père inconnu et d'une demi-mondaine, une "cocotte". Celle-ci n'a pas envie de l'avoir "dans ses jupons" et "s'en débarrasse" en la confiant à un couple de Bretons qui deviennent ses parents d'adoption.
"C'est une petite fille juive élevée par des Bretons, d'ailleurs jusqu'à l'âge de 6 ans, elle ne parle que breton", précise Laurence Cohen. "Dans son livre, intitulé 'La double vie', elle s'invente justement une double vie et raconte que son père est parti en Chine, mais ça c'est un fantasme".
"Monstre sacré", cette formule fut inventée pour Sarah Bernhardt par Jean Cocteau, quand Victor Hugo lui la qualifiait de "voix d'or"... pic.twitter.com/zjNWiMIzSV
— TERRIENNES (@TERRIENNESTV5) March 23, 2023
Elle ira ensuite au couvent. Une période marquée par de violentes crises de colère, où elle en fera voir de toutes les couleurs aux religieuses. L'une d'elles, soeur Sophie, malgré tout, la prend sous son aile, voyant dans cette petite fille abandonnée par sa mère, une petite flamme qui ne demande qu'à s'embraser. Elle lui confie un petit bout de terrain où Sarah va construire des maisons pour insectes et s'attirer ainsi l'amitié de ses co-pensionnaires. "Nulle en maths et dans toutes les matières, elle ne travaille pas et fait beaucoup de bêtises, elle rend tout le monde dingue".
Lors d’une pièce de fin d'année, elle découvre le théâtre et sa vocation. Elle ne doit pas jouer, mais sa meilleure amie est paralysée par le tract. Sarah récupère son rôle. Il s'avère qu'elle connait toute la pièce par coeur. "Preuve de son incroyable mémoire, dans sa vie, elle jouera près de 120 pièces !", souligne Laurence Cohen.
Après avoir réussi l'examen d'entrée au Conservatoire d'Art dramatique, elle rejoint la Comédie-Française, "pistonnée par le duc de Morny, l'amant de sa mère", et joue son premier rôle en 1869. Si certains se moquent de son jeu, Alexandre Dumas lui prédit :"Tu es pleine d'émotion, tu seras une petite étoile". Elle deviendra d'ailleurs la première femme professeure au Conservatoire, et écrit un livre sur l'art du théatre.
"Dès le départ elle se démarque des autres femmes, elle est libre, audacieuse. Là où on a l'impression qu'on se saisit d'elle, Sarah Bernhardt nous échappe", estime Laurence Cohen.
Lorenzaccio, l'Aiglon, ou Hamlet ... Tout au long de sa carrière, elle multiplie les rôles masculins. Elle le dit elle-même : "On m'a souvent demandée pourquoi j'ai souvent interprété des rôles d'hommes, en réalité je ne préfère pas les rôles d'hommes mais les cerveaux d'hommes et parmi tous les caractères celui d'Hamlet m'a tenté entre tous car il est le plus original, le plus subtil, le plus torturé et en même temps le plus simple pour l'unité de son rêve".
Au théâtre, Sarah Bernhardt aime à interpréter des rôles masculins comme l'Aiglon ou encore Hamlet. Extravagante, sulfureuse, différente, sur scène ou à la ville, elle déroge aux codes imposés aux femmes de son époque, mais pas pour autant féministe selon Laurence Cohen... pic.twitter.com/BTNlQwJk3u
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"En disant cela, elle parle d'elle, ça lui permet d'exprimer toute sa sensibilité et son rapport à la mort qui est très particulier chez elle", analyse Laurence Cohen.
Lorsque la guerre avec la Prusse éclate, à 26 ans, elle devient infirmière pour la Croix Rouge et transforme le théatre de l'Odéon en hôpital, elle y croise la mort en face, des soldats blessés, et leur fournira de quoi manger.
Bien avant que naisse cette expression, la légendaire comédienne française est à l'origine de ce qui est devenu le star-system. Visage de la France à l'étranger depuis sa première tournée américaine, elle est souvent accueillie par la Marseillaise.
Claquant la porte de la Comédie française, dont elle se fait exclure pour avoir giflé une sociétaire, elle part en tournée aux Etats-Unis. "On va y construire des chapiteaux rien que pour elle, pouvant accueillir 4000 personnes", rapporte Laurence Cohen. La légende dit qu'à New York, des hommes jettent leur manteau par terre afin qu'il soit piétiné par l'actrice, qui passe trois heures à dédicacer leurs manchettes de chemise. Elle perçoit des cachets inédits pour l'époque, une véritable petite fortune : 5.000 francs-or par représentation, soit l’équivalent de 20.000 euros aujourd’hui. Elle ira aussi en Russie, en Australie, où l'on rapporte des scènes d'hystérie à son passage, et aussi en Amérique du Sud. À Paris, on disait qu'on venait voir deux choses: la tour Eiffel et Sarah Bernhardt.
Sarah Bernhardt est encore aujourd'hui décrite comme "une pionnière ayant jeté les bases de la célébrité moderne qui sont encore des références aujourd’hui. (...) Elle était aussi connue de son vivant que Charlie Chaplin, Marilyn Monroe ou Michael Jackson à leur époque", lit-on dans Le Drame de la célébrité, de Sharon Marcus, cité dans The Times of Israël.
La tragédienne sait alimenter sa légende. Elle ne part pas en tournée sans emmener avec elle des centaines de paires de chaussures et ses incroyables tenues rangées dans une quarantaine de malles stockées dans un wagon Pullman aménagé spécialement pour elle, et accompagnée d'une véritable ménagerie. "Dans les rues de Londres, elle se promène avec son guépard en laisse. Chez elle, elle a des caméléons et toute sorte d'animaux exotiques", raconte Laurence Cohen.
Sarah Bernhardt doit aussi sa célébrité à une machine d'autopromotion inédite. Son nom devient quasimment une marque sur des affiches publicitaires. Parfois même à son insu, comme sur une affiche pour une absinthe. Son manager estime que c'est le meilleur moyen d'entretenir sa renommée. Créant la polémique, elle se fait photographier dans un cercueil. La légende raconte qu'elle y dormait pour mieux s'imprégner de la mort...
Elle devient icône de mode, sorte d'influenceuse avant l'heure. Ses fabuleuses tenues fascinent et inspirent les créateurs de l'époque, notamment ses robes serpentines avec de larges ceintures servant à soutenir une hernie dont elle souffrait, et qui influencèrent la silhouette féminine de la fin du XIXe siècle. "Sarah Bernhardt était très mince, pas du tout dans les codes de beauté du moment. Les cheveux crêpus, c'était une femme différente, pas très grande, elle mesurait 1m54 !", précise l'admiratrice de la tragédienne. "Elle ne s'aimait pas, elle n'avait pas une bonne estime d'elle-même. Sa mère, qui préférait ses deux petites soeurs, disait qu'elle était laide".
Sarah Bernardt passe la plus grande partie de sa vie au service du théâtre puis du cinéma. Amputée de la jambe droite suite à une tuberculose osseuse, c'est assise qu'elle continue à jouer sur scène. Elle ira aussi se faire acclamer par les soldats de la Grande Guerre, à 70 ans, dans une chaise à porteurs.
En 1898, dans ses mémoires, elle écrit : "La vie est courte, même pour ceux qui vivent longtemps. Il faut vivre pour quelques-uns qui vous connaissent, vous apprécient, vous jugent et vous absolvent et pour lesquels on a même tendresse et indulgence".
Alors qu'elle est en train de tourner un film pour Sacha Guitry, La Voyante, elle meurt d'une insuffisance rénale aiguë le 26 mars 1923. Après avoir joué maintes fois sa mort au théâtre, c'est chez elle dans son hôtel particulier situé au 56 boulevard Péreire à Paris que la tragédienne qu'elle rend son dernier souffle. Spontanément, une foule se rassemble dans la rue. Elle aura droit à des funérailles quasi-nationales. Plus de 600 000 personnes se rassemblent au coeur de Paris pour accompagner son cercueil recouvert de camélias blancs jusqu'au cimetière du Père Lachaise.