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"Je suis désolé pour ce qui vous a été infligé par des employés de l’OMS, qui auraient dû vous servir et vous protéger. Cela n’aurait jamais dû vous arriver. C’est inexcusable". C'est avec ces mots que Tedros Adhanom Ghebreyesusa s'est exprimé le mardi 28 septembre 2021. Le directeur de l’OMS dit assumer "la responsabilité ultime pour le comportement des gens que nous employons" et les "manquements" de l’organisation pour empêcher ces actes.
Ces excuses s'adressent à près de soixante-dix victimes, des femmes essentiellement, d’"exploitation" et d’"abus sexuels" en République démocratique du Congo entre août 2018 et juin 2020. L’OMS coordonnait alors la réponse contre une épidémie d’Ebola dans l’est du pays, la pire épidémie de cette maladie mortelle après celle qui avait touché l’Afrique de l’Ouest entre 2013 et 2015.
Le docteur Tedros, qui briguera l’an prochain un second mandat à la tête de l’OMS, s’exprimait lors de la présentation d’un rapport d’une commission d’enquête indépendante. Il avait décidé la création de cette instance en octobre dernier suite aux révélations dans les médias sur des violences commises par des employés de l’OMS, mais aussi des collaborateurs d’autres organisations onusiennes et d’ONG.
Dans le rapport, plusieurs responsables de l’OMS sont pointés du doigt pour n’avoir pas réagi lorsque des alertes sont remontées depuis la RDC. Le docteur Tedros a annoncé que deux d’entre eux avaient été suspendus, en attendant d’être fixés sur leur sort. D’autres enquêtes administratives concernant d’autres cadres sont en cours. Mais la commission d’enquête disculpe le directeur de l’OMS, qui n’avait "aucune responsabilité opérationnelle".
Humbled, horrified and heartbroken by the findings of this inquiry. Sincerely my heart goes out to all the affected women.
— Dr Matshidiso Moeti (@MoetiTshidi) September 28, 2021
Sexual exploitation and abuse is an unacceptable human rights violation & a deep betrayal of WHO’s core values. https://t.co/93dTiXUKng
La directrice du bureau africain de l’organisation, la docteure Matshidiso Moeti, était aussi à Genève pour présenter ses excuses aux victimes. "Humiliée, horrifiée et navrée par les conclusions de cette enquête. Sincèrement, mon cœur va à toutes les femmes touchées. L'exploitation et les abus sexuels sont une violation inacceptable des droits humains et une profonde trahison des valeurs fondamentales de l'OMS", a-t-elle déclaré dans un tweet.
A l’époque, le docteur Tedros s’était rendu quatorze fois dans l’est de la RDC pour suivre personnellement d’avancée de la lutte contre Ebola. Mais il dit n’avoir jamais eu vent des allégations reprochées à ses employés. "J’aurais peut-être dû poser des questions", élude-t-il après une question d’une journaliste lui demandant s’il allait démissionner.
Les premières plaintes remontent à septembre 2020. Des employées congolaises d’organisations et d’ONG internationales engagées dans la lutte contre l’épidémie d’Ebola en RDC accusent leurs collègues expatriés d’avoir abusé d’elles.
"Il y a une condition. Il faut qu’on fasse l’amour tout de suite", a raconté une jeune femme de ménage à propos d’un médecin de l’OMS qui lui avait proposé de passer chez lui pour discuter d’une promotion. "Il a commencé à me déshabiller. J’ai reculé, mais il s’est jeté sur moi et a continué à m’arracher mes vêtements. Je me suis mise à pleurer et je lui ai dit d’arrêter… Mais il ne s’est pas arrêté. Alors j’ai ouvert la porte et je suis sortie en courant", poursuit-elle. Son contrat n’a ensuite pas été renouvelé.
Ce témoignage et celui d'une cinquantaine d'autres femmes ont été recueillis et rendus publics par le site d'information spécialisé The New Humanitarian et par la Fondation Thomson Reuters. Les victimes étaient cuisinières, femmes de ménage ou travailleuses communautaires embauchées en contrats à court terme et payées entre 50 et 100 dollars par mois. Certaines étaient des survivantes d’Ebola. D’autres témoins, des chauffeurs, décrivent des pratiques très répandues. Une femme a déclaré que l’exigence de rapports sexuels était un "passeport pour l’emploi" dans une région très pauvre et fragilisée par des années de conflit.
"Certaines femmes ont affirmé qu'on leur avait servi des boissons, d'autres auraient été piégées dans des bureaux et des hôpitaux, et certaines auraient été enfermées dans des pièces par des hommes qui leur auraient promis du travail ou les auraient menacées de les renvoyer si elles n'obéissaient pas", rapporte l'article publié sur le site. "De nombreuses femmes ont déclaré n'avoir jamais signalé ces incidents par crainte de représailles ou de perdre leur emploi. La plupart ont également affirmé qu'elles avaient honte". "J'étais terrifiée. Dégoûtée. Je n'en ai même pas parlé à ma mère", témoigne une des femmes interrogées par les journalistes.
La plupart des témoignages visent des expatriés employés par l’OMS, mais des femmes se sont dites victimes d’hommes travaillant pour l’Unicef, l’Organisation internationale des migrations (OIM) ou pour des ONG comme World Vision, Alima et Médecins sans frontières. Selon leurs victimes, les agresseurs venaient de Belgique, du Burkina Faso, du Canada, de France, de Guinée et de Côte d'Ivoire.
La commission d’enquête mandatée par l’OMS a confirmé les témoignages rendus publics l'an dernier. "Nous avons interrogé d’autres victimes", précise Aïchatou Mindaoudou, co-présidente de cette commission d’enquête. Cette ancienne ministre des Affaires étrangères du Niger suggère ainsi que le fléau était encore plus grave que ce qu’avaient révélé les médias.
#Genève : je présente aux États membres de l'#OMS le rapport final de la Commission indépendante pour l'examen des allégations d'exploitation et d'abus sexuels dans le cadre de la réponse à la 10è épidémie de la maladie à virus Ebola en République démocratique du #Congo (#RDC). pic.twitter.com/ZrP6bRczOY
— Aïchatou Mindaoudou (@AMindaoudou) September 28, 2021
Le Malien Malick Coulibaly, également membre de cette commission d’enquête, a décrit des actes loin d’être isolés, certains étant commis par un "réseau". Ce système d’exploitation a prospéré sur les disparités entre les humanitaires et la population locale engagée pour des contrats journaliers pour aider à la lutte contre Ebola dans une région très pauvre et très instable. "Nous avons pu établir que de nombreuses personnes se sont vues promettre des emplois ou une prolongation de contrat contre des actes sexuels", continue Malick Coulibaly.
"La plupart des victimes n’ont pas obtenu les emplois promis. D’autres ont été licenciées pour avoir refusé des actes sexuels. Nous avons aussi documenté neuf cas de viols. Certaines femmes sont tombées enceintes, d’autres ont été contraintes d’avorter", poursuit le Malien, ancien ministre de la Justice. Au total, la commission a identifié 75 victimes, la plupart des femmes, en moyenne âgées de 20 ans. La plus jeune avait 13 ans. Une dizaine d’hommes se sont déclarés victimes, leur mariage ou leur famille ayant été, selon eux, brisé.
Quant aux auteurs présumés de ces actes, la commission en a dénombré 83 sur la base des témoignages recueillis et recoupés. Parmi eux, 23 employés de l’OMS : des Congolais engagés sur place, mais aussi des expatriés, même si aucune nationalité n’a été divulguée. Les informations à propos des viols ont été transmises par l’OMS aux autorités congolaises et aux pays dont les auteurs présumés sont ressortissants.
La plupart des personnes incriminées avaient quitté l’OMS après la fin de l’épidémie d’Ebola. Mais quatre d’entre eux travaillaient toujours pour l’organisation quand le rapport d’enquête est parvenu ces derniers jours au siège de l’OMS à Genève. Ces quatre employés ont été licenciés. Le directeur de l’OMS a promis que cette affaire n’était pas terminée et qu’il avait mandaté des experts externes pour tirer toutes les leçons de cet énième scandale d’abus sexuels dans un pays en crise.